15 - Une Histoire de trou
- Les pelles, a dit Skull, m'arrachant à la contemplation du sac bien garni.
Je me suis dépêché d'obtempérer, mes doigts restant collés contre le métal glacé des manches. Puis je me suis écarté et Skull s'est penché pour prendre le corps.
Enfin, prendre, prendre... Prendre est un bien grand mot, par ailleurs assez éloigné de la réalité. En fait, Skull a tout bonnement chopé une des deux jambes du mort et a tiré. Bien sûr, le reste a suivi, avec plus ou moins de bonheur. Je n'ai pas pu m'empêcher de faire une grimace de compassion lorsque la tête du gars a frappé une première fois contre le rebord du coffre, puis une seconde fois contre le pare-choc arrière avant de s'éclater contre le sol gelé.
- Viens, a dit Skull en s'éloignant à grands pas de la voiture, le corps derrière lui.
Il n'a pas eu besoin de me le dire deux fois. Je ne suis pas spécialement peureux mais même Bruce Willis n'aurait pas été super à l'aise au milieu de ce brouillard givrant, où le moindre son est absorbé sitôt qu'il s'échappe de vos lèvres, et où les seules couleurs que l'on arrive à distinguer sont le noir pâle, le noir demi-teinte, le noir profond et le noir abyssal. Sans oublier le géant devant moi qui traînait négligemment un mec qui aurait facilement pu être Bruce Willis lui-même.
À un moment donné, le corps a dû se retrouver coincé dans la racine d'un arbre car il a refusé d'avancer plus loin. Skull a été quelque peu surpris. Il s'est lentement retourné vers le cadavre et lui a lancé un tel regard que je me suis dit : « Toi, mon gars, t'as de la chance d'être mort. » Skull a alors attrapé les deux jambes, a poussé un puissant « Houmpf ! » en tirant d'un coup sec. Le corps a émis un horrible craquement mais il a fini par se dégager. Et Skull est reparti.
Au moment de passer devant l'arbre, j'ai quand même vérifié s'il n'y avait pas un ou deux membres qui traînaient là, histoire de voir si en tirant, Skull n'avait pas laissé derrière lui des petits bouts du mec — on ne sait jamais.
Tout à coup, sans prévenir, Skull s'est arrêté net, au milieu d'une petite clairière — ou, si on veut être fidèle à la réalité, au milieu d'une sorte de trouée boueuse recouverte d'un bon mètre de neige et où aucun arbre n'avait jamais daigné pousser.
- Ici, a-t-il dit.
« Pourquoi, ici ? » ai-je eu envie de répliquer. « Pourquoi ici et pas là-bas, près de la voiture ? »
Je ne connaîtrai jamais les raisons qui l'ont poussé à choisir cet endroit précisément, parce que je n'ai jamais eu le courage de lui demander.
- Pelle, a dit Skull.
J'ai tendu une des pelles, toujours collées à ma main. Skull s'en est saisi, de même qu'un large morceau de paume qui est resté accroché au manche.
L'avantage qu'il fasse si froid, c'est que la douleur vient longtemps, longtemps après. Donc, sur le moment, ça a été très désagréable et extrêmement douloureux, mais supportable malgré tout.
- Tape, a dit Skull en me montrant le crâne défoncé du mec.
- Quoi ?
- Tape avec pelle, pour si mort vérifier il est.
Ne voulant pas le contrarier, j'ai donné un timide coup de pelle sur la tête du macchabée (plus tard, Skull m'a expliqué qu'il faisait ça depuis la fois où il avait enterré un homme qui en fait n'était pas encore tout à fait mort).
- Plus fort, a dit Skull.
Je savais pertinemment que ça ne changerait pas grand-chose : pour être mort, le mec l'était, et plutôt deux fois qu'une. Si les trois balles dans la poitrine et notre petite balade dans la forêt (plutôt mouvementé, dans son cas) ne l'avait pas achevé, ce n'était pas un malheureux coup de pelle qui allait s'en charger.
Pour faire bonne mesure, j'ai quand même levé ma pelle bien haut et j'ai tapé comme un golfeur qui jouerait le coup décisif lui permettant de remporter le Grand Chelem.
Bon. Je crois que j'ai fait preuve d'un peu trop d'enthousiasme.
Et une chose est sûre : je ne gagnerai jamais le Grand Chelem.
Après avoir passé une bonne demi-heure à chercher la tête dans la neige (c'est fou ce que c'est dur de trouver une tête dans la neige, par temps de brouillard, et en pleine nuit de surcroît), et après que Skull se soit entêté à essayer de revisser ladite tête sur le cou de son propriétaire à grands coups de pelle, nous avons décidé de nous occuper du trou — pardon, de la sépulture — de notre ami tête-un-peu-décollée.
- Creuse, m'a dit Skull en me montrant un vieil arbre rabougri.
J'ai donc pris la pelle et ma main (qui, décidément, ne voulaient plus se quitter), et j'ai commencé à creuser.
Tout seul.
J'en ai déduit que c'était mon boulot, certes un peu ingrat, mais mon boulot à moi. Skull transporte, Robert s'occupe de la tombe.
OK. Très bien.
* * * * *
Après dix minutes d'intense acharnement, je me suis rendu compte que mon trou commençait sérieusement à ressembler à une petite montagne — la neige s'accumulant trop rapidement pour me laisser le temps de l'enlever.
En désespoir de cause, je me suis tourné vers Skull pour demander de l'aide (« Sauf si tu tiens à rester ici jusqu'au Nouvel An »), et je me suis aperçu, à mon immense surprise, qu'il creusait également un trou !
- Qu'est-ce... qu'est-ce que tu fais ?
- Je faire trou un.
- Mais-mais-mais, ai-je bêlé, ébahi, et... et moi ?
- Chacun son trou.
Gros moment de silence, rompu seulement par les coups de pelle efficaces de mon géant de frère.
- C'est sûr, ai-je finalement concédé, chacun son trou. D'accord. Mais, Skull... nous n'avons qu'un corps !
- Le premier finir gagne.
Je crois que c'est là que j'ai compris que Skull avait un sérieux grain — comme nous tous, en ce bas monde, mais le sien était quand même plutôt sévère.
Je l'ai donc regardé creuser, délaissant mon propre trou qui commençait à ressembler à la réplique exacte de l'Himalaya en miniature — et aux remarques que je sens venir, je répondrai : 1. Non, je n'ai eu aucun scrupule à rouler Skull ; 2. Je n'ai jamais vraiment eu l'esprit de compétition, ni l'esprit très sportif non plus ; 3. J'ai très mal à mes petites mimines, alors ça compte comme circonstances atténuantes, non ?
Quelques minutes et une centaine de coups de pelle plus tard, nous avions enfin un trou — pardon, une sépulture — pour notre ami en-mal-de-tête.
- Bravo ! ai-je fait avec un enthousiasme feint, c'est toi qui as gagné !
Skull a grogné. Il est sorti du trou, a pris le corps et, sans plus de cérémonie, l'a balancé dans sa dernière demeure.
- Tu sais qui c'était ? ai-je demandé, curieux.
- Mon ancien associé.
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