Chapitre 50
Le lendemain, ce n'était pas Roméo qui avait attendu Elwina sur le parking. Pourtant, la jeune femme ne cherchait pas à éviter le zombie, et ce dernier l'avait bien compris. Leur relation demeurait au stade où elle en était : une amitié naissante, grandissante même, que les obstacles ne semblaient pas entraver.
Le garçon aux cheveux blancs avait pris l'habitude de servir de chauffeur à la brunette. Or, ce soir-là, c'était Ascelin, qui était posté à l'entrée de la fac, sondant tout le monde du regard. Et, dès qu'il avait aperçu sa colocataire, le jeune homme s'était calmement mis à marcher vers elle, bousculant les autres étudiants comme s'il s'agissait d'insectes.
— On a eu une visite surprise des cousins, dans la journée. On dort au manoir, tous les deux.
Surprise, la brunette avait haussé les sourcils.
— Pourquoi ?
— Parce que je n'apprécie pas leur présence. Et dans mes souvenirs, toi non plus.
Un air maussade s'était affiché sur le visage féminin, alors qu'elle s'était souvenue de sa première et dernière rencontre avec ces fameux cousins. Elle avait failli mourir de peur. Parce que, sans qu'elle ne le sache, son instinct avait senti la présence agressive des loups, qui demeuraient une espèce prédatrice de son chat.
Et, aujourd'hui encore, la métamorphe avait beau savoir que ces insupportables louveteaux étaient inoffensifs, elle n'avait aucune envie de se retrouver face à eux.
Elle avait jeté un coup d'œil à toutes les affaires qu'elle portait. Ses bras étaient encombrés, car elle avait dû emmener tout un attirail de peinture, pour un travail de groupe qui s'était déroulé le matin même. Comprenant ce qui se passait dans sa tête, le blond avait lancé :
— L'appart' est grand. Tu peux tout ramener.
Rajustant la bandoulière d'un de ses sacs sur ses épaules, la jeune femme avait redressé le menton, prête à suivre son interlocuteur.
La voiture d'Ascelin était bien moins onéreuse que celle de Roméo, dont elle avait à présent l'habitude. Elwina avait néanmoins savouré le silence de trajet, qui n'avait, pour une fois, pas été pollué par une quelconque musique.
Sur le chemin, ils n'étaient donc pas repassés par leur maison. La brunette ne s'en préoccupait guère : elle dormirait tout habillée, s'il le fallait.
C'est seulement lorsque, une fois arrivée, elle s'était assise sur le grand pouf du blond, que la jeune femme s'était rendue compte que, finalement, ils auraient dû repasser par la demeure familiale : ses affaires de toilettes risquaient de lui manquer. Mais, à peine eut-elle fini d'y songer qu'Ascelin avait ouvert son sac pour en sortir des objets familiers.
— J'ai pris ce que tu avais dans la salle de bain.
Sa brosse à dents, sa serviette, son savon... tout y était, jusqu'à son masque à l'argile. Surprise, elle avait lâché un rapide « merci » du bout des lèvres.
La brunette était partie prendre sa douche quelques minutes plus tard, prenant soin de savourer la chaleur de l'eau, quasi-brûlante. Elle n'en était sortie que lorsque sa peau, rouge vif, s'était mise à l'en supplier. Elwina s'était emmaillotée dans son peignoir, à défaut d'avoir avec elle son pyjama. Quelques mèches de cheveux, relevés en un chignon haut, s'échappaient sur son visage, et avaient été plaquées par l'eau sur son cou.
Ascelin avait fait à manger, et l'invita à venir dîner avec lui. Méfiante —car elle restait peu habituée à tant d'attention— la brunette s'était assise à ses côtés, prenant soin de garder une distance respectable entre leurs deux corps. Ils avaient dégusté leur repas sans un mot, et la brunette s'était ensuite réinstallé dans le pouf, yeux rivés sur son téléphone, tandis que le jeune homme s'était rendu dans la salle d'eau.
A son retour, quinze minutes plus tard, il tenait entre ses doigts un petit tube vert.
— C'est quoi, ça ?
Elwina avait aussitôt reconnu l'une de ses affaires, qu'elle avait laissée sur le rebord du lavabo.
— Un masque à l'argile.
Le blond avait ouvert le pot, qui fonctionnait comme un gros baume à lèvres, pour le sentir avec curiosité.
— Le mien est différent.
Étonnée qu'il ait lui-même des masques pour le visage, la jeune femme avait haussé les sourcils tout en disant :
— Tu en utilises souvent ?
— Des soirées à lire, avec une skincare, et un bon truc chaud et sucré à manger...
Elwina avait doucement souri. Évidemment, il fallait qu'ils aient les mêmes goûts. Devinant les paillettes qui avaient brillé dans les jeux féminins, le jeune homme avait repris :
— Tu as un livre ?
Oh, elle en avait même deux dans son sac, et la jeune femme avait donc acquiescé. Aussitôt, un plaid lui atterrit sur la figure, et à peine eut-elle le temps de l'enlever, que son interlocuteur se retrouvait assis en tailleur en face d'elle.
Elwina l'avait dévisagé, fouillant dans ses yeux bleus un indice de ce qu'il cherchait à faire. Et, comprenant ce qu'Ascelin avait derrière la tête, elle eut un léger mouvement de recul. Avant de tendre sa joue, tout en se mordant la langue pour calmer son esprit qui se crispait.
Voyant son hésitation, le jeune homme avait lui-même suspendu son mouvement, avant de lever calmement son bras, pour venir mettre l'argile sur la pommette qu'Elwina lui avait tendue. Concentré, il avait minutieusement appliqué le masque vert sur le visage de la brunette, prenant soin d'explorer avec ses yeux chaque millimètre carré de sa peau. La jeune femme l'observait sans ciller, tournant docilement la tête lorsque l'index du blond, posé sous son menton, l'y incitait.
Une fois terminé, Ascelin avait observé son travail, l'air serein. Peut-être que sans l'argile verte qui recouvrait les joues de son interlocutrice, il les aurait vu aborder une teinte plus rosée qu'ordinaire.
— Tu en veux ? Avait-elle demandé, tout en tendant la paume pour qu'il y dépose le pot, ce à quoi il avait répondu, d'une voix qui semblait à bout de souffle :
— Pourquoi pas.
Se dégageant du pouf où elle était assise, la jeune femme s'était agenouillée face au blond, pour se mettre à sa hauteur. Yeux mis-clos, ce dernier lui avait tendu son visage, et elle prit soin de dégager machinalement les quelques mèches couleur paille qui tombaient sur son front.
Et voilà que, en quelques minutes, ces deux êtres qui ne parlaient que par monosyllabes et prenaient bien soin de ne pas s'attacher, ressemblaient à deux meilleurs amis d'enfance, en pleine soirée pyjama.
Ascelin s'était levé, et Elwina était retournée se lover contre le pouf. En une minute à peine, le propriétaire des lieux s'était dirigé vers un canapé tout neuf, qui trônait contre le mur extérieur. En quelques manipulations, le voilà qui s'était déplié en un grand lit deux places, sur lequel il disposa une couette et un plaid.
Comprenant que c'était là où elle allait dormir, la brunette était alors allée s'y allonger paresseusement, alors que le garçon s'était rendu dans sa cuisine.
Elle aurait pu deviner, rien qu'à l'odeur, ce qu'il préparait. Mais la jeune femme découvrit la surprise seulement lorsque son colocataire était réapparu quelques instants plus tard, un mug fumant dans chaque main. Il s'était assis en tailleur sur le rebord du canapé-lit, pour lui tendre une tasse, qui sentait délicieusement le lait chaud. Elwina était restée raide comme un piquet.
— C'est pour moi ?
L'odeur alléchante de sa recette préférée flottait autour d'elle.
— « Un bon truc chaud et sucré à manger. » Avait tout simplement répondu le jeune homme, citant ses propres mots. Rien qu'à la vue de la montagne de chantilly qui dégoulinait de la tasse, la brunette salivait.
— Comment tu sais ?
Ce n'était pas la première fois qu'Ascelin lui préparait cette boisson. Et à chaque fois, elle se rendait davantage compte à quel point le garçon était attentionné. Et à quel point elle ne méritait pas toute cette attention.
— Tu l'as dit à Jacinthe.
Et il était là. Et il avait entendu. Et il avait retenu. Et il donnerait sa vie pour la voir sourire, comme elle venait de le faire. Et il n'en savait foutrement rien pourquoi.
— Et toi ?
Moi, quoi ? S'était-il demandé, sans pour autant ouvrir la bouche.
— Ta boisson préférée.
Oh.
— Du café au lait. Deux tiers de lait, un de café. Une cuillère à café de sucre, et beaucoup de chantilly.
C'est ce qu'il y avait, actuellement, dans son mug. D'un coup, Elwina avait furieusement envie d'y goûter. Mais elle ne le dit pas. Et Ascelin aussi, avait cessé de parler. Le jeune homme s'était emparé d'un plaid, pour s'y emmitoufler, et s'asseoir confortablement sur le matelas, dos au mur, à distance respectable de la brunette. Il sortit d'on-ne-savait-où un sublime livre relié, dont l'étudiante lorgna longuement sur les jaspages, et s'y plongea l'air concentré.
— Tu le retires avec de l'eau chaude ?
Elwina mit quelques secondes avant de comprendre qu'il parlait du masque. Cela faisait une bonne trentaine de minutes qu'ils lisaient, lui toujours assis contre le mur, elle allongée en diagonale, ses hanches au niveau des pieds du garçon.
— Tiède.
Sa peau lui tirait, à elle aussi, et elle s'était levée pour l'accompagner à la salle de bain. Une partie de l'aura d'Ascelin flottait derrière lui, et Elwina était assez habituée à ce genre de phénomène pour comprendre que c'était tout simplement signe de bien-être. Le loup-garou était chez lui, en train de lire son livre, avec sa boisson préférée, et son bonheur ne semblait pas entravé par la présence féminine. Et quelque chose, au plus profond de la jeune femme, s'en satisfaisait. Sa propre aura la suppliait de sortir depuis longtemps déjà. De relâcher la pression, souffler un peu l'espace de quelques instants. Comme si elle se lassait d'être perpétuellement en état de vigilance.
Le blond lui avait prêté un gant de toilette, et la brunette n'eut aucun mal à retirer l'argile. Le jeune homme, lui, en revanche, s'en étala par maladresse dans les cheveux. Elwina pouffa alors qu'il grommelait, essayant d'enlever les traces vertes sur ses mèches blondes.
— C'est pas drôle. Grincha-t-il tout en jetant son gant sur le rebord du lavabo. Et, ni une, ni deux, sans prévenir, son tee-shirt noir avait rejoint le gant de toilette.
Son. Tee. Shirt.
La jeune femme n'avait pas réagi, trop abasourdie par ce qui était en train de se passer. Quant à Ascelin, qui n'avait pas semblé déceler le trouble de son interlocutrice, il avait plongé sa tête sous la douche, aspergeant ses cheveux d'une eau probablement glaciale. Elwina savait très bien qu'elle aurait dû quitter la pièce. Où, à la limite, bloquer sur les lignes musclées du dos masculin, histoire d'être en accord avec toutes ces comédies romantiques qu'elle se tapait. Mais non, ses yeux étaient rivés sur la colonne vertébrale du garçon. Sur son tatouage, plus précisément. C'est la première fois qu'elle pouvait le détailler, quasiment tout en entier, car son pantalon en cachait toujours le bas.
Elle dut détourner le regard alors que le jeune homme s'était redressé, pour frotter ses cheveux propres et trempés sur la première serviette qu'il avait réussi à rattraper. En se retournant, et voyant qu'elle était toujours présent, il avait lancé :
— Je peux te prêter un pyjama.
Elle avait hoché la tête : garder un peignoir se révélait inconfortable. Elle s'était donc retrouvée avec un pantalon rouge à rayures et un tee-shirt bien trop grand pour elle. Ascelin, lui, n'avait qu'un pantalon, qui épousait ses hanches et tombait à leur limite. Il était retourné s'allonger sur le canapé-lit, visiblement décidé d'y finir son livre : il devait lui rester une cinquantaine de pages, tout au plus. Ainsi, la brunette avait une vue parfaite sur les lignes noires qui ornaient son dos. Son tatouage représentait une liane épineuse, qui faisait le tour de ses hanches, et remontait de son coccyx jusqu'entre ses omoplates.
— Qu'est-ce que ça représente ?
Des semaines, qu'elle se consumait d'avoir la réponse à cette question.
— C'est Roméo qui me l'a tatoué.
Oh, ça, elle ne s'y était pas attendue. Piquée par la curiosité, la brunette s'était assise à côté de lui, pour venir effleurer le motif du bout des doigts. Elle savait que le garçon aux cheveux blancs vouait un amour sans fin aux tatouages, mais ignorait néanmoins qu'il exerçait lui-même cet art. La décharge électrique qui remonta le long de son doigt, alors qu'elle entrait en contact avec l'épiderme du garçon, ne l'empêcha pas de poser sa main à plat sur son dos. Ascelin ne disait rien. Il ne bougeait pas, respirait à peine. Elwina aurait même juré avoir entendu son cœur s'accélérer. Ou bien était-ce le sien.
— Pourquoi des ronces ?
— Ce ne sont pas des ronces.
Sa respiration calme créait un rythme de vagues sur son dos.
— C'est un rosier. Avait-il rajouté, d'un air doucereux.
Pourtant, il n'y avait ni fleurs, ni bourgeons, ni rien du tout. Juste des épines, et quelques feuilles solitaires. Devinant les questions qui se bousculaient dans la tête de la brunette, le jeune homme avait repris :
— Tu sais ce qu'on dit : merci pour les roses,
— Merci pour les épines. Avait-elle complété, en un murmure presque étouffé, avant de reprendre sa respiration et remarquer :
— Mais tu n'as pas de roses.
En cet instant, Elwina aurait aimé que le visage du garçon soit tourné vers lui. Car, en l'absence d'accès aux expressions faciales de ce dernier, elle ne pouvait que sentir l'odeur de l'affliction qui l'avait assailli.
— J'ose espérer en croiser un jour.
Il y eut un silence. Ils respiraient en même temps.
— Je pense que tu peux en faire éclore toi-même ?
Ewina avait alors crut qu'il ne lui répondrait jamais. Et c'est seulement lorsqu'elle avait retiré sa main, jusqu'ici posé sur son dos brûlant, qu'il avait lancé :
— J'essaie depuis vingt-trois ans. Je n'ai pas vraiment la main verte.
Le cœur d'Elwina avait souri, de compassion et de compréhension.
Moi non plus. Avait-elle pensé, sans savoir si elle avait ou non proposé ces mots à voix haute. Cependant, la suite, elle l'avait bel et bien dit :
— Je peux te peindre le dos ?
Face à cette demande impromptue, Ascelin avait laissé quelques secondes en suspens avant de lâcher un simple « oui ». La jeune artiste s'était alors dirigée vers l'un de ses sacs, où elle avait une peinture adaptable au bodypainting. Elle avait préparé ses pinceaux, sa palette, avant de revenir délicatement s'asseoir en tailleur, contre le corps du blond. Ce dernier avait lâché son livre, et bras croisés sous sa tête, il l'observait sans un mot.
Elwina s'était mise au travail. La peau du jeune homme tressaillait sous ses pinceaux. Et les couleurs s'étalaient autour de son tatouage noir. Elle aurait pu y rester des heures. Peut-être qu'elle y était restée des heures. Toute notion du temps s'était envolée, jusqu'à ce qu'enfin elle redresse sa nuque douloureuse, pour regarder le résultat de son œuvre. Ascelin somnolait, yeux mis-clos, en état de transe. Son aura crème envahissait le sol entier de son appartement, comme un tapis de fumée. Comprenant que la brunette avait terminé, il semblait presque déçu. La jeune peintre avait saisi son téléphone portable, afin d'immortaliser l'œuvre, de la montrer à sa muse.
Le blond avait calmement saisi le cellulaire, et son corps entier s'était figé, alors que ses yeux s'étaient posés sur l'écran.
C'est dans mon dos, ça ?
Parce que, « ça », c'était assez sublime pour lui donner des frissons. Elwina avait dessiné une rose, tout en fait réaliste, en haut de son dos. Comme si son tatouage n'était que la tige de cette charmante fleur. Les pétales tendaient au rose pâle, presque beige à certains endroits, contournées de noir. Une alliance parfaite avec la couleur de sa peau, et le style de son tatouage. Le jeune homme avait dégluti, difficilement, ne réussissant pas bien à discerner les émotions que cette vision provoquait en lui. C'est pour ça qu'il était resté muet. Il avait l'habitude de ne parler que très peu, après tout. Et Elwina aussi. C'était, en quelque sorte, leur langage à eux.
Ascelin s'était assis sur le lit, pour prendre délicatement les pinceaux que la jeune femme tenait encore dans ses mains.
— A toi.
Il crut qu'Elwina ne s'allongerait jamais. Elle l'avait regardé de ses grands yeux noirs remplis d'effroi, et son adorable visage s'était figé en un masque marmoréen. Mais elle l'avait fait. Elle s'était mise, dans cette même position, que lui-même adoptait quelques minutes auparavant. Quelques gouttes de peinture étaient tombées sur les draps. Il s'en fichait.
La brunette avait relevé son tee-shirt, prenant soin de garder couverte la partie supérieure de son buste. Elle n'avait jamais fait ça. Même en cours, l'artiste avait toujours catégoriquement refusé les séances de bodypainting. Elle abhorrait qu'on la touche. Et abhorrait tout ce qui impliquait une quelconque interaction avec autrui.
Le pinceau était froid. Sa peau était chatouilleuse. Les mains d'Ascelin étaient chaudes. Elle frissonnait jusqu'à la moelle de ses os. Son aura griffait la barrière qui l'encerclait. Elle avait fermé les yeux.
Ascelin avait peint un oranger.
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