Chapitre 52
Le manoir du quartier Bleiz n'était pas le seul bâtiment à avoir été décoré à l'approche de Noël. Berhed avait elle aussi rajouté sa petite touche personnelle dans sa bibliothèque. Sur la porte, la vieille dame avait accroché une gigantesque couronne de houx. Et sur la rambarde de l'escalier pendaient quelques pommes de pins, peintes en argenté, et retenues par un ruban rouge.
Depuis la veille, Elwina était en vacances scolaires. Berhed lui avait également donné sa journée, mais elle était quand même venue se poser à la bibliothèque, savourant d'y passer du temps sans devoir y travailler. Dès son arrivée, la jeune femme avait aperçu Ascelin, qui cherchait visiblement un livre. Le blond s'était approché d'elle au bout d'un certain temps, mais la brunette l'avait stoppé d'un geste net de la main :
— Je ne travaille pas.
Et elle n'avait aucune envie de l'aider. Sans insister davantage, le garçon s'était tout simplement laissé tomber sur le canapé, à ses côtés. Très vite, il s'était plongé sur son téléphone.
— Les cadeaux de Noël, c'est l'enfer. Avait-il ronchonné, visiblement de mauvaise humeur. Elwina, de son côté, s'était figée. Elle avait complètement oublié ce détail. Quittant sa lecture, elle avait reposé toute son attention sur son interlocuteur.
— Je suis censée acheter quelque chose à ta famille ?
— Je suppose. Avait-il répondu, en plissant les paupières. La brunette avait soufflé, prise au dépourvu. Cela faisait des années qu'elle n'avait acheté de cadeaux pour personne.
— Je vais au centre commercial.
Il savait qu'elle allait l'accompagner. Et elle savait qu'il savait. Préférant économiser sa salive, Elwina s'était contentée de ranger calmement ses affaires, pour suivre le jeune homme à l'extérieur.
Déambuler dans un centre commercial revenait à faire un passage en enfer. Il y avait trop de monde. Trop de bruit. Trop d'informations. Rien n'allait. Aussi peu à l'aise l'un que l'autre, les deux jeunes gens marchaient côte à côte, chacun dans sa bulle. Quand Ascelin s'arrêtait à un rayon ou devant la vitrine d'un magasin, Elwina l'attendait. La brunette, elle, ne s'arrêtait jamais. Elle désirait uniquement sortir d'ici le plus vite possible. Son corps en tremblait presque.
— Si tu veux, je pense que Jacinthe apprécierait.
Ils étaient dans une petite boutique en bordel, et le blond lui pointait des parfums du doigt. Un cadeau impersonnel, et surtout beaucoup trop cher.
— Je n'ai pas les moyens. Avait-elle marmonné, tout en détournant le regard.
Le garçon parut réfléchir quelques secondes, avant de l'entraîner devant un autre rayon. Il y avait une caisse remplie de bandeaux tout doux, pour retenir les cheveux pendant la pose de masques ou de maquillage. Beaucoup plus attrayant, et surtout moins onéreux. La jeune femme saisit l'un d'entre eux, sous le regard couveur de son interlocuteur.
Sans qu'elle ne lui demande, Ascelin l'avait ensuite aidé à trouver des cadeaux pour Daniel et Alice. Au final, près de deux heures plus tard, Elwina était éreintée, et elle s'endormait presque de stress et de fatigue. Le blond était dans le même état, mais n'en montrait rien.
Malgré son ras-le-bol, la jeune femme ne put s'empêcher d'entrer dans la librairie du centre, alors qu'ils passaient devant. Cela faisait une éternité qu'elle ne s'était pas fais le plaisir d'acheter quelques livres, mais c'était la fin du mois, et elle venait de dilapider ses quelques économies. La lectrice allait devoir se contenter de l'envie seulement, aujourd'hui.
Alors qu'elle s'était arrêtée devant le rayon des sciences-fictions, Ascelin avait lancé, d'un ton léger :
— Alors, on arrête la fantasy ?
La brunette avait soufflé d'amusement :
— Maintenant que j'y décèle les erreurs...
Les yeux bleus du loup-garou semblaient amusés. Et satisfaits. Son aura était alors apparue, fine, légère, pour se résorber presque immédiatement. Il avait laissé quelques secondes en suspens, avant de reprendre, d'une voix douce :
— Choisis celui que tu veux.
Surprise, Elwina eut un léger mouvement de recul :
— Si c'est de la charité...
Mais ça n'en était pas. Elle le lut dans son regard. C'était de la bonté.
Ce serait ça, l'amitié ?
Fouinant les étagères du regard, elle finit par s'emparer d'une petite poche, dont elle avait récemment entendu parler. Tout sourire, elle avait inspecté l'état du livre, alors que l'excitation d'en commencer le récit lui montait. Serrant l'objet dans ses deux mains, contre sa poitrine, elle avait demandé au jeune homme :
— Comment te remercier ?
Alors, il avait semblé comblé.
— Crois-moi, ton sourire est amplement suffisant.
Elle n'avait même pas remarqué que les coins de ses lèvres s'étaient plissés, heureux.
— Je te le prêterais, si tu veux.
Il avait acquiescé, ravi qu'elle le propose. Lui aussi avait entendu parler de ce roman, qui était sorti en édition française il y a peu.
— Tu me diras ce que t'en penses.
— Tu veux que je te spoil ? Avait-elle demandé, étonnée. Le garçon avait paru réfléchir quelques secondes, avant de prendre un second exemplaire dans le rayon :
— Lisons-le en même temps.
D'abord surprise, Elwina avait haussé les sourcils, avant de sourire, encore une fois. Elle en rêvait depuis le début de la conversation, mais n'avait pas fait le pas de le proposer au jeune homme. Son expression faciale avait dû être suffisante, car Ascelin avait déjà tourné les talons, pour se rendre vers les caisses.
Ils étaient ensuite tranquillement rentrés à Kerdoueziou, avec pour objectif de lire les cinq premiers chapitres de leur livre d'ici le lendemain. Ce fut tâche aisée.
Or, le moment venu de parler ensemble de leur lecture, leurs asocialités personnelles prirent le dessus. Elwina n'était pas allée toquer à la porte d'Ascelin pour lui faire part de ses avis sur le début du roman. Et Ascelin non plus, n'était pas allé voir Elwina. Ils s'étaient ensuite croisés au petit-déjeuner, le surlendemain, mais aucun d'entre eux ne fit le premier pas en engageant la conversation. Leurs esprits maladroits ne savaient pas comment s'y prendre, avec les gens.
Le deuxième jour faillit bien se dérouler comme le premier. Mais, alors qu'ils se rendaient dans leurs chambres pour le coucher, les deux jeunes gens s'étaient croisés dans le couloir, livre en main. Le blond avait lancé le premier mot, et à sa surprise la jeune femme avait immédiatement renchérit. Ils avaient ainsi discuté un bon quart d'heure, avant de se quitter.
Le troisième jour, c'est dans le salon qu'ils s'étaient retrouvés par hasard. Ils avaient chacun lu les trois-quarts du roman. Et ils en avaient parlé durant une heure entière, dérivant sur d'autres sujets, et finissant par s'éloigner totalement du livre initial :
— Un jour, Roméo m'a dit quelque chose sur les couleurs des auras.
Attentif, la blond avait posé les yeux sur son interlocutrice, attendant qu'elle continue. Sa propre aura nageait dans l'air, créant des petits tubes entre leurs bouches et leurs oreilles, pour éviter d'être surpris par d'autres membres de la famille de Fleuri.
— Il m'a parlé de démons. Pour les auras noires et blanches. Je sais que c'est métaphorique...
— Ça l'est. Il l'avait coupé, avant qu'elle n'ait le temps de finir sa phrase. Elwina s'était immédiatement tu, laissant au jeune homme le loisir de s'expliquer. Ayant conclu que la brunette se posait cette question car elle avait vu l'aura du zombi, Ascelin avait repris :
— Roméo déteste sa nature, avec qui il est en lutte perpétuelle. Les zombis sont des êtres remplis de vengeance, et lui, ça fait des siècles qu'il tente de repousser ses instincts. Il se hait.
Il abhorrait ce qu'il était devenu, et s'attaquer lui-même était la seule chose qu'il avait trouvée pour s'en sortir.
— Et les auras noires ?
Ascelin avait haussé les épaules. Il ne savait pas. Un élan de déception avait traversé le corps d'Elwina, sans qu'elle n'en montre rien.
Ils s'étaient quittés sur ces mots. La jeune femme avait tant réfléchi qu'elle avait dormis trois heures tout au plus.
Le lendemain, quatrième jour après l'achat du livre, elle avait attendu toute la journée que le soir arrive. Son corps, rempli à ras bord par l'anxiété, suait à grosses gouttes, tant qu'elle avait dû prendre trois douches. Elle avait à peine mangé, aussi : juste de quoi éviter les questions indiscrètes de ses hôtes. La métamorphe avait ouvert son grimoire pour le feuilleter, chose qu'elle n'avait pas faite depuis longtemps à présent. Rien n'avait changé, depuis la dernière fois. Quelque chose lui susurrait à l'oreille que ça n'allait pas durer. De ses doigts tremblants, elle avait remis l'objet à sa place, s'excusant mille fois en pensée pour ce qu'elle songeait à faire.
Il doit y avoir toi, et toi seul.
Elwina avait quitté sa chambre à vingt-deux heures. Sa décision était prise. Depuis longtemps, déjà, mais c'était seulement maintenant qu'elle s'en rendait compte. La métamorphe avait toqué à la chambre d'Ascelin, et la porte s'était immédiatement ouverte pour l'inviter. Allongé sur le lit, le loup-garou avait abaissé la poignée grâce à son aura, et fit de même pour refermer derrière elle, laissant à Wi le loisir de se faufiler habilement à l'intérieur de la pièce.
En voyant la jeune femme, le lecteur avait posé son livre, et ouvert la bouche pour commencer à parler avec enthousiasme des derniers chapitres. Mais l'air grave qu'affichait Elwina l'en dissuada. Il avait eu envie de lui demander si elle allait bien, mais n'en dit rien : il savait très bien que non, ça n'allait pas.
La brunette avait mis longtemps, avant de parler. Ascelin entendait son cœur battre plus vite qu'à son habitude. Mâchoire serrée, Elwina cherchait les mots qu'elle avait pourtant répétés toute la journée.
Elle a dit de faire attention.
Sa langue avait fini par se délier, et chaque syllabe prononcée semblait être un coup de couteau planté dans son propre dos.
— J'ai vu les dragons.
Elle avait laissé un léger blanc avant de reprendre :
— Deux fois.
Ascelin avait immédiatement compris ce que cela signifiait. Elwina était une créature tout autre que ce qu'ils pensaient jusqu'ici. L'étincelle de panique qui brillait dans les yeux féminins semblait se refléter dans la pièce entière. Quelques lourdes secondes s'étaient déroulés, et ni l'un ni l'autre n'avait coupé le silence. L'unique bruit venait de Wi, qui s'était assise sur le rebord de la fenêtre, comme si elle cherchait à fuir la situation coûte que coûte. Se mouvant par des gestes robotiques, le blond s'était levé du lit :
— Je vais lui ouvrir.
— Inutile.
La jeune femme l'avait stoppé dans son élan, d'une voix rauque et sèche. Alors qu'il se trouvait à quelques centimètres de la féline, Ascelin s'était immobilisé, pour tourner son visage vers Elwina. Cette dernière, immobile, avait les lèvres pincées. On aurait dit qu'elle espérait les avoir cousus. L'atmosphère était pesante, tout à coup, et le jeune homme aurait juré qu'ils n'étaient plus seuls.
Il y avait quelque chose dans son dos.
Tout s'était passé très vite, et pourtant l'un comme l'autre eurent l'impression que le temps s'était distendu en une nouvelle durée, interminable.
Il y avait Wi, dans son dos.
Oui.
Non.
De la fumée.
Les pattes de Wi n'étaient plus que fumée.
Non.
Ce n'était pas de la fumée.
Noir, noir, noir.
« Roméo m'a dit quelque chose sur les couleurs des auras. »
Wi s'était volatilisée. Dans une explosion de fumée, regroupée en un milliard de micro-particules ébènes, la féline avait subitement disparu, sans un bruit. Ascelin vit la nuée de cendres voler dans sa chambre, tourbillonner. Il en avait le vertige, et n'arrivait même pas à lever la main pour atteindre la substance du bout des doigts. La chose valsait autour de lui, le frôlait sans jamais l'atteindre.
Ses mots étaient bloqués dans sa gorge : on aurait dit que sa langue avait été cousue à son palais. Que son corps entier était devenu bois, un tronc d'arbre, enraciné, inébranlable. D'apparence, du moins, car tout ce qu'il ressentait à l'intérieur de lui en cet instant précis lui donnait envie de s'effondrer.
La substance, puit sans fond de ténèbres, avait virevolté jusqu'à Elwina, jusqu'à être aspiré par l'ensemble des pores de sa peau, et disparaître de sa vue en un claquement de doigts.
— Je ne suis pas une sorcière.
Tu n'es pas une sorcière.
— Je l'ai toujours su.
Tu l'as toujours su.
Elwina avait imaginé mille et un scénarios durant les dernières heures. Et dans aucun d'entre eux, elle n'avait vu tant de vide dans les yeux bleus d'Ascelin. La jeune femme avait redressé le menton, pour ne pas perdre contenance, et faire oublier à son corps les tremblements qui le secouaient.
Sur sa bouche, ses mots s'évanouissaient avant même qu'elle ne puisse y penser.
Dans sa tête, un flot de paroles se déversait, noyant sa raison.
Tu m'avais juré de cacher ta nature.
Et elle s'excusait. Pardon. Encore, et encore. Pardon, pardon, pardon. C'était un chant de lamentations agonisantes, à qui on répondait que tout était de sa faute.
Tout le monde va mourir.
Mais il fallait qu'elle lui dise.
Qu'importe à quel point tu veux lui dire.
Qu'importe à quel point c'était égoïste.
Elle avait besoin de lui dire.
Qu'importe à quel point tu l'aimes.
Elle avait besoin de lui dire.
Les mots n'avaient jamais été suffisants, dans la vie d'Elwina. Ils n'étaient que des concepts éphémères, durs, inutiles. Alors, sans un bruit, sans une parole, sans une quelconque explication, la jeune femme avait laissé ses bras tomber le long de son corps. Elle fit un mouvement de balancier, d'avant en arrière. Sa peau moite suait.
Et, d'un seul coup, ses habits s'évanouirent sur le sol.
Ascelin cligna des yeux. Il s'approcha du tas de textile, délicatement, tout en s'appuyant sur son lit. Il doutait pouvoir tenir debout seul. Jean blanc. Col roulé beige. Pull marron. Chaussures compensées. Il y avait quelque chose.
Pas une sorcière.
Un chaton.
C'était un chaton, qui se dépêtrait des vêtements pour en sortir.
Et il le connaissait, ce chaton.
Le jeune homme laissa son corps glisser, jusqu'à percuter le sol. Là, assis contre son lit, visage blanc, il observait les grands yeux noirs qui l'observaient, en se demandant comme n'avait-il pas pu reconnaître leur propriétaire de lui-même.
Il avait envie de lui tendre la main, comme il en avait tant eu l'habitude jusqu'ici. Mais ce geste n'était plus approprié. Plus rien n'était approprié. Alors, Ascelin avait laissé tomber sa tête en avant. Sa tête qui semblait peser une tonne. Ses cheveux lui chatouillaient le cou. Yeux fermés, il avait longuement inspiré, laissant la douce souffrance qu'il connaissait à présent prendre possession de son corps.
Le petit chaton n'avait pas eu peur face au loup adulte. Elwina n'avait pas eu peur face à Ascelin. Ce dernier s'était redressé, dignement, et se pencha au-dessus de la petite créature pour la renifler. Tout était bien vrai ; ses sens ne pouvaient lui mentir. Le chaton sentait la rose. D'un air imperturbable, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, il avait saisi la métamorphe par la peau du cou, entre ses crocs. Elle n'avait pas protesté. Pas encore alors qu'il avait bondi sur son lit. Ni quand il l'avait déposé sur son oreiller. Elle s'était roulée en boule, sans bouger. Alors, Ascelin avait fait de même.
Il ne sut dire à quel instant il avait réussi à s'endormir. Et il ne sortit pas des bras de Morphée lorsque son aura —qui était quant à elle bien éveillée— glissa sur les draps jusqu'au corps d'Elwina, pour la couvrir de sa puissance. Sans même s'attarder sur la substance ébène de la jeune femme qui avait fait de même, drapant le loup de son halo.
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