38 - Jade
Jade
Samedi 6 juillet
Palais de Holyrood, Édimbourg, Écosse
Les premiers pas furent silencieux. Je n'étais pas suffisamment à l'aise pour lancer la conversation, et j'étais certaine que cette visite des jardins n'était qu'un prétexte pour passer un moment seule avec moi. Elle avait quelque chose derrière la tête, comme toutes les mères. J'imaginai que chaque belle-fille devait passer par cette étape de la conversation entre quatre yeux. Mais elle n'était pas comme toutes les mères, elle était Reine. Et c'était surtout ce titre qui m'empêchait de prendre la parole la première. Mila m'avait expliqué que c'était toujours la Reine qui lançait la conversation, qui en choisissait le sujet. Et bien que cette réalité ne m'avait pas tant frappé que ça durant l'heure qui s'était écoulait, ici, dans ces jardins, tout mon esprit était centré sur la couronne et le protocole qui allait avec.
Et plus nous nous éloignions de notre petit comité, plus j'étais inquiète par la conversation qui nous attendait. J'en connaissais le sujet sans même qu'aucun mot n'eut été prononcé. C'était une chose évidente, j'avais juste peur de ce qui pourrait en découler, du ton qui serait utilisé, de ce que cela ferait naître en moi.
— Je suis heureuse qu'Alex ait décidé de vous présenter à la famille avant votre départ, m'adressa-t-elle avec sincérité.
— Moi aussi.
Nous nous adressâmes un sourire tout en continuant à marcher. Nous descendîmes ensuite quelques marches supplémentaires et arrivâmes dans la partie du jardin la plus colorée jusque là : il y avait des parterres de fleurs à des dizaines de mètres à la ronde, entrecoupés par des petits chemins eux-mêmes agrémentés par, tantôt des bancs, tantôt des petites décorations en terre cuite. Je continuai à suivre la Reine, bien qu'un peu distraite par toutes ces couleurs et ces odeurs qui me ramenaient à de tendres souvenirs d'enfance en compagnie de grand-père.
— Asseyons-nous.
La mère d'Alex indiqua un banc non loin de nous et j'opinai. Cette proposition me fit comprendre que LA conversation tant attendue allait démarrer et j'avais hâte que cette épreuve fût terminée. Cela provoquait trop de stress pour mon pauvre petit cœur, et j'étais certaine qu'Alex devait vivre quelque chose de similaire sur la terrasse.
Je m'asseyai après elle en prenant une profonde respiration et en tentant, du mieux que je le pus grâce à un sourire, de garder mon inquiétude à l'intérieur de moi. Cela ne fut pas suffisant, si j'en crus le rire de la Reine et les mots qu'elle prononça.
— Je ne compte pas vous manger, Jade.
Je devenais assurément rouge écrevisse, tout du moins je ressentis une bouffée de chaleur m'envahir et cela dû se faire remarquer, car la Reine rit à nouveau avant de me tendre sa main, paume vers le haut. J'hésitai une seconde, plutôt perdue par la situation, avant de déposer ma main sur la sienne.
— Pourquoi voudrais-je manger la personne qui arrive à rendre Alex aussi heureux ? surenchérit-elle d'une voix pleine de gratitude. Non, j'aimerais plutôt vous remercier.
— Me... me remercier ?
— Oui, de le rendre aussi heureux.
— Je ne pense pas qu'il faille me remercier pour ça. Alex me rend aussi heureuse, que je le rends heureux. Je veux dire... c'est juste normal, je ne pense pas que ça vaille des remerciements.
— Si vous l'aviez vu l'été dernier, vous comprendriez pourquoi je vous dis merci.
Dans son sourire, j'y décelai une pointe de tristesse à l'évocation de cette période, et cela m'intrigua. Je savais qu'Alex n'avait pas été heureux lors de sa précédente relation, mais je n'avais pas vraiment une idée précise de l'état dans lequel il était avant notre rencontre. Était-il aussi malheureux que le laissait supposer la tristesse que j'avais furtivement décelée sur le visage de sa mère ?
— J'ai l'impression qu'il a enfin trouvé ce qu'il cherchait depuis tout ce temps. Qu'il vit enfin. Qu'il a trouvé cette petite étincelle dont on a tous besoin pour vivre. Cela varie d'une personne à l'autre. Pour certains, cela peut-être un travail ou une personne. Pour Alex, il est clair que vous êtes son étincelle qui l'anime d'un feu que je n'avais jamais vu chez lui.
J'étais là, devant la femme qui lui avait donné la vie, et qui ne tarissait pas d'éloges à mon égard. Je restai sans voix face à la reconnaissance qu'elle avait envers moi, et l'affection évidente qu'elle me portait. Je savais que cette affection n'avait, du tout moins pour l'instant, rien à voir avec la personne que j'étais, mais plutôt ce que j'avais réussi à apporter à Alex et, dans un certain sens, à elle aussi. J'avais été si intimidée de la rencontrer... de les rencontrer tous, à vrai dire. Mais la manière dont elle avait de me tenir la main, la façon dont son sourire s'étirait, me faisait tout oublier. Nous étions juste là, la mère et l'amoureuse, s'ouvrant leur cœur mutuellement.
— J'espère... que tout ira bien.
Son côté dragon ressentit un instant, me rappelant que j'avais le cœur de son fils entre mes mains et que je devais en prendre grand soin. En tout cas, ce fut comme cela que je perçus ces derniers mots. Peut-être n'était-ce pas son intention, peut-être était-ce ma propre inquiétude qui m'avait parlé. Et, inquiète, une part de moi l'était toujours. Elle s'était adoucie : les examens m'avaient trop accaparé l'esprit pour réussir à me rappeler de l'anormalité de notre relation. Mais ces mots, ce jardin mirobolant, cette demeure que j'avais traversée à notre arrivée, me rappeler ce qui nous séparait, Alex et moi. Un train de vie tout à fait opposé, que je peinais encore à comprendre, à assimiler, à intégrer dans ma propre vie.
Pour la première fois depuis le début de notre relation, une question s'était immiscée dans mon cœur. Une question née des doutes qui refaisaient surface, du sourire plein d'espoir de sa mère que je percevais désormais comme un poids immense sur mes épaules, ainsi que la charge si imposante de la couronne.
« Avais-je ma place dans tout cela » ?
Une question dont je ne pensais pas trouver la réponse, jusqu'à ce que je sentis une nouvelle pression affectueuse sur ma main et que je clignai des yeux : le sourire de la mère, qui était aussi la reine, me rappela à l'ordre. J'étais toujours pleine de doute, mais il y avait de l'espoir. J'étais l'espoir de son fils et, dans un certain sens, elle était le mien. Car je savais qu'il y avait une seule personne que je devais convaincre. Une seule personne pour marquer son accord, me faire entrer dans ce monde officiellement. Une seule personne qui pouvait me tendre la main et m'accepter dans ce monde si particulier : c'était la Reine. Et ma main était déjà dans la sienne.
— Imaginiez-vous devoir affronter mon interrogatoire en un si bel après-midi ? me questionna-t-elle avec un sourire en coin.
— Oui... Je dois bien avouer que c'était l'un des scénarios auquel je m'étais préparée.
— Et que comptiez-vous me dire ?
— J'imagine que ça dépend des questions qui m'auraient été posées.
— Excellement répondu, je vois que la diplomatie est l'une de vos qualités. Puis-je vous poser quelques questions, étant donné que vous vous y êtes préparée ?
Je hochai la tête, bien moins anxieuse désormais. Je savais que la conversation ne pourrait pas prendre une tournure dramatique, pas après nos premiers échanges. Rien de négatif ne pourrait arriver lors de ce séjour, j'en avais l'intime conviction.
— Pourquoi avoir choisi l'Histoire ?
Ma préparation mentale à l'interrogatoire avait surtout porté sur notre couple et mes qualités. Mais cette question était tout à fait banale et fit réduire mon stress d'un nouveau niveau. J'ouvris alors la bouche, touchée par son intérêt, mais aussi par l'histoire que je m'apprêtai à lui narrer. Une histoire qui remontait à plus d'une décennie et rappelait grand-père dans mon cœur. Et lorsque je finis de lui raconter notre périple, à maman et moi, à Washington, j'en viens à lui parler de mon enfance, tout naturellement, agrémentée parfois de ces questions. Si la Reine avait parlé la première, c'était désormais moi qui avais presque main mise sur la parole. Mais cela ne semblait pas l'ennuyer. Au contraire, elle semblait très attentive et calait ses émotions sur ceux que je ressentais quand je racontais l'un ou l'autre souvenir que ce fut la tristesse, la nostalgie ou le bonheur.
— Et votre père ?
Et la colère. Pas contre elle. Contre lui. Une colère qui était aussi ancienne que mon premier souvenir. Une colère dont je n'avais jamais réussi à me détacher. Elle avait toujours été là, telle une vieille amie, me rappelant que la moitié de mon ADN n'avait pas voulu de moi. Que quelqu'un m'avait déjà fuie, bien avant que je ne pris mon premier souffle.
— Et il est parti quelques mois avant ma naissance. J'imagine que tous les hommes ne sont pas faits pour être père.
— Je suis désolée.
— Vous ne pouviez pas savoir, ce n'est pas grave.
« Ce n'est pas grave ». Cette formule de politesse qu'on dit pour soulager son interlocuteur. Mais c'était tellement un mensonge. Comment une blessure que je traînais depuis ma naissance ne pouvait-elle pas être grave ?
J'ignorai si, un jour, j'allais réussir à en guérir, ou si je resterais éternellement l'orpheline blessée. Arrivait-on à oublier ce sentiment d'abandon ? Je l'espérais tellement.
— Peut-être devrions-nous rejoindre Alex, proposa-t-elle avant d'ajouter avec amusement, le pauvre, il doit certainement être en train de paniquer. Il doit penser que je vous fais subir cet interrogatoire.
— Vous croyez ? Alex n'a pas arrêté de me dire que je n'avais aucun souci à me faire.
— Alex est plus doué pour donner des conseils plutôt que pour les suivre. De plus, il lui arrive de s'inquiéter outre mesure pour les gens qu'il aime. Et vous êtes la personne qu'il aime le plus au monde, je vous laisse donc imaginer l'état dans lequel il doit se trouver à l'heure actuelle. Il doit se liquéfier sur place.
Sa mère éclata de rire avant de se lever et de me tendre son bras. Elle le connaissait depuis bien plus longtemps que moi, alors elle avait sans doute raison. Et l'imaginer dans cet état me donna envie de le rejoindre au plus vite. J'avais angoissé à l'idée de cette rencontre, j'avais donc une très nette idée de ce qu'il pouvait ressentir à cet instant précis, et je voulais lui apporter la sérénité à laquelle j'avais tant aspiré. Je me levais donc et pris le bras de sa maman. Nous prîmes le chemin en sens inverse et retrouvâmes la terrasse où le reste de la famille riait aux éclats... Tous, sauf Alex, qui avait le regard tourné vers le jardin. Lorsqu'il nous repéra, qu'il remarqua la touchante proximité que nous avions elle et moi, je le vis sourire et ses traits se détendirent. Sa mère avait raison : Alex avait dû se liquéfier depuis notre départ. Il devait être tant soulagé de nous voir ainsi, autant que moi, j'en étais persuadée !
— Allons déballer nos valises, me glissa-t-il à l'oreille alors que je m'installai à côté de lui.
— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, cela risque de paraître impoli et...
— Jade et moi allons nous reposer un peu, déclara-t-il en se levant. Le voyage a été long.
— Nous ferions tous mieux de rentrer à vrai dire, surenchérit son père, le soleil est quelque peu épuisant, et votre grand-mère compte tous sur vous pour le dîner. Aucune excuse pour se coucher avant elle aujourd'hui.
Alex lança un sourire à son père avant de me tendre la main. Je me levai à nouveau, bien que je n'avais pas vraiment eu le temps de poser mes fesses sur le siège, et entrelaça ses doigts au mien. Nous fûmes les premiers à quitter la terrasse et à retrouver la fraîcheur de l'intérieur de la bâtisse. J'étais quelque peu mal à l'aise de les quitter aussi vite, mais Alex ne semblait pas s'en faire. Nous traversâmes le palais sans un mot, arrivâmes au premier étage avant d'entrer dans la chambre. Alex avait marché si vite que, cette fois-ci, je n'avais pas eu le temps d'observer et de m'imprégner des lieux. Je n'eus même pas le loisir de regarder la chambre que j'allais occuper que, déjà, il se tournait vers moi et m'embrassa. Un baiser bref que je n'eus pas non plus le temps de savourer, car Alex s'écarta et ouvrit la bouche.
— Explique-moi avec le plus de précision possible ce que vous vous êtes raconté pendant plus d'une heure ?
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