Le matin du jour J, lorsque j'ai ouvert les yeux, j'ai ressenti une étrange sensation. Comme des frissons.

Les enfants (et les plus grands qui ont gardé leur âme d'enfant) ont ce genre de frisson le matin de Noël — ou de leur anniversaire.

Sauf qu'aujourd'hui, j'allais tuer quelqu'un.

Un homme.

Un innoc... un homme.

J'ai reçu un message sur mon portable qui disait :

« Prêt ? »

J'ai perçu le ton ironique de mon interlocuteur et je l'ai envoyé se faire mettre, bien profond en plus.

*    *    *    *    *

Ça va peut-être sembler banal de dire que la journée a filé à une vitesse effarante, mais vous connaissez suffisamment la réalité pour savoir que c'est vrai. Il n'y a que les moments particulièrement douloureux (comme les contrôles de maths ou les spectacles de danse classique de votre sœur , ou encore les auditions de violon de votre frère) qui traînent en longueur, histoire de vous rappeler qu'on est là uniquement sur Terre pour en chier sévère.

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Comme je savais pertinemment que mon père et Karma étaient des crétins congénitaux doublés d'emmerdeurs finis, je devais absolument éviter qu'il ne leur prenne la brusque envie de venir foutre en l'air mon merveilleux plan.

Il était donc impératif d'arriver à me débarrasser d'eux pendant que Skull et moi nous nous occuperions du maire.

— Bien, ai-je dit en entrant dans la cuisine, Skull et moi, on va au Crystal.

Mon père m'a fait un clin d'œil entendu et a voulu partager avec nous un autre de ses souvenirs graveleux et parfaitement déplacés — surtout dans une cuisine, au moment de dîner.

— Robert, me suis-je empressé d'ajouter en le voyant ouvrir la bouche, que penses-tu d'une sortie père-fille avec Karma ? Vous pourriez aller au cinéma ce soir, par exemple ? Ils passent un film de princesses et de licornes, ça devrait te plaire Karma, c'est pour les gamines de cinq ans un peu attardées sur les bords.

L'intéressée m'a adressé un geste des plus vulgaires qui ne m'a pas ému le moins du monde.

— C'est donc d'accord, ai-je dit, satisfait de voir les rouages de mon plan s'emboîter parfaitement les uns dans les autres... jusqu'à ce que mon père vienne y mettre le grain de sable qui allait enrayer la mécanique bien huilée.

— L'inspecteur Armstrong sera là ?

Skull a grogné d'un air étonné.

— Oui, oui, me suis-je empressé de dire.

Mon père a semblé satisfait par ma réponse mais Skull a de nouveau grogné et m'a jeté un regard suspicieux.

Je n'ai pas pu m'empêcher de soupirer. J'avais pourtant tout expliqué à Skull, je lui avais dit que Senior croyait que nous travaillions pour la police. Mais non. Monsieur avait une mémoire de mouche. J'allais donc encore devoir tout lui expliquer, avant qu'il ne vende la mèche ou me tue ; et franchement, même si je suis (un peu) suicidaire, je n'ai pas vraiment envie que Skull me fasse la peau — réellement, au sens propre comme au sens figuré.

Le téléphone a sonné, nous faisant tous sursauter. Mon père, qui se balançait sur sa chaise, a poussé un cri de surprise et a basculé en arrière. Il y a eu un grand Bang ! et la chaise s'est cassée sous son poids.

Karma s'est portée à son secours tandis que je suis allé décrocher le téléphone, en me demandant par quel foutu miracle aucun de ces bras cassés n'avait encore réussi à mettre le feu à la baraque.

Skull a tapoté sur mon épaule au moment où j'ai répondu.

— Oui ?

— Bobby, c'est Écho ! Pourrais-tu...

—Armstrong ? a grogné Skull.

— Quoi ? me suis-je écrié. Tu peux répéter, s'il te plaît ?

— C'est Écho ! Est-ce que...

— Pourquoi est police...

— ... pourrais venir ? C'est...

— ... Armstrong ?

— STOP ! ai-je crié. Arrêtez de parler tous les deux en même temps !

— Mais il n'y a que moi, a objecté Écho.

— Armstrong ?

Un hurlement a soudain retenti dans mon dos.

— Ne quitte pas, ai-je dit à Écho.

Avec Skull, nous nous sommes précipités dans la cuisine. Par terre, il y avait une mare de sang qui grossissait à vue d'œil. Et au milieu, il y avait mon père, tout étonné, regardant sa jambe d'où jaillissait le sang en un magnifique petit geyser.

Alléluia, mon rêve devient enfin réalité !

Si Dieu existait et s'il avait effectivement entendu mes prières, il avait par contre un affreux sens du timing. Ce n'était pas mon père qui était censé mourir ce soir !

— Qu'est-ce qui s'est passé ? ai-je demandé, ahuri.

Comment peut-il avoir l'incroyable capacité de déclencher la Troisième Guerre mondiale dans la cuisine, avec uniquement une chaise pétée et deux marmites rouillées ?

— En tombant, je me suis planté un bout de chaise dans la jambe, a expliqué mon père. Je crois que je me suis coupé une artère.

J'ai secoué la tête. Tout ceci était parfaitement surréaliste.

— Écho ? ai-je dit en reprenant le téléphone. Ne bouge pas, j'arrive tout de suite.