Je crois que, quand on en arrive là, on doit faire quelque chose expliquant notre geste. Les puristes sont pour la bonne vieille lettre qui se termine par l'éternelle phrase « Je suis désolé » ; les plus modernes s'enregistreront devant une caméra - et les plus tordus en direct devant leur webcam, sous les encouragements de pervers anonymes en mal de sensations fortes.

Il n'empêche que les faits sont là : juste avant de faire le grand saut, on ne peut s'empêcher de vouloir laisser quelques bons mots, une ou deux belles phrases dignes de figurer aux côtés des plus grandes déclarations de l'Histoire.

Ce n'est pas mon cas. Non pas que je veuille me démarquer des autres par l'absence de la traditionnelle lettre de regrets dans laquelle j'expliquerais mon geste, mais parce que je ne vois plus l'intérêt d'écrire la même chose à chaque fois que je tente de me tuer.

Toutefois, cette fois-ci, je suis sûr de réussir. Après la corde qui s'est rompue lorsque j'ai essayé de me pendre, le saut dans le fleuve (mais repêché par un passant qui s'est cru obligé de jouer au héros), les somnifères (qui m'ont valu le lavage d'estomac du siècle), je suis certain de ne pas me rater avec un revolver collé contre ma tempe.

Comment en suis-je arrivé à cette extrémité ? C'est une bonne question à laquelle je ne pourrais apporter qu'une réponse incomplète et donc, par essence, imparfaite. C'est difficile de comprendre un acte qui semble incompréhensible et même, pour certains, égoïste.

Si vous lisez cette histoire dans l'espoir que je vous raconte ma misérable et courte existence, qui s'est apparentée depuis que je suis né à une implacable descente aux Enfers, vous en serez pour vos frais. Mes problèmes n'ont rien d'exceptionnels : je ne suis pas orphelin, ma famille n'a pas été charcutée par un tueur en série, je ne fais pas partie d'une minorité qui a subi des brimades durant son enfance, je n'ai pas non plus les organes sexuels atrophiés, je ne suis pas d'une laideur à provoquer des terreurs nocturnes chez les enfants ou des crises cardiaques chez les personnes âgées.

Non, rien de tout ça, je vous assure. Ce qui rend mon geste encore plus incompréhensible, n'est-ce pas ?

Allez, c'est parti : embarquons pour un fabuleux voyage qui va nous emmener aux confins du Grand Inconnu de l'Au-Delà. Je suis sûr que vous êtes curieux de découvrir ce qu'il y a après. Et grâce à ma mort, vous allez enfin savoir ce qui se passe lorsque votre cœur a définitivement cessé de battre.

Vous êtes prêt ? Nous avons atteint le point de non-retour. Vous êtes confortablement installé dans votre fauteuil ? Le compte à rebours va bientôt commencer. Je dois dire que je suis impatient d'être mort. C'est assez excitant, je trouve.

Voilà. On y est. Vous sentez les frissons se propager le long de votre colonne vertébrale ? Votre estomac se tordre, vos mains devenir moites ? Un peu comme si vous veniez de monter dans une montagne russe et que vous entendiez le bruit grinçant de la remontée mécanique.

Appréhension. Excitation. Peur, aussi, bien sûr.

J'ai la main un peu tremblante en prenant l'arme. Elle est magnifique, élégante et racée, je dois le reconnaître. L'Homme a toujours su faire preuve d'un incroyable talent lorsqu'il s'agit d'inventer toutes sortes d'objets menant à sa perte - et plus ça fait mal, plus ça le fait jouir.

*  *  *  *  *

Je sens le canon froid du revolver contre ma tempe. Bien. Tentative de suicide numéro quatre - la bonne, cette fois. Personne ne pourra me sauver. Même la femme de chambre aura du mal à décoller les morceaux de ma cervelle que je vais envoyer gicler contre le mur.

Tout le monde a bouclé sa ceinture ? Plus question de faire marche arrière, désormais.

Je sens mon doigt contre la détente. Sûrement le geste le plus important de toute ma vie - puisqu'il va y mettre fin. Durée de l'action : un millième de seconde. Et autant à la balle pour me trouer la tête.

C'est parti !