/🦁/ Mi rouge-gorge, mi lion
Un quartier jeune ? Quel drôle de concept.
On finit par y arriver après une vingtaine de minutes de marche. On a parlé de plein de choses : mon salaire, du fait que tout le monde utilise le cash ici ou bien de comment la lune influence leurs instincts d'animaux. Il m'a également fait l'éloge une bonne dizaine de fois des gardiens, visiblement pour me rassurer. Et je dois avouer qu'il a plutôt bien réussi. Ils semblent être à la pointe de technologie. Je ne comprends pas comment un si petit village peut avoir autant de moyens, surtout sans connexions au monde extérieur. Et cette question devient encore plus pertinente lorsqu'on arrive dans ce nouveau quartier.
Les bâtiments plus anciens s'estompent pour laisser place à une modernité à laquelle je ne m'attendais pas vraiment.
Les maisons pavillonnaires de plain-pied de mon quartier semblent bien lointaines quand je vois ces grandes habitations toutes modernes. Elles ont toutes de nombreuses grandes fenêtres, des toits plus pointus, pas de carré d'herbe ni de porche devant la maison. Et tandis que certaines ont un étage, d'autres se content d'être de plain-pied, à croire que chaque habitation est unique. Je devine derrière des terrasses qui s'ouvrent grâce à d'immenses baies vitrées et des séparations végétales entre les jardins. Je dirai que c'est un style plus européen, mais toujours avec la folie des grandeurs typiques des Étatsuniens.
Ce n'est pas seulement les styles des maisons qui changent, mais aussi l'ambiance. Les quelques badauds semblent plus jeunes, avec des écouteurs et des sacs à dos. Je me sens déjà plus à ma place ici que de l'autre côté du village, ça c'est clair. C'est probablement parce que cela me rappelle les grandes villes ultramodernes où j'ai vécu toute ma vie. Mais en version miniature.
« Comme vous avez pu le voir, on a une ville très ancrée dans les traditions. Très vieille, pour le dire de manière crue. Et concrètement, nos jeunes s'ennuyaient et certains sont même partis. Je ne peux pas leur en vouloir, quand on voit l'agitation des métropoles, à leurs âges, ça donne forcément envie. Donc on a décidé de redynamiser un petit peu tout ça. Nouvelles habitations ultramodernes, un bar qui fait boite de nuit, un petit supermarché plus proche d'eux. On a aussi créé une nouvelle salle de cinéma avec deux pistes de bowling, un fast-food...
— M'enfin... C'est... C'est pas un petit peu démesuré pour si peu d'habitants ? Je veux dire, ça doit coûter des millions !
— Disons qu'on a certains résidents qui nous rapportent beaucoup d'argent. Vous vous doutez bien qu'en tant qu'animaux à mi-temps, nous avons certains avantages sur le reste de nos congénères.
— Forcément, ça aide. »
J'ai quand même du mal à imaginer ce qui peut rapporter autant de fric. À part traire les vaches et vendre la laine des moutons, je ne vois pas vraiment en quoi être des animaux peut les aider à devenir riches.
« Et comment ça se fait que vous réussissiez à être si discrets ? Avec tout ça ?
— Aux yeux de la loi, nous sommes une organisation religieuse. C'est un statut très particulier. Le gouvernement nous voit comme une sorte de communauté de mormons. Et nous faisons très attention à ce qu'aucune information à notre sujet ne fuite sur internet. Si vous cherchez le nom de la ville sur Google, c'est exactement comme si nous n'existions pas.
J'imagine que vous avez été arrêtée à votre arrivée chez nous pas vrai ?
— Eh bien, par le capitaine oui.
— La seule véritable route référencée qui mène à nous passe devant une petite habitation où vit Capitaine William. Et grâce à quelques détecteurs de mouvements, il est alerté dès qu'un intrus roule vers notre direction. »
Plus je l'écoute, plus j'ai l'impression que c'est vraiment une secte religieuse ici. Personne ne sort, personne ne rentre...
« Et vous faites quoi aux intrus ?
— On les tue bien sûr ! »
...
Et il se met à rire.
Ouf.
« Honnêtement c'est très rare qu'une voiture arrive au niveau du capitaine. C'est toujours des personnes perdues, tout simplement. Alors monsieur William trouve une excuse pour leur demander de faire demi-tour et ils ne reviennent jamais. Rien de très compliqué. »
Leur histoire est drôlement bien ficelée. Je suis franchement impressionnée. Réussir à passer sous les radars à l'heure d'internet, sur la côte ouest des États-Unis, ça relève du génie. Difficile de croire qu'ils n'ont pas fait disparaître quelques personnes un peu trop fouineuses...
On marche dans la rue alors qu'il m'explique fièrement à quoi correspond tel ou tel bâtiment. On passe notamment devant le fameux bar, quasiment vide à cette heure, ou devant le cinéma, lui complètement fermé. On est au milieu de la nuit, j'imagine que cela correspond au milieu de la journée pour eux. Mais les nuits sont bien plus courtes que les périodes de jour maintenant que j'y pense, surtout en été. Ils doivent vivre une partie du temps en temps qu'humain alors ? Où alors ils dorment beaucoup ? Ou travaillent peu ? Roh encore des questions à la con.
Je continue de suivre le rouge gorge à la voix si sûre et charismatique. Il a fini par se poser sur mon épaule, probablement fatigué de voler aussi lentement. Alors je le vois qui agite ses ailes pour me montrer tel ou tel endroit. Mais je vois que le quartier n'en finit pas...
« Excusez-moi monsieur le Maire, mais–
— Appelez-moi Henry.
— Mhm d'accord Henry. Vous savez combien d'habitants il y a à Oddly Bay ?
— Le dernier référencement faisait état de 5 632 habitants il y a 4 ans environ.
— Ah oui quand même. Je ne pensais pas que c'était aussi grand.
— On a l'habitude de dire village, mais croyez-moi, on est plutôt sur une petite ville. C'est juste qu'on a la convivialité d'un village. On connait tous les visages, les ragots passent très vite et généralement tout le monde s'entend bien ! »
Je souris devant ce tableau qui m'est si joliment peint. Dommage que des cris brisent cette image si idyllique. Le maire tourne sa toute petite tête et ses yeux tombent sur deux maisons dont sortent des beuglements incompréhensibles au premier abord.
Entre les deux logements, j'entrevois leurs jardins respectifs où se trouvent deux formes massives qui se disputent de part et d'autre de la haie. Je comprends vite qu'elles s'insultent, et plutôt violemment d'ailleurs. Je m'approche alors, sans même réellement l'avoir décidé. J'ai l'impression d'être comme attirée par la scène. Ou bien est-ce Henry qui me contrôle depuis mon épaule ? Ce ne serait pas plus fou que le reste franchement. Je plaisante, bien sûr. J'aime bien ratatouille, mais pas de là à en faire un remake.
On arrive alors dans le jardin de l'une des deux bestioles hurlantes. À gauche, je vois que c'est une ânesse qui hurle à la mort. Et à droite une... éléphante. Mon Dieu qu'elle est IMMENSE. Je voyais que sa trompe, mais maintenant que je l'ai face à moi, mes pieds reculent presque naturellement de peur devant l'imposante créature. E t à bien y regarder, sa maison aussi a des proportions démesurées. Pas étonnant pour accueillir un monstre pareil.
« Pauvre salope de merde, tu te prends pour qui pour me parler comme ça ? On sait tous que Joe t'aime uniquement pour ta taille sale pachyderme !
— Bien sûr, t'es juste jalouse, car il me préfère à toi et à ta sale gueule de cheval au rabais ! »
Joe ? Comme Grand Ours ? Non, ça doit être un autre. Je le vois pas avec ce genre de... choses.
« Jalouse de quoi, de ton immense cul ? T'es tellement grosse que tu ne peux même pas vivre dans une maison avec un étage !
— T'as dis quoi sur mon cul saleté ?! Déjà au lycée personne ne voulait de toi tellement t'es plate en journée ! Conne comme t'es tu croyais qu'on t'appelait planche à pain, car tu aimais la pâtisserie !
— Ferme ta gueule pouffiasse ! »
Je sens l'aspect détendu du maire disparaître petit à petit, comme s'il essayait de contenir tout son énervement dans son si petit corps. Il ne faut que peu de temps avant que celui-ci sorte d'une force inattendue pour un si petit bec :
« SILENCE. »
Une voix d'une prestance inégalable. Tel le rugissement d'un lion ou un coup de revolver, le cri stoppe net les deux femmes qui tournent leurs yeux vers la petite créature qui vole juste devant moi. Et vu leur tête, je devine facilement qu'elles le reconnaissent.
Ces deux monstres d'égos qui s'engueulaient comme des bêtes enragées il y a quelques instants baissent les yeux et reculent de peur face à ce petit-rouge gorge. Je dois avouer que je suis moi aussi impressionnée par cet homme dont l'apparence et pourtant si frêle, mais dont le caractère est aussi imposant.
« Premièrement, personne n'a envie d'entendre votre petite scène d'écolière. Deuxièmement, vous passez pour des personnes sans aucune éducation dans tout le quartier. Et troisièmement, si vous aviez un peu plus d'estime pour vous-même ainsi que pour vos voisins, vous n'auriez pas besoin d'étaler votre égo en rabaissant celui des autres. Donc je vous invite à vous taire dorénavant, ou bien à vous hurler dessus dans un coin plus reculé. Vous avez quand même l'embarras du choix pour régler vos comptes dans un endroit isolé. »
Les deux femmes restent bouche bée un certain temps avant de se confondre en excuses, plus gênées qu'Adam et Ève après avoir goûté le fruit défendu. Henry vient de leur balancer leur stupidité en plein visage, si bien qu'elles réalisent à quel point elles pouvaient avoir l'air bêtes. Il est doué.
Alors que le maire retourne sur mon épaule, je vois que le regard des deux femmes se tourne vers moi. Je me demande un instant si le maire va faire des présentations, mais devant son silence, je devine qu'il ne souhaite pas s'attarder plus longtemps avec ces énergumènes. Devant mon hésitation, le conducteur de mon corps qui vient de prendre place sur son siège dit à voix basse : « On peut continuer la visite. »
Je fais donc demi-tour sans rien dire, sentant de lourds regards se poser sur mes épaules soutenues par Henry. Je marche le dos droit, la tête relevée, avec une étrange fierté. Peut-être est-ce le fait d'être avec le maire ? Ou bien suis-je contaminé par sa confiance en lui ? Ce qui est sûr, c'est qu'il respecte ces citoyens. Et de toute évidence, il est profondément respecté lui aussi, mais aussi apprécié à en juger par les nombreuses personnes qui l'ont salué depuis le début de notre promenade.
Et visiblement il m'aime bien. Entre lui et Charly, je pense que bien m'entendre avec eux va me permettre de m'intégrer plus facilement. Et mine de rien, cela faisait longtemps que je n'avais pas rencontré de nouvelle personne. J'ai l'impression de me remettre à vivre ! Voire même de vivre réellement pour la première fois.
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