22 - Home Sweet Home
L'inspecteur Armstrong nous a déposés devant ma maison, une petite bicoque de banlieue aux murs gris qui suintaient la tristesse et le désespoir — comme toutes les maisonnettes grises de banlieue qui s'effondrent comme des châteaux de cartes au moindre coup de vent.
Juste avant de partir, il m'a lancé :
— Ne tente rien de stupide ! On sait tous les deux que tu vas encore te rater...
Il a éclaté de rire et est reparti sur les chapeaux de roues, manquant au passage d'écraser le voisin qui sortait les poubelles.
— Rien n'a changé ! s'est exclamé mon père d'un air ravi en pénétrant dans la maison. Je suis parti il y a dix ans et pourtant j'ai l'impression que c'était hier !
— Parle pour toi, ai-je marmonné.
Mon nez ayant arrêté de faire la Mer Rouge, je pouvais à nouveau m'exprimer normalement (et aussi parce que c'est ultra agaçant d'écrire des dialogues pour un personnage qui parle avec le nez bouché).
— Je me rappelle quand on a emménagé ici avec ta mère, elle voulait absolument que je construise un abri antiatomique dans le sous-sol. Elle n'a jamais compris qu'elle était bien plus toxique que n'importe quelle bombe envoyée par nos ennemis.
— Sympa, ai-je commenté. J'imagine que tes gaz intestinaux intempestifs dont tu parfumais la maison à longueur de journée, et que même les Nazis auraient refusé d'utiliser à Auschwitz, c'était un véritable bouquet de senteur à côté ?
Mon père m'a ignoré, continuant de pérorer et de raconter toutes sortes de souvenirs, dont beaucoup auraient mieux fait de rester enfouis. J'ai ainsi appris, pour ma plus grande joie, que j'avais été conçu sur la machine à laver (parce que les vibrations du tambour favoriseraient la fécondation) ; et qu'une fois, profitant que ni ma mère ni moi n'étions là, mon père avait ramené Flake à la maison et ils avaient passé toute la nuit à faire des galipettes dans mon lit.
— C'était le bon vieux temps, a conclu mon père en soupirant.
Je ne pouvais que lui donner raison : pas de Karma, pas de Skull, pas de dettes et de factures à payer, juste une vie plutôt normale — si on excepte l'énorme secret de mon père.
— Tu comptes rester longtemps ? ai-je demandé.
— Allons, fiston, ne parlons pas des sujets qui fâchent, a-t-il répondu d'un ton qui sous-entendait que cette question était insultante, surtout venant de moi.
Il s'est ensuite rendu dans son ancienne chambre. J'avais scrupuleusement veillé à ne toucher à rien depuis la mort de ma mère — je crois que j'avais même laissé les draps en l'état.
Je suis allé dans la cuisine et j'ai eu la désagréable surprise de constater que tous les aliments dans le frigo étaient bons pour la poubelle car il ne fonctionnait plus, car il n'y avait plus d'électricité, car le courant avait été coupé par la compagnie, car je n'avais pas payé, car j'étais en retard dans mes factures et à l'hôpital, luttant courageusement entre la vie et la mort (ha, ha, ha). J'ai rapidement vidé le frigo mais j'ai quand même mis quelques aliments de côté, au cas où mon père devienne tellement insupportable que j'en sois réduit à l'empoisonner.
— Robert !
D'un point de vue purement tactique, j'ai décidé de ne pas lui répondre — parce que c'est toujours extrêmement désagréable quand vous appelez quelqu'un et qu'il ne daigne pas vous répondre.
— Robert !
Je me suis brusquement souvenu que mon père adorait ces yaourts à la fraise (c'est fou les petits détails insignifiants qui occupent inutilement de la place dans notre cerveau).
« Est-ce que je les garde, ou est-ce que je les jette à la poubelle ? »
Un rapide coup d'œil sur la date de péremption a fini de me décider : périmés depuis trois mois. Allez, hop ! au frigo (je sais déjà ce qu'il y aura ce soir au dessert — les toilettes vont passer un sale quart d'heure demain).
— Robert ! a répété mon père — sauf que cette fois-ci, il se tenait en face de moi, donc j'ai bien été obligé de lui répondre.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Tu as vu dans quel état est ma chambre ? a-t-il dit en agitant sous mon nez un oreiller qui sentait la mort (et pour cause : c'était celui de ma mère). Il y a des moisissures au plafond, une couche de poussière d'au moins dix centimètres sur les meubles, des trous aux rideaux, les fenêtres sont recouvertes de crasse, et je suis presque sûr qu'il y a des cafards !
Il a mis les mains sur les hanches et m'a fusillé du regard, un peu comme la maîtresse d'école qui aurait surpris un élève en train de sniffer de la colle.
— Alors ? Qu'as-tu à répondre à ça ?
— L'aspirateur est rangé dans le placard dans l'entrée.
Il m'a lancé un regard abasourdi. J'ai attendu qu'il m'explique que « non, mais non, ce n'est pas possible, je ne vais pas pouvoir faire ça, d'habitude c'est ta mère (paix à son âme) ou Flake chéri qui s'en charge », mais il n'en a pas eu le temps. On a frappé à la porte d'entrée.
— Ce doit être Skull, ai-je dit en reconnaissant sa silhouette de troll qui patientait sur le perron.
Mon père s'est précipité dans sa chambre à la vitesse de la lumière (tiens, il a plus peur de Skull que des cafards ? C'est bon à savoir).
— Des cafaaaaards ! a-t-il hurlé en jaillissant de la chambre à la vitesse de la lumière (en fait, non : il a autant peur de Skull que des cafards — c'est toujours bon à savoir).
Il a grimpé les escaliers quatre à quatre et est allé se réfugier à l'étage.
La porte a failli sortir de ses gonds lorsque Skull a frappé une seconde fois. Je me suis dépêché d'aller ouvrir avant qu'il ne la défonce complètement.
— Salut, ai-je dit en m'aplatissant le plus possible pour le laisser entrer. Qu'est-ce que tu viens faire ici ?
Skull a grogné et j'ai cru l'entendre dire « mdr », mais mon récent séjour à l'hôpital et tous les produits qu'on m'avait injectés avaient dû sérieusement abîmer mes tympans (parce que, autant dans la bouche d'une adolescente pré-pubère qui a envie de se marier avec tous les membres des One Direction et qui pense que les Rolling Stones sont des pierres précieuses magiques, ça passe ; autant dans la bouche du rejeton démoniaque issu de l'union contre-nature d'un gorille et d'une broyeuse de poussins, ça ne passe pas du tout).
— Qu'est-ce que tu veux ? ai-je demandé tandis qu'il s'asseyait sur le canapé (si un jour vous vous réincarnez en divan et que Skull — ou l'un de ses ersatz — s'assoit sur vous, il sera temps que vous vous interrogiez sur les mauvaises actions que vous avez pu commettre dans vos vies antérieures).
— mdr, a-t-il dit.
— mdr ?
Bonne nouvelle : mes oreilles vont bien. Par contre, sa réponse m'a laissé tout à fait perplexe — elle m'a même plongé dans une profonde perplexité.
— M.D.R, a-t-il corrigé en grognant. Meurtre Dangereux et Risqué.
J'ai pris le temps de digérer la nouvelle et, une fois que mon organisme l'a complètement évacué (par toutes les voies naturelles possibles et existantes), j'ai dit :
— Et ?
— Le Boss nettoie veut qu'on.
J'ai blêmi.
— Pourquoi... pourquoi nous ?
— Il a dit « Bon boulot » et « Alors, augmentation. » Donc dis-je « Oui ! » et donc on nettoie.
Je me suis lentement assis sur une chaise (sur le canapé, impossible, il avait disparu depuis que Skull l'avait pris pour cible).
— Et... de qui s'agit-il ? ai-je demandé d'une voix chevrotante.
— Pas encore nom. Bientôt, a répondu Skull.
Il s'est levé (tiens, un canapé), m'a salué par un dernier grognement puis est parti en faisant une grimace qui pourrait s'apparenter, en faisant un peu d'anthropomorphisme, à un sourire (mais en voyant ce sourire, les seuls choses qui nous viennent immédiatement à l'esprit sont : torture psychologique par visionnage de vidéos de grands-pères jouant au beach volley sur une plage naturiste, mort par combustion spontanée en plein milieu du Sahara, ou bien perte brutale de la vision parce que j'ai-vu-ma-prof-de-maths-se-pencher-et-elle-ne-portait-pas-de-culotte-sous-sa-jupe).
* * * * *
Pour les quelques ignorants (je demande donc aux autres de bien vouloir m'excuser pour les explications qui vont suivre) : dans le milieu de la pègre, tout en haut de la pyramide, il y a le Boss qui habite dans un magnifique duplex avec de la moquette en poils de panda roux, des rideaux en peau de bébés phoques avec des fils d'or incrustés dedans, des cornes de rhinocéros transformées en lampe de chevet, et même un ours polaire empaillé au milieu du salon sur lequel on pose les gâteaux apéritifs avec dans le bide, le must du must, un petit frigidaire avec vodka, whisky et glaçons à volonté.
Le Boss a plusieurs lieutenants sous ses ordres. Il s'en méfie comme la peste, soit dit en passant ; le Boss a toujours été un peu parano, surtout depuis que l'un de ses anciens associés a tenté de l'étouffer à l'aide d'un filet à provision. Chaque lieutenant dirige un secteur : DIVERTISSEMENTS (principalement en nature, avec par exemple les catégories « tous publics, plus de dix-huit ans » et « spéciale politiciens, businessmans et grands sportifs ») ; la branche MÉDICALE (dite médecine « douce », « très douce » et « tellement douce que si tu survis après la première prise, alors t'es un warrior ») ; le secteur JEUX (qui s'occupe notamment de nettoyer l'argent du divertissement — parfois un peu collant — et de la médecine) ; et bien sûr le secteur SANITAIRE & SOCIAL (dont Skull et moi dépendons). Notre secteur n'est peut-être pas le plus important, mais il n'en est pas moins très dynamique (c'est fou ce que le Boss est parano en ce moment).
Le Boss alloue un budget annuel et une liste de noms (à rayer au fur et à mesure) à notre lieutenant qui assigne ensuite à chacun une tâche particulière : il y a les SUIVEURS (qui font un merveilleux travail de filature et glanent une foule de renseignements utiles sur la future victime — merci les gars !) ; les FOURNISSEURS (qui sont chargés de se procurer le matériel nécessaire pour que la mission soit toujours un succès — leur professionnalisme et leur créativité m'étonneront toujours) ; les NETTOYEURS (qui nettoient la société des immondices dont veut se débarrasser le Boss — clairement, ce sont eux qui ont la partie la plus dure et la plus éprouvante du job) ; les ÉBOUEURS (qui enlèvent et emmènent les ordures, avec la ponctualité d'une horloge suisse — certaines entreprises de transports en commun devraient en prendre de la graine) ; et enfin les FOSSOYEURS (qui enterrent les ordures, tout simplement — mais qui sont bien sûr indispensables à la pérennité de l'écosystème).
Skull et moi appartenions jusqu'à très récemment à cette dernière catégorie. Mais notre promotion nous a permis d'évoluer ; au lieu de sortir les poubelles, nous allons désormais nous occuper de les remplir...
La question qui se pose maintenant est : qui ? Qui sera l'heureux élu ? De quelle immondice va vouloir se purger ce cher Boss ? (mon père, peut-être — mais ne soyons pas si optimiste).
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Salut !
Voici un nouveau chapitre — j'espère qu'il vous a plu :)
N'hésitez pas à voter ★ et à partager l'histoire ;)
Bonne nouvelle : un chapitre va être publié tous les deux jours pendant une semaine, à 18h00 !
Voilà.
C'est tout, pour le moment.
Thomas :)
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