5. Épine dans le coeur
― Nous avons reçu une nouvelle livraison pour la prochaine soirée alors qui est d'attaque pour l'inventaire ? Le courageux bénéficiera d'une journée de repos supplémentaire ainsi qu'une petite augmentation.
Sean lance un regard à l'ensemble de l'équipe en espérant nous appâter, mais aucune récompense ne motivera qui que ce soit. Personne ne souhaite passer la journée au fond de la cave où la température frôle à peine les dix degrés à cocher une interminable liste. Mon meilleur ami soupire en passant une main dans ses cheveux blonds. C'est un patron formidable, mais il a perdu cette bataille. Une main se lève brusquement à la grande surprise générale.
― Je veux bien faire l'inventaire, déclare la nouvelle recrue.
Cela fait deux semaines que la jeune fille est arrivée dans l'équipe, elle remplace Gia et ne se débrouille pas trop mal. Malgré son jeune âge, elle travaille avec acharnement et motivation. Nous n'avons pas eu l'occasion de faire connaissance à cause de notre travail, je suis généralement derrière le bar tandis qu'elle s'occupe de la salle. J'étais sceptique lors de la présentation, mais je dois reconnaître qu'elle se débrouille plutôt bien pour une débutante.
― Une deuxième personne pour aider notre petite Carla ? demande Sean.
Malgré la bonne entente générale, aucune main supplémentaire ne se lève. Carla ne peut pas faire l'inventaire toute seule, elle ne connaît pas l'organisation. Je soupire puis m'avance en levant la main pour aider la pauvre victime de l'inventaire. Sean me lance un regard reconnaissant puis frappe dans ses mains.
― Kyra je te laisse le soin d'expliquer notre fonctionnement, les autres au travail !
Je demande à la nouvelle de me suivre afin de récupérer deux listes pour l'inventaire ainsi qu'une veste supplémentaire. Elle ne tiendra pas plus de cinq minutes avec son débardeur, j'ai toujours un haut chaud dans mon casier en cas de besoin. Nous sommes en Octobre, les températures baissent rapidement. J'extirpe ma veste en cuir du casier et lui tends.
― Il fait si froid ?
― Sean conserve les bouteilles dans une grande fraîcheur, la cave est le meilleur endroit. Elle risque d'être un peu grande pour toi, mais au moins tu ne finiras pas chez le médecin avec une pneumonie.
La blonde sourit.
― Merci de ne pas me laisser travailler toute seule. Je comprends que personne ne veuille faire cette tâche, mais je ne crache pas sur de l'argent supplémentaire. J'ignorais à quel point la vie est chère.
― Il faut bien s'entraider, c'est normal.
Je descends les marches la première en lui disant de bloquer la porte avec le petit morceau de carton afin que nous ne soyons pas enfermées. La cave est plutôt vaste et comporte un grand nombre de bouteilles de premier choix que je n'aurais jamais le luxe de m'offrir. En dehors de quelques verres lors d'événements, je ne bois jamais d'alcool. J'ai vu de mes propres yeux les ravages de l'alcool et cela ne me donne pas envie de suivre cet exemple.
Je place mon stylo derrière mon oreille tandis que je m'approche de la première caisse. Le fonctionnement est simple, nous devons faire l'inventaire de la livraison et vérifier que le fournisseur n'a rien oublié. Sean est en contact avec des artisans afin de promouvoir leurs produits.
― C'est pour la scène ouverte ?
― En grande partie oui.
J'adore les soirées de ce genre, je peux librement chanter mes compositions ou des reprises. On me demande parfois des vieux tubes que je ne connais pas alors je m'efforce de proposer un large choix pour plaire à l'ensemble de la salle. J'ouvre la caisse contenant les bouteilles puis effectue une première vérification sur le bon de commande.
― Je suis désolée si ma question est indiscrète, mais qu'est-ce qui t'amène à cette ville ? Madelia est une petite bourgade dans laquelle tout le monde se connaît. C'est surprenant de voir quelqu'un de nouveau.
― La liberté d'échapper à ma famille.
Carla soulève le couvercle de l'autre caisse en veillant à ne rien casser. Elle reste silencieuse quelques minutes avant de prendre la parole. Je suis peut-être trop curieuse sur la vie passée de ma collègue de travail, mais c'est plus fort que moi. Je perçois quelque chose de semblable à ma propre situation et d'une certaine façon c'est intriguant.
― Est-ce que tu veux une version longue ou rapide ?
― Celle que tu préfères.
― J'ai pris mon indépendance pour échapper à mes parents. Ils voulaient que j'étudie à l'université pour devenir vétérinaire ou un truc du style mais pas de chance j'ai loupé ma dernière année de lycée.
Elle inspecte une bouteille en plissant les yeux.
― Je ne voulais pas refaire une année supplémentaire dans un pensionnat avec des connards arrogants et des professeurs proches de la tombe. C'est la raison pour laquelle j'ai emporté quelques affaires et claqué la porte de la maison pour ne jamais revenir. L'histoire est bien plus complexe, il est question d'une abominable soeur qui me donne des envies de meurtre.
― Les problèmes familiaux ne me sont pas inconnus.
Il faut avoir du cran pour tout abandonner et tourner le dos à sa famille. C'est parfois nécessaire pour échapper à la toxicité de celle-ci. Je coche une nouvelle case en levant les yeux vers la blonde.
― Ma mère préfère la compagnie des hommes à celle de ses propres enfants. Nous ne le voyons jamais et c'est sûrement mieux comme ça. J'ai la garde de ma petite sœur, mais il m'a fallu un certain temps pour convaincre les assistantes sociales et le juge de ma situation stable.
― Et ton père ?
Je hausse les épaules.
― Ivre mort dans un fossé j'espère.
― Je ne m'attendais pas à ça...
Un silence pesant s'installe dans la cave, ce qui me pousse à me remettre au travail. Je ne voulais pas spécialement exposer ma vie privée, mais elle aurait entendu les rumeurs en ville. Il est parfois nécessaire de dire les choses soi-même avant d'entendre tout et n'importe quoi. Les rumeurs sont nombreuses dans cette ville, ce n'était qu'une question de temps. J'attache mes cheveux en une rapide queue de cheval afin de travailler correctement. Nous travaillons toutes les deux de façon efficace en échangeant quelques paroles, mais je remarque bien que Carla est embarrassée par mes propos. Je ne pourrais jamais défendre un père qui n'a pas assumé son devoir de père.
Mon portable vibre dans la poche arrière de mon jean. Je ne le mets jamais en silencieux en cas de problème avec Kate. Je n'ai aucune envie de manquer un appel important surtout s'il est arrivé quelque chose ! Je m'excuse auprès de ma collègue afin de prendre l'appel d'un numéro inconnu.
― Allô ?
― Bonjour, Kyra.
Un frisson d'effroi remonte le long de mon dos en reconnaissant cette voix. Je serre davantage mon portable dans la main, la gorge nouée. La vie ne m'a jamais fait de cadeau en commençant par mes propres parents.
― Qu'est-ce que tu veux ?
― Toujours aussi aimable...
― Je suis au boulot, je n'ai pas de temps à perdre avec une personne dans ton genre.
Je l'entends soupirer.
― Il est normal que je prenne des nouvelles de ma famille. Comment va Kate ?
― Comment oses-tu demander après Kate ?! Espèce de pourriture, retourne avec le connard te servant de copain et laisse-la tranquille sinon je n'hésiterais pas à demander une mesure d'éloignement.
Ma voix tremble de plus en plus.
― Quand vas-tu comprendre que je ne suis pas la méchante ?
― Va te faire foutre.
Je raccroche sans laisser une occasion supplémentaire à ma mère de prendre la parole. Elle appelle uniquement lorsqu'elle a besoin d'argent ou d'un service. Mon frère est peut-être un imbécile se laissant duper par son numéro de charme, mais ce n'est pas mon cas. J'en ai trop bavé pour fermer les yeux sur son comportement. Tremblante, je me laisse tomber contre le mur. La crise d'angoisse menace de me dévorer les entrailles, il faut que je prenne l'air. Carla s'agenouille devant moi avec un sourire compatissant.
― Est-ce que tu veux que j'appelle quelqu'un ?
― Sean...
Carla s'empresse de quitter la cave pour appeler notre patron. Je me sens impuissante et idiote de craquer au milieu des bouteilles d'alcool pour un simple appel. La présence de cette femme plane autour de moi et menace de me retirer tout ce que je possède. La tête entre les genoux, je prends des grandes inspirations comme le recommande Sean.
Des pas précipités surviennent et je perçois la voix de mon meilleur ami. Il m'enroule d'un protecteur tout en me guidant loin de cet endroit. Aveuglée par les larmes, je me contente de baisser la tête pour ne pas croiser le regard de mes collègues. J'aimerais retirer les épines autour de mon cœur pour avancer et oublier. Mais les épines continuent de s'enfoncer un peu plus dans ma poitrine à chaque inspiration.
09.03.2024
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