XVI.
Ils sont dans le train du retour, las, muets, le teint livide et les yeux gris. Le wagon est presque vide. JungKook regarde les gouttes de pluie qui se jettent contre la vitre, il pense qu'on dirait une guerre contre le temps, contre la fin, et que toute chose est irréfutable. Son cœur le serre, il ressert ses paumes contre ses genoux. La lumière au fond du couloir clignote, il la voit dans le reflet de la vitre. TaeHyung est assis en face de lui. Ses yeux sont fermés, mais il ne dort pas. Parfois, quand un bruit résonne dans le wagon, il sursaute et ses paupières tressautent. Mais elles ne s'ouvrent jamais assez pour le regarder, alors JungKook détourne les yeux, s'enfuit par la fenêtre, essaye de ne plus penser, soupire, se ronge un ongle, s'agite, fait un peu de bruit, se rassoit dans son siège, se retourne, caresse un emballage en plastique qui traînait là, ses doigts tapotent la tablette en plastique devant lui, il fait si froid dans ce wagon, il sert son manteau contre son torse, croise les bras, relève la tête, deux paires d'yeux sont ouverts, ils le fixent, TaeHyung ne fait plus semblant.
Il demande :
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Rien.
TaeHyung n'ajoute rien. Il se détourne lui aussi vers la fenêtre. Il se passe quelques minutes sans qu'aucun ne parle, on entend plus que le bruit des roues sous le train, le grondement incessant et les secousses qui font trembler leurs pieds, puis JungKook murmure, presque avec regrets, presque comme s'il n'avait pas voulu parler :
- Je repense à ce que l'infirmière de l'accueil a dit. Comme quoi tous les employés étaient au courant de la mort de cette dame. Pourquoi la personne qui t'a répondu ne te l'a-t-elle pas dit ?
- Je ne sais pas. Où veux-tu en venir ?
- Peut-être que c'est la Bête qui a répondu.
Il a soufflé sa phrase comme si elle était une écharde plantée sa gorge, avec la peur certaine que c'était une hypothèse sérieuse, il l'était lui-même, son visage était grave, sa bouche ne souriait pas, TaeHyung a frémit, il s'est tassé contre son siège, la lumière a grésillé une nouvelle fois, le train a émit une sorte de claquement sinistre, dehors le temps a semblé devenir plus obscur encore, et les nuages qui dévoraient le ciel semblaient grossir jusqu'à occuper tout l'espace.
- La Bête est un animal, JungKook. Elle ne peut pas répondre au téléphone, elle ne peut parler, elle ne peut pas faire ça...
Mais soudain le passé le heurte, il se souvient qu'il y a quelque chose, tout d'un coup il n'est plus dans ce train mais des semaines plus tôt, à courir dans des couloirs d'hôpital, le cœur aussi mort que son père, il arrive devant la porte, une odeur de terre et de forêt, une femme en noir qui disparaît aussitôt, mais lui l'a vu et maintenant il s'en rappelle, alors il le dit à voix haute, parce qu'il a peur d'altérer ce souvenir, il sent presque dans ses narines la senteur d'humus remué et humide, l'écorce sous laquelle glisse la sève chaude, les pins qui s'élèvent jusqu'au ciel, il le dit fort pour que son corps s'imprègne et se souvienne mieux que son esprit.
- Il y avait une femme dans la chambre d'hôpital de mon père. Elle était vieille et courbée. Mais son odeur est restée longtemps dans le couloir, parce qu'elle ne sentait pas l'humain.
- Tu penses que c'est la Bête ?
Mais TaeHyung pense qu'il délire, que la conversation qu'ils tiennent est irréelle, qu'il va se réveiller peut-être, pourtant il reste là, à se noyer dans les yeux sombres de JungKook, à l'écouter, lentement, parce que toutes les choses rationnelles sur lesquelles il fondait jusqu'alors son existence sont bouleversées par l'équilibre d'un autre monde, d'entités secrètes dont on murmure le nom à demi-voix, sans oser les assumer pleinement ; mais soudain dans la tourmente lui apparait une sorte de logique, peut-être que oui, c'est possible et alors ce serait la clé qu'ils cherchent depuis si longtemps.
- Je pense que la Bête veut protéger le passé, parce qu'il y a eu quelque chose de terrible dans ce village, et que la précédente série de meurtres était une sanction punitive. Il doit y avoir quelqu'un dans le village qui cherche encore à se venger de ce qu'il lui est arrivé, et peut-être qu'il a invoqué la Bête pour ça.
- Qui serait la femme que tu as vue à l'hôpital alors ?
- Je ne sais pas. Peut-être la mère de celui qui exécute tout ça. Peut-être la version humaine de la Bête. Ou peut-être la victime elle-même.
TaeHyung a répondu qu'il trouvait ça cohérent et sensé, et il lui a paru très étrange de parler de cohérence pour une histoire de démon et d'autre-monde. Mais il arrive que les frontières du réel soient remises en question, que la vie prenne des tournants à 180 degrés, et que la solution se trouve parfois dans de simples intuitions.
Et pendant tout le reste du trajet, TaeHyung et JungKook parlent et parlent encore, ils parlent à voix basse jusqu'à ce que leurs gorges soient rauques et leurs langues soient sèches, ils parlent de tous les habitants du village, JungKook raconte tout ce qu'il connait, tout ce qu'il a apprit sur les marchés, TaeHyung écoute, il prend des notes aussi, d'une écriture pressée, souvent il l'interrompt, lui pose des questions, alors JungKook continue, raconte encore, si bien que lorsqu'ils arrivent à la gare ils sont ivres de mots, ça déborde de partout, ça dégouline de leurs oreilles comme un long fleuve tumultueux, et ils ont oublié pourquoi ils sont revenus, ils ont oublié la femme du maire, ils ont oublié qu'elle était morte, leurs mains se frôlent maintenant, personne ne les voit mais eux les sentent, et ils sourient étroitement, parce qu'ils ont désormais l'impression ténue mais rassurante qu'une porte s'est ouverte, que bientôt tout sera clair.
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