Courrières et autres tragédies
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Jean, 2 octobre 1892:
- Moi c'est Honoré. Mon père, il est mineur.
- Pareil.
- Tu t'appelle Honoré ?
- Non moi c'est Jean. Et mon père il est terrassier.
- Bah pourquoi pareil alors ?
- Parce qu'on est pareils.
Voici les premiers mots que j'échange avec Honoré Couplet en cette douce journée d'octobre. Nous habitons tous deux dans les maisons rouges brique qui constituent le village de Loison. Nés la même année, nous rentrons à l'école. Même si l'instituteur, M. Gloriant, qui nous fait classe nous effraye un peu, nous sommes très excités. Nous sommes les premiers de nos familles à y avoir le droit. Ni nos parents, ni même Louise, ma grande soeur n'avaient pu y aller. Cette année là, nous sommes quatre jeunes garçons à entrer à l'école, en plus de nous, il y a Gilbert et René, le fils de M. Gloriant. Nos mères sont aussi fières de nous voir devenir peu après, enfant de coeur à l'Eglise de Noyelle. Inséparables, Nous sommes comme des frères.
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Gilbert, 12 juin 1900:
Le début de l'été est plutôt ensoleillé, et alors qu'à Paris on inaugure l'Exposition Universelle et les Jeux Olympiques, Jean, Honoré et moi quittons les bancs de l'école. Je dois dire que j'étais plutôt bon. M. Gloriant avait eu bien plus de mal à enseigner les rudiments du calcul à Jean et à René, son propre fils. Mon seul réel concurrent était Honoré Couplet, à qui je vouais une guerre sans pitié pour la place de premier de classe. Mais cela n'a pas la moindre importance, je suis fils de mineur et à l'été de mon treizième anniversaire, je rentre moi aussi à la mine de Courrières. Secrètement, j'envies René, qui, à la rentrée prochaine, rentrera au collège Louez-Dieu à Arras. Il passera sa vie à l'air libre, étudiera, même si c'est un imbécile fini, et tandis que nous décéderons, à cinquante ans, de la silicose, il enseignera à nos petits enfants des notions d'écriture et de calculs qui leur seront parfaitement inutiles dans les mines. C'est beaucoup trop injuste, je ne peux m'y résoudre. Je trouverais un moyen, moi aussi de sortir de la mine, de devenir quelqu'un.
Mon père travaillant à la fosse Sainte Barbe, dés nos classes terminées nous sommes devenu galibots, autrement dit, mineurs à notre tour. La première étape pour être contre-maître, puis ingénieur. Certains resteront mineurs pour le restant de leurs jours. Pas moi. Après tout, j'avais eu mon certificat d'étude haut la main. Ce Jean Lefebvre, par exemple ne l'avait même pas obtenu.
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Jean, 5 janvier 1901:
Après avoir passé six mois à trier du charbon avec les femmes, Honoré, et ce pédant de Gilbert, nous allions enfin descendre en bas, avec les hommes, les vrais. Peut-être que ça le calmera. Lui aussi, a hâte de descendre. Il passe ses journées à nous dire:
-Ils verront que je ne suis pas comme n'importe quel fils de mineur. Que je suis de la carrure à être contre-maître, ingénieur même. Forcément, on est pas destiné à la même vie.
Ou encore, lorsque que l'une des femmes qui trie du charbon avec nous, lui demande de se presser:
-J'vais pas trier du charbon, être pousseur toute ma vie, à vingt ans j'serais porion, et ça va filer droit !
Au moins, il met un peu d'animation dans nos journées. Mais ça y est, nous avons quatorze ans, nous pouvons descendre dans les mines.
C'est Léonce Accart, à peine plus âgé que nous, qui nous enseigne comment pousser les berlines sur les rails. Je l'apprécie beaucoup, c'est le grand frère que je n'ai jamais eu et parfois, il nous raccompagne jusqu'à Lison-sous-Lens. D'après Honoré, ce n'est pas pour nous mais pour Louise qu'il fait tant de marche à pied. D'ailleurs, elle l'attend toujours sur le pas de la porte. Nous plaisantons beaucoup sur la chose.
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Jean, 10 mars 1906:
En cette fin d'hiver 1906, comme chaque matin depuis presque six ans, Honoré et moi nous retrouvons devant l'Eglise de Noyelle-sur-Lens aux aurores. Lorsque les beaux jours arrivaient, nous avons la chance d'apercevoir le soleil se lever avant de s'enfoncer dans les entrailles de la terre. Aujourd'hui, je suis plutôt préoccupé:
- Louise est sur le point d'accoucher, j'passerai la voir à Sallaumines en sortant, m'attend pas, marmonné-je vaguement.
Ma soeur s'était mariée à Léonce il y a quatre ans et elle attendait leur deuxième enfant. C'était tout ce que nous pouvions rêver Honoré et moi, se marier à une fille du village d'à côté, emménager dans une petite maison de brique dont le loyer nous serait retiré de notre salaire. Plutôt que nos mères, ce seraient elles qui nous prépareraient nos briquets et nous attendraient le soir. On aurait des enfants, on aurait réussi. Mieux encore que si nous étions maître d'oeuvre, quoi que les deux ne soient pas incompatibles.
On avait prévu avec mon petit frère Louis et Léonce de se retrouver après la mine chez ce dernier. Ils travaillaient tout deux à la fosse de Sallaumines.
Honoré aussi est tendu, il n'a jamais été à l'aise sous la terre, même si il le laisse rarement paraitre. Ignorant ma première phrase il me demande :
- T'sais si le feu à Cécile a été éteint ?
Cela fait trois jours qu'un incendie est déclaré dans l'une des galeries desservies par la fosse de Méricourt, la nôtre.
-Ouais, les ingés ont coulé un barrage hier soir. Mais Ricq le syndic veut quand même nous arrêter.
L'idée ne m'enchante pas, si on nous sommes arrêtés, rien ne nous garantit que nos salaires seront maintenus. En fait, on est comme André, nos salaires dépendent de ce que l'équipe extrait. Si nous sommes ralentis ou arrêtés, on ne gagne rien.
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Honoré, 10 mars 1906:
Aujourd'hui, comme chaque jour, nous avons d'abord parcouru les deux kilomètres qui nous séparent de la fosse Broca. Avec Jean on a changé de secteur, contrairement à Gilbert. Tant mieux, son air suffisant et sa manie de toujours la ramener devant les chefs m'avaient passablement pesé ces dernières années. Et je suis devenu tireur à cheval. Ce qui ne m'empêche malheureusement pas de descendre à presque quatre cent mètres de profondeur comme les centaines d'autres mineurs. Je ne sais pas si ils le supportent mieux que moi, ou si ils le cachent mieux, mais je ne m'y suis jamais habitué. On en ressortira une douzaine d'heures plus tard, éreintés, la poussière noire recouvrant entièrement notre peau cadavérique, qui ne voit que trop peu le soleil.
J'harnache Ecuyer, la monture dont j'étais responsa-
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Jean, 10 mars 1906, 6h34:
BOOM !
...
Une déflagration assourdissante retentit dans les galeries. Tout vole en éclat. Très vite suivie d'un nuage de poussière brulant. Tout brûle, tout est brûlant, mes poumons se remplissent de cet air irrespirable, brûlant. Très rapidement, après la douleur insoutenable, une grande fatigue me gagne, presque apaisante. Que s'est il passé ? Je ne le saurai jamais.
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Gilbert, 10 mars 1906, 6h35:
On commence à peine à bosser. Et là, comme instantanément, c'est le chaos, des cris, des hurlements de douleurs, l'obscurité fini de gagner les galeries. Tout est sans dessus dessous. L'atmosphère est suffocante. C'est l'enfer sur Terre, l'enfer sous terre.
Tentant de fuir, dans un désordre sans pareil, je trébuche, sur des pioches, sur des éboulements, je parcours les galeries à tâtons...
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Honoré, 10 mars 1906, 6h53:
Je n'entends plus rien, plus rien du tout. Je ne vois pas grand chose non plus. Pourtant, l'urgence me gagne. Avec pragmatisme, je fini ce que j'avais commencé, comme si rien ne s'était passé: j'attèle Ecuyer à une berline. Sans entendre ma voix, je le somme d'avancer. M'époumonant. Je heurte un tas de pierre et de billes de charbon. Je suis coincé. J'abandonne le cheval à son sort, et marche difficilement dans le sens inverse.
Mes oreilles sifflent, j'entends au loin des appels. Je tombe sur sur Albert DuBois, rouleur comme moi. Je ne suis plus seul.
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Louise, 10 mars 1906, 8h12:
Il y a deux heures environ, une immense déflagration a retentit dans tout Sallaumines, provenant du puit n°3. Il y avait pas une heure que Léonce était parti. Ce coup résonne encore dans mon ventre, mes entrailles.
J'ai ouvert les volets pour tenter d'y voir quelque chose, le voisinage a visiblement eu la même idée. Depuis les rumeurs courent, un coup de grisou, ce qu'on redoute tous, ici dans les corons. Il aurait seulement touché Sainte Barbe disent les uns. Seulement, c'est déjà bien trop, seulement c'est déjà mon mari et Louis. Je sors sur le pas de ma porte, ma voisine la vieille Adolphine m'interpelle:
- Parait qu'il y a pu rien en d'sous ! Pu rien ! Tout qu'a été soufflé ! C'est la femme du comptable qui m'la dit, son fils l'est dans la fosse 3 !
Elle est affolée, ses deux fils et son homme bossent à Broca, comme mon frère, l'autre, Jean. Je ne veux pas y croire.
- La mère Gaillard qui t'a dit ça ? T'y crois toi ? Franchement qu'est ce qu'elle en sait ?
Adolphine n'a cure de ma remarque.
-J'en sais rien. J'vais voir c'qui s'passe ! Reste là toi, t'as ton petit, pis c'est pas pour les femmes de ton état c'genre d'chose.
Elle désigne d'un coup de menton mon ventre arrondi puis s'éloigne en direction de la fosse Charles Derôme. J'ai à peine le temps de lui lancer :
-Tu m'tiens au courant hein !
Dans la panique ambiante, mon aîné s'est réveillé et pleure dans son berceau.
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Gilbert, 10 mars 1906, 10h07:
J'avance difficilement parmi les décombres, des amoncellements informes de bois, charbons, pierres, et au milieu, des corps, tout aussi informes. Certains gémissent encore. Je n'ai jamais, ne serait-ce qu'imaginer, une telle scène d'horreur.
Je tombe sur le porion Blaise. Un de ses bras est tordu dans une position affreuse. Les yeux voilés par la douleur, il me reconnait par je ne sais quel miracle. Il gémit :
- Hé ! Gheysens ! Laisse moi pas ! De l'eau !
Je m'assois près de lui.
-Gheysens, tu es blessé ?
Il tend doucement son doigt en direction de mon flanc, j'y porte ma main. Ce que je touche est froid, poisseux, gluant... Je saigne, j'ai une immense plaie sur toute la longueur de ma cuisse gauche. Je ne sens même pas la douleur.
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Honoré, 10 mars 1906, 15h23:
Albert aussi avait entendu le coup, je ne suis pas en train de rêver. C'est la réalité. C'est pire. Ni l'un ni l'autre ne connaissions de chemin menant à un autre puits et les galeries sont de toutes façons méconnaissables.
Dans une obscurité totale, nous avons réussi à rejoindre, en hélant dans les galeries, Elie, Noiret, le petit galibot Martin, puis Nény et Léon... En tout, on a fini par être onze. On avait tous entendu le son, on est tous vivants et ce que nous vivons est bien réel. Léon Vanoudenhove connait bien les galeries, il semble bien s'y repérer. Nous le suivons dans la bowette Adélaïde, mais après peut-être deux heures de marche, l'air se fait trop poussiéreux, irrespirable. Nous sommes contraints de rebrousser chemin. Nous empruntons un peu au hasard une autre galerie.
Soudain, brisant le silence morbide de notre file indienne, le petit Martin pousse un cri horrifié. Il vient de buter dans Carrière, un contre-maitre, ou du moins ce qu'il en reste.
Le père Pruvost semble lui, plutôt enthousiaste.
- Faut l'fouiller ! L'a peut-être un briquet, qu'la Léontine la fait. Ou d'l'eau ? Ou du feu ?
Après une légère hésitation, la soif se fait sentir et je fouille sa dépouille. Je ne trouve rien d'intéressant. Malheureusement, l'idée est maintenant là, nous avons tous soif, très soif. Et faim.
Nous nous scindons en deux groupes, et tandis qu'une partie de mes camarades déblaye un peu plus loin un passage dans une galerie éboulée, je trouve un semblant de ruisseau.
Je parviens à remplir une dizaine de boutellos, volés aux cadavres, de ce liquide.
Ce que nous buvons a un goût infâme, un mélange de boue et de sang humain. Nous en profitons pour faire une courte pause dans une alcôve un peu plus supportable, un peu moins apocalyptique que le reste de notre tombeau, lorsque nous entendons des voix provenant de plus haut, ça gratte, ça grouille : ce sont des sauveteurs ! Nous courrons jusque sous les bruits, nous hurlons, oubliant la fatigue, la lassitude, nous frappons les tuyaux...
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Louise, 10 mars 1906, 17h28:
L'Adolphine Brassard, ma voisine est revenue vers midi avec de biens mauvaises nouvelles. Un seul des quatre cents mineurs descendus ce matin à Sainte Barbe, la fosse n°4, est remonté. La cage permettant d'y descendre est cassée. Et pour atteindre la fosse Broca, il va falloir passer par la fosse de Sallaumines, la numéro 4 justement.
Je me suis précipitée, mon fils sous le bras, comme toutes les femmes du village au puits n°10, le seul de par lequel, sortent au compte goutte des hommes dans un piètre état.
On a fait le pied de grue, toute l'après-midi, sur le carreau de la fosse, à chaque victime exhumée, qui est transportée, méconnaissable vers les dizaines d'ambulances, on prie toutes secrètement pour que ce soit notre mari, notre frère, notre fils. On jalouse les rares chanceuses, qui, aidées de leurs amis, ramènent l'être aimé, mutilé, brûlé, mourant, jusqu'à chez elles. Elles sont trop rares. Un cri déchire la foule, impossible de savoir si c'est le soulagement, la joie ou la douleur qui le pousse :
- C'est mon Emile, c'est lui ! Il est sorti !
Un brancard passe, sur lequel git un homme couvert de suie et de sang, les yeux écarquillés, affolés. Une femme court à ses côtés suivie de deux marmots qui s'accrochent à ses jupes.
C'est l'angoisse sourde au ventre, que je scrute, me pressant contre les autres, les cadavres anonymes qui sont remontés par les sauveteurs. Pour beaucoup, impossible de savoir à qui le corps avait appartenu. Il est roulé dans un linceul. Et posé à côté des autres. On les compte. Il y en a quelques dizaines tout au plus. Où sont donc les centaines d'hommes qui en sortent d'habitude chaque soir ?
A la fin de l'après-midi, sur les six cent mineurs travaillant à Sainte Barbe, seulement cent vingts cinq sont remontés. Les bruits les plus affreux courent parmi la foule. Les sauveteurs décrivent des scènes d'horreurs, là, sous nos pieds, des corps entassés, déchiquetés au milieu des éboulis, et, au coeur de ce chaos, des hommes, agonisants, parfois ensevelis sous les gravats...
En haut, à la surface, un autre spectacle se joue, se frayant un chemin parmi les veuves effondrées, et celles qui espèrent encore, des hauts dignitaires, des experts de toutes sortes, viennent de Roubaix, de Lille, même de Paris pour estimer ce qu'il vaudrait mieux faire. Lavaurs, le directeur de la Compagnie, préoccupé, demande aux ingénieurs si la mine peut-être encore sauvée, quand l'on pourra reprendre le travail... Furibond, Ricq, le délégué des syndicats, qui ne s'était pas rendu à la mine aujourd'hui, comme très souvent, tente de faire se soulever des foules atterrées, abasourdies.
-Mesdames ! Ce sont les vies de vos époux, vos fils, qui se jouent ici. Tandis que le grand patronat pense déjà à limiter les pertes financières. Ils n'ont point d'humanité, peu leur importe les ouvriers, c'est le capital qui les anime !
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Gilbert, 10 mars 1906, 20h06:
Blaise a fini par rendre l'âme. Je lui ai volé ses allumettes. En dépouillant d'autres camarades, j'ai grappillé un peu d'eau, deux briquets... Plus mort que vif, je me traine de galeries en galeries cherchant à fuir l'épicentre de l'explosion. Je finis par trouver un coin un peu large, assez sec, où l'air est respirable. C'est un ancien point de surveillance, il y a même une petite lampe à huile. Miraculeusement intacte. Je l'allume. Mes yeux peinent à s'habituer à cette maigre lumière qui fend les ténèbres. En face de moi gît un énième corps, pourtant je le reconnais immédiatement: Léonce Accart.
Me refusant à cette réalité, glacé par cette vision, je m'approche prudemment. Une poutre lui a fendu le crâne. Je suppose qu'au moins, dans son malheur, il n'a pas souffert. Ce n'est pas le premier cadavre que je croise aujourd'hui, loin de là, pourtant sa mort me touche particulièrement. C'est lui qui m'a appris le métier, il avait alors l'âge que j'ai aujourd'hui. Je l'avais toujours méprisé pour son manque d'ambition. Il se satisfaisait de son travail de mineur, et ne se plaignait jamais des conditions de travail. A croire que l'idée de faire que ça jusqu'à sa mort ne le rebutait pas.
Je n'avais jamais réussi à l'accepter. J'aimais la lecture. J'adorais apprendre et avoir dû, comme tous les autres, m'enfermer sous terre, sans même que ma famille ait envisagé que je puisse poursuivre mes études pour devenir autre chose qu'un énième mineur avait été une grande source de frustration pour moi. Tout cela alors que René Gloriant, qui avait des résultats médiocres, a été admis dans le meilleur collège d'Arras sous le simple prétexte que son père est instituteur. Cette injustice m'est insupportable.
Pour autant, presque naïvement, je me refuse à accepter aussi bien que Léonce, ou son beau-frère Jean, mon destin, de mineur de père en fils, j'espère encore pouvoir m'extraire à cette vie, devenir, par je ne sais quel moyen, ingénieur, architecte ou maitre d'oeuvre. Je me rassure en me disant qu'il est tout à fait normal qu'ils ne s'en plaignent pas: ils ne peuvent faire que ça tandis que moi, je ne suis pas fait pour être mineur.
J'en tire presque une fierté, une vanité, et ne peux m'empêcher de regarder les autres mineurs avec un air supérieur, comme si nous n'étions pas fait de la même matière, et que je ne suis pas un parmi les autres. En réalité, je crois que l'idée même, la plus probable de toute, que je sois houilleur pour le restant de mes jours, me glace le sang, et je ne veux pas l'accepter. D'ailleurs, dés que je sortirai de ce trou à rats, plus jamais je n'y remettrai les pieds, peu importe ce que je deviens.
Mon regard se pose à nouveau sur le corps de Léonce, je ressens une grande pitié pour ce camarade. Un frisson horrible parcourt mon échine, la nausée me prend. Soudain, j'ai conscience que tous les corps que j'ai pillé depuis ce matin étaient des mineurs, que j'avais certainement déjà croisés, peut-être même avions nous échangé quelques mots, ils sont tous morts d'un coup, brutalement. C'est moi, le seul vivant dans ce charnier, qui suis l'erreur. Je devrais être mort, comme les autres.
Je secoue brutalement la tête. Il faut que j'oublie, je vais devenir fou, mourir ici. Non, je ne suis pas une erreur, je suis l'exception. Je l'ai toujours su, parmi tous les mineurs, on avait le même itinéraire, mais pas la même fin, pas le même destin. Si j'ai survécu, c'est pour sortir d'ici et devenir qui je suis.
Et après tout, Léonce est peut-être heureux d'être mort dans ce trou, lui qui appréciait la camaraderie des mineurs. Alors, je ne vais quand même pas faire d'exception ? En le dépouillant je trouve un casse-croute et autour de son cou, une petit médaille de baptême en argent. Je prend le tout. J'éteins ma lampe à pétrole pour l'économiser et m'éloigne le plus vite possible de cette scène macabre. En dégustant le sandwich de charcuterie, j'ai une pensée pour Louise, en sortant, je lui rendrait la médaille de son mari, je lui dois bien ça... Une sensation de malaise ne me quitte plus.
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Honoré, 11 mars 1906, 4h48:
Je n'ai plus vraiment la notion de l'heure, mais il me semble que jamais je ne suis resté autant longtemps sous terre. Nous déambulons depuis ce qui nous semble une éternité avec les camarades. Il y a quelques heures, nous avons entendu des sauveteurs mais ils se sont éloignés, nous plombant le moral. Peu après, une fuite de gaz s'est répandue dans l'étroite galerie que nous parcourions et trois d'entre nous, dont deux galibots, se sont sentis mal.
Le vieux Pruvost s'est isolé avec eux pendant que nous nous activions pour dégager un passage vers une galerie nous semblant plus large. Il est revenu seul, les trois avaient fini par succomber.
Epuisés, on avait décidé de faire une pause. Certains avaient même réussi à s'assoupir. Je n'ose pas, j'ai l'impression que si je m'endors je ne réveillerai jamais.
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Louise, 11 mars 1906, 9h34:
Nous n'avons toujours aucune nouvelle, aucune information officielle. Les on-dit vont de bon train. Il parait que certains sauveteurs ont disparu, eux aussi dans les galeries et que les recherches ont été arrêtées car il était trop dangereux de descendre plus bas. On dit aussi que les sauveteurs ont entendu des cris, qu'il y a des survivants, là, en-dessous, mais que nous ne sommes pas parvenus à les joindre, et encore moins à les sauver.
Dans la ville, une ambiance de mort règne en maîtresse absolue. Le temps parait s'être suspendu. Chacun attend une nouvelle, plus même bonne ou mauvaise, seulement une réponse à la question qui plane au dessus de toutes les têtes : Qu'est-il devenu ?
L'ingénieur en chef, Bar qu'il s'appelle, souhaite réunir les survivants pour décider de la suite des opérations. Comme si l'on pouvait, nous qui sommes en haut, décider du sort de ceux, qui, survivent peut-être encore en bas ?
Il est clair que tout le monde, mineurs ou femmes de mineurs, veut faire tout ce qui possible de faire pour secourir ces enterrés vivants ! Et le directeur des Mines, Narcisse Barrault, qui a perdu son fils Ambroise dans la tragédie, est plus préoccupé par la préservation du gisement de charbon que par le sauvetage des survivants ! Ces patrons n'ont ils donc aucun coeur ? Que va il dire à son petit fils Louis ? Et moi, que vais-je dire à mes enfants ? Qu'ils sont orphelins car leur père et ses camarades valaient moins cher que quelques tonnes de charbon ?
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Louise, 12 mars 1906, 18h54:
Deux jours maintenant que je suis sans nouvelles de mon époux et de mes deux jeunes frères. Ma mère, Célestine est venu s'installer à Sallaumines, avec moi.
-Pour t'donner un coup de main ! Parce qu'avec le petiot ! Pis on est plus proche des puits d'ici. Quand ils remonteront, on s'ra les premières sur place !
En réalité, je pense qu'elle a autant besoin que moi de compagnie, face à cet ouragan qui a balayé nos vies. On est seules face à tout ça. Et puis on sait, ils ne rentreront jamais. Les opérations de sauvetage ont été abandonnées, hier soir. On prend juste notre temps pour l'admettre.
Les ingénieurs, venus de Paris, ont même décidé de condamner certaines parties de la mine, pour limiter la propagation de l'incendie et les émanations de fumées et de gaz. Pour reprendre le travail au plus vite.
Il y a une équipe de mineurs allemands qui est arrivée aussi. Trop tard, puisque les recherches sont déjà abandonnées. Mais Jean Jaurès et les autres grands politiques saluent cette initiative. Quelle hypocrisie ! Au diable la diplomatie quand on a perdu toute sa famille ou presque.
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Gilbert, 13 mars 1906, 14h21:
Je n'ai aucune idée de l'heure ou du jour qu'il peut être. J'erre, seul parmi les morts. J'ai l'impression de tourner en rond. J'ai soif, je suis épuisé, fiévreux. Je ne sais pas si je reverrai un jour la lumière du jour. L'air me manque, plus cela va, plus il est irrespirable. Il était poussiéreux, il est maintenant teinté de l'odeur de mort qui envahit tout. Je trébuche sans arrêt, ma jambe gauche est presque paralysée. La blessure s'est infectée et je n'ai aucun moyen de la soigner.
Brusquement, après un virage pris au hasard, comme tous les autres, je sens que la galerie s'agrandit. J'allume ma lampe à pétrole pour l'occasion, en m'y reprenant à deux fois. Aussitôt, je comprend ! Je suis dans l'une des galeries principales, en continuant dans cette direction je vais finir par déboucher sur un puits. Sur la sortie ! Je cours, oubliant la douleur lancinante de ma cuisse. Je tombe. Ma lampe s'éteint, se renverse. Je me relève. Je recommence.
Je finis par buter sur un mur droit devant moi. Doucement, pas à pas, je fais le tour de ce mur pour trouver où se continue la galerie. Mais étonnamment: elle ne se continue pas. Une grande galerie comme celle ci, s'arrête. Net.
Je craque une allumette pour tenter d'y voir un peu plus clair. A l'instant même où le mur m'apparait, j'ai un coup au coeur. Je tombe à genoux.
J'observe mes mains à la lumière vacillante de l'allumette: elles sont blanches. Ce mur est frais. C'est du béton et de la chaud qui viennent à peine d'être coulés.
A quelques heures, peut-être quelques minutes près, j'aurais retrouvé le jour. Ceux qui ont construit ce mur m'auraient porté jusqu'à la surface, jusqu'à ma nouvelle vie. Mais non. Ils m'ont emmuré vivant. Je suis fait comme un rat.
Ce tombeau sera le mien.
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Louise, 14 mars 1906, 6h45:
Encore une nuit où les cauchemars m'ont empêché de fermer l'oeil. J'ai l'impression que cela fait une éternité qu'à côté de moi, le lit reste désespérément vide. Ma mère, veuve depuis presque dix ans, me dit qu'on se fait à tout. C'est presque pire. Se faire à l'horreur, s'y habituer, finir par la tolérer. Quelle macabre résignation.
Hier, bien que nous soyons presque au printemps, une tempête de neige a couvert les rues de Sallaumines de blanc, contrastant avec le deuil de nos tenues.
Toutes les femmes de la région, et les quelques mineurs survivants, sommes allés au cimetière de Billy-Montigny, dans un cortège funéraire immense, sans pareil, porter les quelques corps remontés à la surface. La plupart des corps n'étant pas identifiés, une grande fosse commune avait été creusée à la va-vite. Et sous cette tempête de neige, comme si même le ciel pleurait les siens, des dizaines de cercueils étaient alignés. Maman pleurait sans discontinuer, tout en répétant inlassablement :
-Jean et Louis vont remonter. Je le fais par solidarité. Je suis là en solidarité.
Nous l'étions toutes. Dans le doute, nous étions toutes venues. Pleurer des corps inconnus. Pleurer des morts connus. Les obsèques étaient faites avec précipitation, comme si cela n'était qu'une formalité, comme si ça n'avait pas d'importance. Pourtant, les journaux disent aujourd'hui que nous étions quinze mille endeuillés. Quinze mille !
Bar et Lavaurs se sont pointés aussi. Ces salauds de patrons qui voudraient tourner la page, le plus vite possible. Pour eux, certes, ça ne doit pas avoir beaucoup d'importance. Et là, les quinze mille que nous étions, avons scandés, comme Ricq le faisait d'habitude :
- Assassins !
-Vive la Révolution ! Vive la grève !
La colère a remplacé la tristesse et la foule est devenue incontrôlable, la même qui, une semaine auparavant, travaillait encore docilement, peu importe les conditions, désormais se soulève. Ricq, qui déjà est vu comme un héros depuis samedi, est aux anges, je crois même que tout cela lui plait, au delà du drame.
Et les directeurs, les ingénieurs, tout ces riches bourgeois sont remontés bien vite dans leurs voitures. Peu après, j'ai entraperçu Valentine Decourtieux. La tristesse qu'elle dégageait me fit l'effet d'un coup dans le ventre. J'eu de la compassion pour la belle-fille du directeur des Mines. Elle a un bébé d'à peine quelques moi et son mari est mort dans la catastrophe aussi, on dit même qu'il a été décapité, enfin c'est Ricq qui le dit. Peut-être que simplement l'idée qu'une sorte de guillotine surnaturelle ait agi le fait rêver ? Qu'importe, malgré nos différences, nous vivons probablement la même douleur.
Sur le chemin du retour, maman me présenta Florine Hunnache, une cultivatrice de Méricourt, elle a perdu ses quatre fils. Des histoires comme ça, il y en a à tous les coins de rue. Et ce n'est pas le télégramme du Pape qui nous rendra nos proches.
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Honoré, 14 mars 1906, 19h34 :
Après quatre jours à rester au même endroit, en se repérant dans le temps grâce à nos montres, lorsqu'elles cessent de fonctionner, un jour s'est alors écoulé. On avait attendu impassiblement des sauveteurs ou la mort, peu importe, une délivrance. Mais ce matin, on s'était décidé à bouger. Le petit Martin avait pour idée de trouver une écurie et d'y récupérer de l'avoine.
Nous avions donc pris le chemin inverse, à la file indienne toujours, et nous étions passé près des corps de nos trois camarades qui étaient morts à l'aller. Je crois que nous avons tous pleuré. En silence, sans rien dire. Même Nény, qui d'ordinaire, ne laisse rien transparaitre.
Certains couloirs, tous aussi sombres les uns que les autres, dégagent une odeur infâme de putréfaction. Ça non plus, je ne pense pas qu'on puisse y rester insensible.
Après de nombreuses déambulations, nous sommes tombés sur une écurie. Il restait de l'eau et de l'avoine. C'était pour nous une grande joie. Même si l'avoine est n'est pas très digeste, il l'est toujours plus que le bois. Dans ces ténèbres, tous est bon à prendre. C'est avec un ravissement plus grand encore que nous découvrons quelques carottes !
Une fois repus, l'angoisse nous reprend presque aussitôt, César Danglot, ose alors formuler ce que tout le monde pense tout bas, sans oser le dire tout haut:
-Va-on sortir un jour ?
Dans le noir ébène, des sanglots éclatent, il n'y a plus de dignité, plus de fierté à avoir. Nous sommes des innocents en enfer, il n'y a plus de honte. Que de la peur, sourde, gigantesque. Il poursuit:
-Et en haut ? Est ce qu'on nous attend encore ? Est-qu'ils nous croient morts ?
L'angoisse parfois, se métamorphose en colère, Castel prend Danglot par le col et le secoue comme un prunier:
-Arrête d'dire ça ! Rabat-joie ! T'va nous porter la poisse !
Le père Pruvost, Nény et moi-même devons nous y mettre à trois pour séparer la bête enragée qu'il est devenu, de sa pauvre victime. Pruvost aussi est rouge de colère.
-Moi, à chaque cadavre que nous croisons, j'ai peur d'y voir l'corps d'mon fils ! Même si j'remonte, sans lui, je s'rais toujours là, au fond.
Je crois que nous devenons tous fous. Combien de temps encore allons nous pouvoir rester ainsi ?
***
Gilbert, 15 mars 1906, 10h05:
Je suis là, roulé en boule contre ce mur qui m'a condamné à mort, depuis un temps qui me parait infini. Je n'ai plus la moindre force. Ni de me lever, ni de crier, ni même gémir. Autour de moi, rien absolument rien, si ce n'est mon village et les champs autour des corons. Et M. Gloriant, mon instituteur, cassant ce foutu mur, et me prenant moi, frêle garçonnet par la main pour m'emmener auprès de Jean Jaurès pour me remettre la Légion d'Honneur. Car je suis son fils, c'est René dans la mine à ma place. Mais attendez, c'est moi qui remet la légion d'Honneur à Jean Jaurès, c'est moi le président du Conseil ! Je suis tout en haut de la tour Eiffel, et je tombe...je tombe...je tombe !
Un frisson me parcourt, je suis couvert de sueur, et toujours plongé dans l'obscurité de ce qui deviendra mon caveau.
Oui, je n'ai pas le même destin que Léonce, Jean, Louis, Honoré et tous les autres. Eux sont morts sur le coup. J'ai le temps de faire mes adieux au monde.
Je ne serais jamais porion, jamais ingénieur, pas même le mari d'une quelconque ménagère de Méricourt... Non, je ne serai qu'un mineur mort parmi d'autres. Personne ne saura jamais tout ce que j'ai pu endurer.
Je vais mourir là, maintenant. Un ultime frisson et je m'envole au dessus de Courrières, au dessus d'Arras, de la France, jusqu'en Amérique. Là où tout est possible, même pour un pauvre mineur. Je suis mort maintenant.
***
Louise, 18 mars 1906, 11h43:
Nous sommes en grève ! Enfin... des milliers d'ouvriers le sont. Et nous, nous les soutenons dans leur lutte. Faire redescendre les rares survivants dans ces charniers ? Pour récolter du charbon ? Payés une misère ? Tout cela pour satisfaire une poignées de riches industriels qui n'ont que faire des centaines de vies sacrifiées ? Non !!! Non !!! Non!!!
Huit jours après la catastrophe, les vautours de Courrières ont déjà fini leur deuil ? Eh bien nous aussi. Il n'y a plus de temps pour les pleurs et les regrets. C'est la colère qui fera honneur à Léonce et mes frères. Avec les soeurs Petit, qui ont chacune perdu leur mari, réunies devant le carreau de la fosse de Billy-Montigny, nous scandons, en coeur avec des centaines d'autres femmes:
-Ce que nous voulons ? Des culottes et des barrettes !
-Vous avez peur ? On ira chercher nos maris, nos frères et nos fils nous mêmes !
La presse, comme dit souvent Ricq le syndic, est contrôlé par les bourgeois et les industriels, elle nous traite de veuves hystériques, de ménagères enragées. Ce sont les mêmes qui sont au gouvernement. Un bruissement fend la foule, une vibration la traverse avant de s'éteindre complètement. Un silence de mort plane.
Soudain, je comprend. Je les vois au loin, en rouge et bleu, s'approcher au pas. Clemenceau, nommé hier au Ministère de l'Intérieur, n'a pas perdu son temps, il a déjà envoyé les troupes. Un coup plus puissant que tout ceux que j'ai pu recevoir au cours de la dernière semaine, me plie en deux. Mon souffle est coupée. Bientôt une auréole se forme sur ma jupe. Coralie Petit me prend par le bras et m'extirpe de la foule compacte. Voyant mon air abasourdi elle m'annonce:
- Tu as perdu les eaux ! Faut te sortir de ce bourbier !
Dans un état second, je me retrouve à la « Goutte de lait » qui a été envahi par de nombreux mineurs, petit hôpital grouillant de monde. Des soignants venus de tout le Nord de la France rechignent d'abord à me prendre en charge, mais je crois que l'insistance de Coralie finit par les convaincre. Et tandis que l'hôpital se remplit de manifestantes et grévistes blessés, j'accouche d'une petite Célestine déjà orpheline avant même de naître. Je ne saurais décrire les vagues d'émotions contradictoires qui me traversent au moment où je l'observe pour la première fois. Entre colère, peine, douleur, joie et espoir.
***
Honoré, 19 mars 1906, 21h32:
Les réserves d'avoines et de carottes ont fini par s'épuiser aussi et nous tournons visiblement en rond. Malgré l'assurance que met Pruvost dans ses indications, nous avons tous fini par perdre espoir. Nous sommes plus ou moins assoupis lorsque je suis réveillé par un son que j'avais presque oublié, celui de sabots contre le sol. Je me dresse d'un coup et manque presque de m'évanouir. J'allume la seule lampe que nous avons et la tend dans l'obscurité. Ce que je vois est irréel. Je dois être mort, ou salement enfiévré. C'es Ecuyer qui est fièrement dressé devant moi. Visiblement heureux de me retrouver, il s'ébroue et souffle bruyamment contre mon visage.
Affectueusement, je passe ma main sur son encolure, si c'est lui l'ange qui me mènera au paradis, je l'accepte volontiers.
-Ah ben en vla une belle aubaine !
Je me retourne, le reste du groupe est réveillé et observe la scène avec attention. Je ne rêve pas, Ecuyer et moi sommes bien vivants.
-C'doit être l'avoine q'la attiré. Ou toi. Chais pas mais on va pas l'laisser s'barrer. Murmure Nény avec envie.
Le sens de ses pensées m'apparait, limpide. Elles me pétrifient, et pourtant, je sais que c'est la raison et la survie qui vont me pousser à le faire. Et je le fais. Tendrement, presque avec douceur, je saisi le licol d'Ecuyer, tout en l'apaisant avec de belles paroles. Et d'un signe de la main, je lance le signal. Nény, Elie et Castel se jettent sur son encolure et lui assènent des dizaines de coups de rivelaine. L'animal se débat, rue, hennit, fou de douleur, avant de s'effondrer. Encore quelques tressaillement parcourent sa croupe et ses membres avant qu'il ne rende l'âme.
A travers les flots de larmes qui gorgent mes yeux, j'observe mes camarades dépecer celui qui avait été mon ami et se repaitre de sa chair crue, sanguinolente. Moi même, affamé, je prend part au festin.
Dans ces funestes limbes, il n'y a plus d'innocents mais seulement des monstres.
***
Louise, 22 mars 1906, 13h21:
Je suis rentrée chez moi. À la vue de ma fille, la colère s'est dissipée pour laisser place à une douce mélancolie. Je partage la joie de cette naissance avec les quelques personnes qui me restent, ma mère, mon fils. Mais aussi celles que j'ai rencontrées dans le chaos, toutes ces femmes avec qui partager mon deuil, ma peine, elles me comprennent mieux que personne.
Souvent, j'ai le coeur qui se serre en pensant à mes frères qui ne connaîtront jamais le bonheur de fonder une famille. Ou à ma mère, qui a vu ses enfants disparaitre dans une fournaise. Je n'ose même pas imaginer sa peine. Elle ne pourra probablement jamais s'en remettre, rien ne pourra remplacer cette perte. Parfois, je pense au futur, sans Léonce, comment je vais pouvoir assurer un avenir à ses enfants ? J'aurais tellement aimé qu'il les voit grandir à mes côtés. Vieillir ensemble. Mais je dois me contenter de ce que la vie m'offre. De là haut, ils nous protègent, ils veillent sur nous. A nous d'être fortes, d'être dignes d'eux. Il faut profiter des vivants, nous aurons l'éternité pour rattraper le temps perdu avec les morts.
Au loin, dehors, le monde ne s'est pas arrêté, des grèves ont fleuries un peu partout dans le pays, et même au delà des frontières. La tragédie de Courrières a ému le monde entier disent les journaux. La vérité, c'est que c'est seulement l'étincelle qui a enflammé les foules. La vrai tragédie, c'est que partout, des peuples survivent, avec juste assez de repos, juste assez d'argent pour redescendre le lendemain dans ces trous. Juste assez d'espoir pour avoir une descendance, qui prendra la relève. Pas assez de rêves, trop peu d'énergie pour se révolter. Un quotidien insoutenable. Et il aura fallu un millier de sacrifiés pour que l'on s'en rende compte. J'ai espoir que mon fils n'aura pas, plus tard, à prendre la cage pour descendre dans les entrailles de la terre, pour vivre.
***
Honoré, 24 mars 1906, 15h06:
Nous avons fini par nous organiser en étoile. A défaut de trouver un puits menant à la surface, nous revenons toujours à une écurie où se trouve un puits, d'eau, où elle a la bonne idée de couler assez claire. Le fait même, que nous ayons fini par avoir des habitudes nous rassure autant que cela nous effraie, même si cela nous permet de ne pas finir fous, ça reste la preuve que nous sommes coincés dans cet abîme depuis bien trop longtemps.
Le jeune Martin, qui, je dois le dire, est parmi les plus affectés par notre situation, a pris pour habitude de crier des voeux dans le puits. L'écho lui revient parfois et semble le réconforter. Aujourd'hui, pourtant, il revient, le souffle saccadé:
-Le puits. Le...puits ! Des gens...Des gens ont répondu ! Ils m'ont répondu !
Nous nous demandons si ce n'est pas la viande chevaline, qui commence à faisander qui le fait tourner de la tête. Je décide quand même de le suivre... Et je n'en reviens pas ! Des gens répondent à nos appels. Encore une fois, le groupe entier relevant le même miracle, nous en concluons que ce n'est pas la folie mais la réalité. Ce doit être des ouvriers chargés de déblayer la fosse. Plus tard dans l'après midi, les voix ne répondent plus à nos appels. Nous décidons de monter plus haut dans les galeries dans l'espoir d'y découvrir d'autres prisonniers. Dans l'allée n°285, nous appelons dans le noir:
-Hé là ! Il y a quelqu'un ?
-Oui ! Nous sommes des prisonniers, me répondent les mystérieuses voix.
Avec précipitation, nous nous rapprochons d'elles.
-Nous aussi ! C'est qui ?
C'est Wattiez, Léon Boursier et l'fils Pruvost ! Mon fils !
Le père Pruvost se jette dans les bras de son fils. Il pleure, de joie cette fois. Non, je rectifie, ils pleurent. Nous pleurons tous. Combien de miracles vivrons nous encore avant de revoir la lumière du jour ? Que ce monde de nuit sans étoile est étrange.
***
Louise, 30 mars 1906, 11h34
Alors que nous avons arrêté de compter le nombre de jours de désolation qui nous séparent de la catastrophe, une rumeur folle, presque surnaturelle, ravive les espoirs les plus fous parmi les veuves et les mères endeuillées. Treize survivants avaient été miraculeusement retrouvés dans les décombres de la fosse Lavaurs.
La vieille Adolphine, toujours au courant des nouvelles les plus fraîches et les plus précises, se présente tôt ce matin à ma porte les yeux pétillants d'optimisme.
-Parmi les escapés, y'a un gars de Lison. Vingt ans, il bossait à Broca.
Ma mère, juste derrière moi, s'écrit :
-C'est Jean ! C'est mon Jean ! J'lavais dit qu'l'allait remonter.
Après de longues hésitations, nous concluons que j'irais plus vite jusqu'à Billy-Montigny que ma mère, elle garderait les petiots Accart en attendant le retour inespéré de leur oncle. Malgré mon retour de couche, je crois que je n'ai jamais parcouru les quatre kilomètres qui séparent mon coron du puits n°2.
A peine arrivée, je prend conscience que tout le monde nourrit le même espoir que moi. Chacun espère ressusciter un de ses défunts. J'ai de la peine pour tous ces gens, qui seront déçus lorsqu'ils découvriront qu'aucun des rescapés n'est leur fils. Il m'est quasiment impossible de me frayer un passage jusqu'à la salle « Goutte de lait » où j'ai accouché dix jours plus tôt. A force de volonté et persuasions diverses, je parviens à déjouer les barrages successifs qui se dressent entre moi et mon frère...
***
Honoré, 30 mars 1906, 13h05:
Que c'est bon de se retrouver parmi les vivants. D'enfin respirer un air pur. D'enfin boire de l'eau claire. Nous n'y croyons plus ce matin, quand nous avons fini par regagner des galeries de moins en moins profondes. L'employé en charge des travaux qui nous a découvert croyait rêver lui aussi. Le cauchemar a pris fin presque aussi subitement qu'il avait commencé.
Je me sens sans forces, et même si j'ai hâte de redécouvrir le monde, pour l'instant, j'ai presque peur de me fondre dans la foule qui acclame notre venue. D'ailleurs, le personnel soignant, supervisé par le docteur Lourties, refuse toute visite pour le moment. Je me demande si je pourrais un jour retrouver une vie semblable à celle que j'avais avant. J'ai l'impression que si l'on me sépare de mes camarades d'infortune, j'en mourrais.
C'est alors que je vois une furie débouler au milieu de l'infirmerie. Je la reconnais immédiatement. Louise Lefebvre. Pourquoi est elle venue me voir ? Cela me réconforte de voir cette figure de mon enfance de mes propres yeux. Le monde d'en haut n'a donc pas tellement changé. C'est une ancre, un repère dans ma renaissance. Elle se recoiffe légèrement, souffle un grand coup, prépare son plus joli sourire...et se décompose.
-Honoré ? Mais ? Toi ? Ce n'est pas...
Je n'ai pas le temps de répondre quoi que ce soit que sa gorge se serre, ses yeux se gorgent de larmes et elle fait volte face, disparaissant en un instant.
***
Louise, 1 juillet 1906, 14h44:
Lorsque les derniers espoirs se sont évanouis, il a fallu faire face avec pragmatisme. Au cours des derniers mois, les corps ont été lentement remontés. Pour nous, ça a d'abord été Léonce, le 16 avril, mettant fin à toutes spéculations sur un fantasmagorique retour. Puis Jean, il y a quinze jours et enfin, hier notre jeune Louis.
Ma mère n'est plus que l'ombre d'elle même, quant à moi, je n'ai pas le temps pour le deuil. Face à la levée de quarante mille grévistes, le premier flic de France, comme il aime être appelé, a mobilisé vingt mille soldats. Toutes les têtes du mouvement, hommes comme femmes ont été emprisonnés. Ces espoirs là aussi ont fané, les mineurs resteront des éternels forçats. Pour nous sustenter, nous avons obtenu une maigre rente de veuves, et les mineurs qui ont survécu, un jour de repos hebdomadaire. L'envers du décor, c'est que les veuves et orphelins vont bientôt devoir quitter les logements que nous habitons et les grévistes ont été massivement licencié.
Il y en a quelques uns pour qui, cette catastrophe a réussi. Ricq, a été décoré pour son héroïsme, son sang froid et son réalisme. Par les mêmes crapules qui avaient refusé de l'écouter lorsqu'il avait annoncé un coup de grisou. Et puis les quatorze rescapés, les treize du 30 mars, et un dernier, sorti des décombres quatre jours plus tard. Ils ont fait la une des journaux parisiens, sont invités à l'hippodrome d'Auteuil parmi les riches courtisanes qui les prennent pour de vaillants et courageux héros.
Et bien-sûr, Honoré Couplet, qui avait été l'ami de mon frère depuis toujours, n'est pas en reste. Il a joué de son statut de rescapé, de mascotte, pour obtenir un vulgaire poste en surface, de pointage des mineurs. Le plus simplet des galibots pourrait le faire. Pourtant, bien content de sa place au soleil, notre cher Honoré, que tout le monde plaint, le regarde, ce petit gamin, s'enfoncer, comme tous les autres survivants, chaque jour dans les tréfonds de la fosse.
Jamais mon frère n'aurait accepté un tel privilège, jamais. Mon frère était digne, lui. Mais Jean est mort. C'est Honoré qui a survécu. Pourquoi lui ?
***
Honoré, 22 décembre 1922, 21h26:
Ce soir, peu après avoir quitté le bureau, attendant le tram à Croisée-LaRoche, j'ai croisé Louise Lefevbre. Cela faisait plus de quatorze ans que je ne l'avais pas vue. Précisément depuis l'enterrement de sa mère, Célestine, deux ans après le drame. La pauvre femme avait eu le coeur brisé par la mort de ses fils.
Louise était courbée, épuisée par la vie, et était accompagnée de sa fille, Célestine, la jeune. Nous avons échangé quelques mots, des banalités, sur l'hiver, les fêtes de fin d'année, le temps qui passe et quelques autres fadaises mélancoliques.
Puis mon tram est arrivé, je suis monté et elle s'est évaporée dans la foule. Tandis que silencieusement, la ligne J, m'entrainait dans cette nuit illuminée, flamboyante, je fus pris de ce mal qui vous touche lorsque vous constatez que le passé a emporté tout ce qui constituait votre vie, avant.
A ma sortie, après vingt jours entre les morts, rien n'avait plus jamais été comme avant. La Compagnie des Mines de Courrières était décimée et la région n'était plus que pleurs et désolation. La plupart de ceux que j'avais connus étaient morts, Jean évidemment, mais aussi son petit frère Louis et son beau-frère, qui nous avait tout appris dans les mines, Léonce. Même Gilbert Gheysens, mon concurrent des bancs d'écoles avait péri dans la catastrophe. Pour lui, il parait qu'il ne serait pas mort sur le coup d'après ceux qui ont découvert son corps. Mais c'est le genre de chose qui dérangent tellement, qu'elles ne se disent qu'à demi-mots.
Je n'avais jamais pu remettre les pieds sous terre, j'admire Danglot et Pruvost qui y travaillent encore tous les jours. J'étais tout simplement paralysé lorsqu'il fallait remonter dans la cage. Ne voulant pas faire de vagues, comme j'étais une sorte de symbole, le patron, Lavaurs, me trouva une petite place à la surface. Je me suis toujours senti mal à l'aise de me savoir ici, quand les autres étaient sous terre, morts ou vifs.
Mais les privilèges et la notoriété, ne m'ont pas empêché, ni d'être sans cesse hanté par d'horribles visions qui resteront gravées dans ma rétine pour le restant de mes jours, ni d'être appelé en 14.
Ce fût également le cas du petit Martin, ce fût l'un des premiers tombés au champ d'honneur. Quel honneur ? Il avait vingt-deux ans.
Deux ans plus tard, après déjà avoir été gazé deux fois, je connu Verdun. Ils avaient réussi la prouesse de recréer l'enfer des mines, à l'extérieur. Le manque d'air, la boue, le froid, la faim, la putréfaction, la mort, omniprésente. C'est grâce à Charles Hette, un camarade de Loison, qui insista pour me rechercher, persuadé que j'étais encore vivant, que je suis encore de ce monde aujourd'hui.
A mon retour, rares étaient les jeunes hommes vivants dans la région de Lens, ce qui avaient survécu dans la mine étaient morts au front ou juste après, de la grippe espagnole. Je ne supportais plus cette funeste ambiance. Je décidai de partir m'installer à Lille, où je suis devenu comptable pour le tramway. Je le suis toujours, j'ai désormais une famille et même si Lille est à peu près si désolée et anéanti que Sallaumines, je ne sais pas qu'il y avait avant.
Louise avait déménagé avant la guerre, elle, en effet, elle avait été chassée du coron où elle vivait avec Léonce, et était devenue bonne, logeant dans une minuscule chambre avec ses deux enfants. Après la catastrophe, elle avait toujours été distante. Je crois qu'elle aurait préféré que son frère soit un rescapé plutôt que moi. Et elle en gardait une forme de rancoeur, d'amertume.
La Compagnie des Mines de Courrières, elle, n'avait pas décidé de quitter son gisement. Faute de main d'oeuvre locale, elle avait fait venir des centaines de travailleurs qu'elle recrutait dans nos colonies. Elle les recrutait jeunes et célibataires. Sans attaches, ils pouvaient mourir en silence. Il n'était pas nécessaire de loger leurs veuves et leurs orphelins. Ces travailleurs là étaient bien plus rentables.
Pourtant, je ne suis pas sûr qu'être le survivant soit la meilleure des conditions, Jean, Gilbert ne vieilliront jamais, j'y pense souvent quand je vois le père de famille que je suis devenu. Pourquoi moi et pas eux ? Mais ils n'auront pas n'ont plus connu les atrocités de la guerre, ni même du coup de poussière. Ils sont mort sans avoir le temps de voir, de comprendre. Seize ans plus tard, il n'y a pas une nuit où je ne me réveille brutalement, au son d'une détonation, fragment indomptable d'un passé douloureux.
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