Jade

Samedi 6 juillet

Palais de Holyrood, Édimbourg, Écosse

Il suffit d'un raclement de gorge pour que mon stress, qui s'était dissipé sous l'effet du baiser, reprît possession de chaque cellule de mon corps. Si tôt après, je m'écartai d'Alex d'au moins deux pas et me tournai vers l'individu qui nous avait surpris, en étant rouge de honte.

— Vous avez de la chance qu'il ne s'agisse que de moi, dit-il avec un sourire en coin. Grand-mère vous aurait sûrement gratifié d'une remarque cinglante, tandis que nos parents auraient plutôt été gênés par la situation.

« Tout comme je le suis à cet instant précis » pensai-je alors que j'adressai un sourire timide à l'homme que j'avais reconnu sans l'ombre d'un doute : le Prince Edward, son frère aîné.

— Salut Ed !

Alex s'avança vers son frère, tandis que je restai stoïque, comme plantée dans le sol. Les frères se gratifièrent d'une franche accolade, qui me rappela à quel point Alex aimait son frère, ce qui me parut réciproque. Une fois les salutations faites, ils se tournèrent tous deux vers moi et s'approchèrent.

— Ed, voici Jade.

— Jade, je suis vraiment ravie de te rencontrer, Alex m'a beaucoup parlé de...

Ed s'arrêta de parler alors que j'effectuai la révérence pour laquelle je m'étais beaucoup entraînée. Je me redressai aussitôt, inquiète à l'idée d'avoir fait un pas de travers ou de paraître absolument ridicule. Ed avait le regard tourné vers Alex, l'air choqué.

— Ne me regarde pas comme ça, le conjura ce dernier. C'est Jade qui a insisté pour faire la révérence.

— Je vois, lui répondit-il avant de se tourner vers moi avec un sourire. Pas de révérence entre nous. Ni de « Votre Altesse Royale », de « Prince Edward » ou de « Monsieur ». Je suis juste Ed aujourd'hui, ou Eddie, c'est comme tu préfères.

Je hochai plusieurs fois la tête, sans pour autant réussir à prononcer le moindre mot. Je n'avais d'ailleurs pas encore parlé depuis qu'il nous avait surpris, mais j'étais trop subjuguée par la beauté des lieux et anxieuse par sa rencontre pour retrouver l'usage de ma voix.

— Elle va quand même faire la révérence au reste de la famille, intervint Alex. Elle est quelque peu bornée, ajouta-t-il en me jetant un regard amusé.

— Tiens, ça me rappelle quelqu'un ça, lâcha Edward d'un air faussement innocent.

Et je ris face à cette petite pique si détendue de son frère qui eut le don de me détendre quelque peu.

— Puis-je t'escorter ?

Edward me tendit son bras en gardant toujours ce même sourire amical et bienveillant.

— Nous venons à peine d'arriver et tu essaies déjà de me la voler ?

— Je profite de ces quelques mètres en sa compagnie avant qu'elle ne soit accaparée par les autres femmes de la famille, se défendit le principal intéressé d'un ton las. Ne t'en fais pas, Jade, elles sont incroyablement gentilles. Elles ont juste hâte de te rencontrer après ces mois à entendre Alex parler de toi. Et s'il y a un moment où tu ressens le besoin d'avoir une pause, il te suffira de me regarder et je volerai à ton secours.

— C'est moi son prince charmant, lui rappela Alex, c'est à moi de voler à son secours.

— Soit, si tu veux. Jade, je peux t'escorter ? réitéra-t-il sa demande.

— Oui, avec plaisir.

J'avais enfin réussi à articuler quelques mots, à mon plus grand soulagement. J'avais peur de rester muette le reste de la journée, comme foudroyée par l'angoisse. Je me saisis ensuite du bras que me proposait Ed tout en jetant un sourire encore crispé à Alex. Il me répondit par un nouveau sourire et un signe de tête, que je traduisis comme : « tout va bien se passer ». Puis, nous nous mîmes en route.

— Alors, ce voyage ? Pas trop long ?

— Non, ça a...

— Je parle à Jade, Alex. Tu ne vas pas parler à sa place toute la journée tout de même ?

Nous entendîmes Alex maugréer quelques mots inaudibles, ce qui nous fit échanger tous deux un sourire.

— Alors, ce voyage ? répéta Edward en tournant sa tête vers moi.

— Un peu long, je dois l'avouer. Mais c'était incroyablement beau de voir tous ses paysages. De découvrir un peu l'Angleterre, et l'Écosse, même de loin.

— Alex m'a dit que vous avez prévu un petit voyage d'une semaine avant ton retour aux États-Unis, c'est bien ça ?

J'acquiesçai d'un signe de tête.

— Tu vas rentrer avec des souvenirs pleins la tête. Dans un autre registre, est-ce que je pourrais te convaincre d'oublier la révérence et le protocole pour aujourd'hui ? Vois-tu, le reste de ma famille risque de réagir comme je l'ai fait. On ne tient pas à ce que tu fasses cela, tu n'as pas besoin de le faire. Tu es ici chez toi désormais.

Je tentai du mieux que je le pus de garder pour moi ma réaction, mais je devais avouer que cette dernière phrase m'avait beaucoup surprise... et touchée. Alex m'avait parlé de sa famille en long, en large et en travers. Il m'avait assuré que je serais accueillie à bras ouverts. Mais c'était une chose de le savoir, et c'en était une autre de le vivre.

Cependant, qu'Edward dise que j'étais ici chez moi, cela dépassait tout ce que j'avais imaginé et même espéré. C'était incroyablement beau et cela m'émeut à un tel point que j'eus du mal à contenir mon émotion. Afin qu'aucun deux ne remarquât que j'étais bouleversée, je décidai de répondre à sa question.

— Alex a essayé de me convaincre de ne pas le faire pendant toute une semaine.

— J'imagine que ça veut dire non ?

— Yep, ça veut dire non, confirma Alex qui était toujours derrière nous.

— Qui ne tente rien n'a rien n'est-ce pas ? De toute façon, comme je l'ai dit, ils te diront tous de ne plus faire. Cécilia, la première.

— Oh, au fait, félicitations pour votre mariage !

J'étais encore tellement perturbée par les lieux et les personnes que je m'apprêtai à rencontrer que j'en oubliai mes bonnes manières. Je m'étais pourtant promis de les féliciter à la première occasion : c'était dans ma to do list.

— Je l'ai regardé à la télévision avec une amie que je me suis faite à Oxford. C'était très... impressionnant, terminai-je d'une voix hésitante.

— Oui, dit-il en riant, impressionnant est un adjectif parfait pour qualifier cette journée. J'aurais aimé pouvoir t'inviter à la réception, mais cela nous était interdit à cause du...

— Du protocole ?

Edward hocha la tête avec un sourire désolé, et je repris la parole pour lui dire qu'il n'y avait pas de souci, que je comprenais. Je le remerciai ensuite d'avoir libéré son frère plus tôt que prévu pour que je puisse passer une partie de la nuit en sa compagnie. J'eus à peine le temps de finir ma phrase qu'Edward s'arrêta, à quelques pas d'une porte entrouverte. Une fenêtre était à nos côtés et j'y jetai un œil : l'extérieur n'était plus qu'à quelques pas, et je compris. Des rires s'élevèrent non loin de nous. Je n'étais plus qu'à quelques mètres du grand moment.

— Prête ? me questionna Edward avec un sourire rassurant.

Je tournai légèrement la tête vers Alex qui était juste derrière nous. Ce dernier était parfaitement serein, il était heureux. Je lui adressai un sourire avant de reporter mon regard sur celui d'Edward et de hocher la tête avec une pointe d'appréhension. Nous nous remîmes ensuite en marche, passâmes l'encadrement de la porte pour arriver sur la terrasse. Je fus en premier lieu éblouie par le soleil éclatant de juillet. Je dus cligner plusieurs fois des yeux avant de discerner la table de jardin et les personnes qui y étaient installées. Mais je n'eus pas le temps de voir autre chose, d'observer les visages, qu'Edward s'éloigna de quelques pas alors qu'une autre personne se jeta sur moi, les bras autour de mon cou.

— Je suis si heureuse de te rencontrer enfin ! s'exclama-t-elle d'une petite voix aiguë.

Cela devait être Sophie, sa petite sœur, sans le moindre doute. Je le compris, car Alex m'avait fait part de son excitation à l'idée de me rencontrer, mais aussi car mes yeux étaient toujours posés sur les personnes assises autour de la table et qu'elle n'y était pas. Je m'attendais à sa joie, mais pas à un tel élan d'affection. Il me fallut une bonne seconde avant de réaliser ce qui se produisait, mais surtout d'y répondre. J'avais été prête à faire cette révérence, mais difficile de l'exécuter en plein milieu d'un câlin. Je décidai donc de la saluer de la même manière : en passant mes bras autour d'elle et en l'étreignant timidement. Je fermai aussi les yeux durant cette accolade, afin d'en profiter et d'essayer d'oublier que nous étions observées. Sophie finit par me lâcher avant de se reculer et d'attraper mes mains dans les siennes.

— Je suis Sophie, se présenta-t-elle d'un large sourire.

— Moi aussi, je suis ravie de te rencontrer, Sophie.

— Viens, je vais te présenter au reste de la famille.

Ces derniers avaient quitté leur chaise et s'approchaient de nous. L'angoisse me gagna un peu plus, mais Sophie, qui avait bien dû me lâcher l'une des mains pour se tourner vers sa famille, garda l'autre fermement dans la sienne, et cela m'aida. La mère d'Alex, que j'aurais reconnu sans difficulté même si elle n'avait pas été reine, fut la première à arriver à notre hauteur. Je pris une brève et discrète respiration avant de faire la chose qui m'avait valu des réprimandes il y a quelques minutes de cela : la traditionnelle révérence, accompagnée par « Votre Majesté ».

— Alex ! s'exclama la Reine outrée. Ne me dis pas que tu lui as dit de faire ça ?

Je m'étais relevée suffisamment vite pour voir que tous les regards s'étaient tournés vers Alex. Je remarquai qu'Edward avait sa main devant sa bouche, comme pour s'empêcher de rire.

— Pourquoi diable vous tournez-vous tous vers moi ? Jade est une femme intelligente qui sait penser par elle-même, arrêtez de croire que je l'ai obligé à faire ça ! l'entendis-je se défendre avec une pointe d'exaspération. C'est elle qui a insisté pour le faire.

— Est-ce vrai ? me questionna-t-elle avec perplexité.

Je hochai la tête, en ayant à nouveau perdu l'usage de ma voix.

— Eh bien, reprit-elle visiblement touchée, merci. J'apprécie vos efforts, mais durant votre séjour et nos futures rencontres privées, il n'y a aura pas besoin de faire honneur au protocole ou de mettre trop les formes. Vous pouvez m'appeler Mary, et voici mon époux, Peter.

— Bonjour Jade, me salua ce dernier en me tentant la main.

Il me fallut toute la volonté du monde, alors que je lui serrai la main, pour ne pas lui faire une révérence, ou le gratifier d'une autre « Altesse Royale ». De toute façon, j'étais à nouveau muette et je ne risquai donc pas de faire la moindre bourde.

Vint ensuite le tour de la grand-mère, la Reine Mère, que j'avais déjà eu l'occasion de rencontrer dans des circonstances beaucoup moins favorables qu'aujourd'hui.

— Ma chère Jade, vous êtes encore plus jolie que lors de notre première rencontre.

Sachant que je venais de me réveiller, que je n'avais donc pas eu le temps de m'apprêter ni de me maquiller ou de me coiffer, c'était bien normal. Je la remerciai d'un sourire, alors qu'elle m'embrassait sur la joue. Elle s'écarta ensuite pour laisser la dernière convive me saluer : Cécilia, la jeune mariée, la Princesse de Galles, et aussi Duchesse de Kent d'après ce que j'avais retenu du mariage. De cette dernière, j'eus droit aussi à une accolade, quoiqu'un peu plus timide que celle de Sophie.

— Félicitations pour votre mariage.

Ouf, ma voix était de nouveau de la partie et je pouvais définitivement cocher cette case dans ma liste de choses à ne pas oublier. Pour le moment, aucune catastrophe n'avait eu lieu, mais j'étais encore paniquée à l'idée d'en faire une alors je fis très attention à chacun de mes pas lorsqu'on nous invita à prendre place autour de la table. Alors que tous regagnaient leur chaise, je me tournai vers Alex qui se tenait juste derrière moi.

— Tu vois, me murmura-t-il à l'oreille, je t'avais dit que tous se passeraient bien.

Ce n'était pas de lui ni même d'eux dont j'avais douté, mais de moi-même. De ma peur de ne pas réussir à être apprécié par sa famille. J'aimais tellement Alex, que cette épreuve m'avait terrifiée. Comment aurions-nous pu poursuivre notre relation sans l'approbation de sa famille ?

Oui, c'était un bon début. Mais j'étais là encore quarante-huit heures. Et beaucoup de choses pouvaient se dérouler pendant ce laps de temps. Je n'avais pas encore officiellement réussi cette épreuve. Une catastrophe n'était jamais bien loin...