Chapitre 37
Quand Elwina avait envoyé son dossier pour être logée à Kerdoueziou, Simon avait décrété que l'étudiante, par son ascendance, méritait qu'on l'examine. Il avait donc demandé aux neuf quartiers, qu'il dirigeait, de proposer des logements à la jeune femme.
Puis, Elwina était arrivée au quartier Bleiz, sous la législature de Armel. Lors de leur première entrevue, début août, l'homme avait classé RAS le dossier de la nouvelle venue.
Ce n'est que quelques mois plus tard qu'il s'était réintéressé à elle, sous la demande de son bras droit, Ascelin. Elwina était alors passée d'humaine typique, avec possibles ancêtres surnaturels du côté de sa grand-mère ; à humaine sensible, avec possible présence génétique surnaturelle.
Si Armel gardait la brunette à l'œil depuis quelque temps, en aucun cas il aurait pensé qu'elle surprendrait sa meute —ses loups— en pleine mutation. Il n'aurait jamais pensé, non plus, à quel point son bras droit serait touché par la présence de la jeune femme.
Ascelin était un gentil garçon, malgré les apparences. Il contrôlait sa force et sa colère avec une main de fer.
Mais il avait la fâcheuse tendance à négliger ce contrôle, lorsqu'Elwina était dans les parages.
Justement, le voilà qui venait d'entrer dans le bureau en claquant la porte. Roméo était sur ses talons. Les deux jeunes gens, malgré leurs différentes appartenances, s'étaient toujours identifiés l'un à l'autre.
Tous les dirigeants, des neuf quartiers de Kerdoueziou, étaient présents dans le bureau d'Armel : Berhed, Simon, Nyx, Poséidon, Maël, Koridwenn, Alizée, et Roméo.
— Vous n'aurez pas mon vote.
Ce dernier avait parlé très calmement, tout en s'asseyant sur la chaise qui lui avait été attribuée, aux côtés des deux autres dirigeants de l'île : Poséidon et Nyx.
Elwina s'était évanouie après son face-à-face avec un Ascelin à moitié nu. Et depuis des heures, quelques membres de Morganez l'envoûtaient avec leurs chants, pour la maintenir dans un sommeil profond, le temps de laisser le conseil délibérer : fallait-il ou non faire oublier à la brunette ce qu'elle avait découvert ?
Sept votes pour.
Deux votes contre.
Poséidon était en effet de l'avis de son meilleur ami, mais avait fait le choix de ne pas se dresser contre le reste des membres du conseil en se montrant contestataire. Simon s'était levé, tout en retroussant les manches de la fine chemise en lin qu'il portait :
— Nous n'avons pas besoin de l'unanimité.
— Vous privez cette jeune femme d'un droit fondamental : la vérité.
Le maire de Kerdoueziou avait regardé Roméo, qui lui était subordonné, tout en lui répondant :
— Nous protégeons notre monde, qui a décidé de vivre caché des humains, qu'ils soient sensibles ou non aux choses surnaturelles. Et aux dernières nouvelles, Elwina est une humaine.
Le garçon aux cheveux blancs n'avait rien à ajouter. Il fallait bien avouer que ça aurait été une tout autre personne qu'Elwina, à qui il s'était fortement attaché, le jeune homme aurait été du même avis que ses collègues. Ascelin, qui était restée près de la porte, semblait furieux. Mais d'une hiérarchie bien inférieure aux autres membres de la réunion, le jeune homme ne pouvait pas se permettre de prendre la parole. D'autant plus que cette dernière n'aurait aucun poids décisionnel.
Il s'était contenté de faire demi-tour en claquant violemment la porte, pour se diriger de pied ferme vers l'infirmerie, où il avait lui-même emmené la brunette quelques heures plus tôt. Son aura flottait autour de lui, et en le voyant arriver, ceux qui étaient au chevet de la jeune femme avaient détalés sans demander leur reste. Le blond ne cessait de revoir, en boucle, le regard qu'elle avait eu en se retrouvant face aux loups.
Il marmonna quelques jurons, et s'assit sur le rebord du lit.
Sans ces hypnotiseurs de malheur, Elwina était déjà en train de se réveiller. Ses yeux papillonnaient légèrement et elle s'était redressée dans son lit, désorientée. Son état hagard n'avait que duré quelques secondes, et en se rendant compte d'où elle était, la jeune femme avait tout à coup bondi hors de son lit.
Ascelin ne s'était pas levé. Il ne voulait pas l'effrayer. Il voulait... il ne savait pas ce qu'il voulait. De toute manière, d'ici quelques minutes, la brunette n'aurait plus aucun souvenir des événements.
Visiblement en alerte, Elwina avait rapidement observé la pièce, en y jetant des regards vifs, avant de reposer toute son attention sur le blond, qu'elle avait pointé du doigt en murmurant :
— Toi...
Je suis tellement désolé. Pensait-il au fond de lui, alors qu'aucun mot ne sortait de sa bouche.
— Où suis-je ?
Elwina était perdue. L'odeur des loups était prédominante en ces lieux, mais d'autres plus récentes s'imposaient également.
— Au manoir Bleiz.
La porte s'ouvrit au même instant, laissant apparaître Poséidon. Et d'autres personnes, que l'étudiante connaissait plus au moins. Ascelin s'était immédiatement levé, comme s'il cherchait à la protéger des nouveaux arrivants. Le pseudo-dieu grec s'était arrêté face à lui, et sa voix enchanteresse était finalement apparue :
— Ne rends pas les choses plus difficiles.
— En plus, c'est toi qui vas le faire ?
Le jeune homme n'avait pas répondu à la réplique d'Ascelin. Il s'était contenté de le dépasser, d'une démarche nonchalante, pour arriver aux côtés de la brunette, et enrouler calmement son index autour d'une de ses mèches noires.
— Tu dois avoir beaucoup de questions.
Tétanisée, Elwina n'avait ni bougé, ni parlé. Si Ascelin était un loup-garou, qu'est-ce que tous les autres pouvaient bien être ?
— Elwina-c'est-tout... Je suis navré de ne pas pouvoir y répondre.
Elle avait l'impression qu'il ironisait, par la manière avec laquelle il avait prononcé son prénom.
— Tu m'écoutes ?
Il chantait ? Ou bien ce n'était encore qu'une illusion ?
Oh, non, il chantait bel et bien. Sur ce même ton, au mimétisme de ces mêmes mélodies qu'elle avait entendues, lors de sa traversée du pont de Kerdoueziou.
Ne pas plonger, ne pas plonger, ne pas plonger, ne pas...
— Oui, je t'écoute.
C'était tellement agréable, de se laisser envoûter par le garçon.
— Elwina, le conseil ci-présent est en charge de la protection de Kerdoueziou. Du monde surnaturel. Notre monde. Un Autre Monde. Tu comprends ?
— Oui, je comprends.
Tout était si clair. Poséidon était comme un chérubin, qui lui apportait la vérité sur un plateau d'argent, qui la suppliait de l'écouter, de l'obéir, de le croire.
— Notre règlement empêche tous les humains d'être en connaissance de notre monde.
— C'est évident.
Elle voulait qu'il en dise davantage. Qu'il chante encore, rien que pour elle, des heures durant. Qu'il chante de cette voix si belle, jusqu'à ce qu'elle en meure.
— Ce que tu as découvert fait de toi un danger. Et tu ne dois pas être un danger.
— Je ne veux pas être un danger.
— Alors, écoute-moi, Elwina-c'est-tout, je te demande de tout oublier. D'accord ? Oublie tout ce que tu as découvert sur le monde qui ne t'appartient pas.
Oublier ?
Oublier...
Bien sûr.
Elle souriait toujours autant lorsque Poséidon avait fait un pas en arrière. Elle souriait toujours autant, malgré les regards atterrés qu'Ascelin et Roméo lui portaient.
— Tu es à l'infirmerie du manoir, d'accord ? Tu as fait une mauvaise chute.
— Oui.
Le jeune homme avait souri, créant quelques rides dans ses joues fraîchement rasées. Son interlocutrice l'avait imitée.
— Reviens à nous.
Cette douce mélodie. Elle aurait pu supplier le jeune homme pour qu'il continue. Mais, au lieu de ça, subitement, la jeune femme avait cligné des yeux. Plusieurs fois. Puis, elle avait froncé les sourcils, et avait observé d'un air dubitatif tout le petit groupe qui se trouvait face à elle.
— Je vais mieux, merci, je vais rentrer.
Sa propre voix lui semblait si lointaine, et la brunette se rendit compte avec étonnement que son corps entier était tout pâteux. Tout en se dirigeant vers la sortie, Elwina avait porté sa main à son poignet pour le masser :
— Il n'est pas cassé.
— Ce n'était qu'une vilaine chute. Avait complété Simon. Sois prudente en montant dans les bus, la marche est plus haute qu'on le pense.
Elle avait simplement hoché la tête, avant de sortir avec hâte, son bras pressé contre sa poitrine. Elle eut un dernier regard vers Poseidon avant de quitter la pièce, et ce dernier lui avait offert un clin d'œil, d'un air malin.
La tristesse d'Ascelin et Roméo était si âcre que leurs odeurs lui donnaient envie de pleurer à son tour. Pourquoi étaient-ils affligés à ce point ? Ce n'était rien de grave : c'était elle, qui avait été blessée, pas eux.
Pourtant, le blond avait l'impression qu'on le poignardait en plein cœur. Il n'avait aucune idée depuis quand Elwina lui faisait ressentir ce genre d'émotions, mais, ce qui était sûr, c'est que les choses avaient déjà dérapé depuis longtemps déjà.
Roméo, lui, observait son meilleur ami d'un air âcre. D'abord, ce dernier lui avait proposé de l'aider, à suggérer à Elwina l'existence du monde surnaturel. Ça avait été son idée, pas la sienne ! Et maintenant, c'était lui-même qui s'était posé volontaire pour lui faire oublier ce même monde ? Il n'avait jamais autant eu envie de le frapper.
Ascelin n'avait pas eu la force de rentrer chez lui de toute la journée. Il avait préféré laisser le loisir à Armel d'expliquer la situation à sa famille. Le jeune homme s'était rendu dans la forêt, dans son endroit préféré, auprès d'un gros chêne. Avec des gestes robotiques, il avait enlevé un à un ses vêtements. Se retrouver nu comme un vers au milieu des bois n'était pas honteux, mais tout à fait habituel. C'était même la norme, à Kerdoueziou, où le concept de pudeur était bien différent de celui des humains.
C'est à ce moment-là qu'un petit renard roux était arrivé. Ascelin ne voulait pas parler. Il n'avait jamais voulu parler à quiconque, et doute que le nouveau venu ait volontairement souhaité de le croiser. Alors, le blond avait laissé son enveloppe charnelle d'humain faire place à celle du loup. La transformation n'était plus douloureuse depuis des années, à présent. Et, sans demander son reste, le métamorphe s'était éloigné en courant vers le nord. Là où la forêt était si isolée qu'il ne risquait pas d'y croiser qui que ce soit.
Le jeune homme était rentré si tard, ce soir-là, que l'entièreté de la maison était déjà endormie. Il était monté jusqu'à sa chambre en silence, bien que l'ensemble des murs du bâtiment soient anti-bruits. C'était l'un des désavantages des métamorphes : les sens surdéveloppés rendaient hypersensibles, et obligeaient à construire des structures adaptées. Il se demandait si Elwina avait remarqué le silence qui régnait subséquemment dans sa chambre, depuis son arrivée.
Le blond s'était laissé tomber sur son lit. Ascelin avait l'impression d'être vidé. Vidé de toute étincelle de vie. La fatigue, probablement. Son aura bougeait à l'intérieur de lui. Depuis que Poséidon avait obligé Elwina à oublier les événements, cette dernière était tout particulièrement sur les nerfs. Elle le suppliait de la laisser sortir, pour aller il-ne-savait où. Dans un élan de fatigue, le blond avait libéré ce halo crème qui avait toujours fait partie de lui, et la substance avait explosé dans la pièce, claquant contre les murs qui l'enfermaient. Le loup-garou n'avait jamais laissé son aura s'étendre à son maximum, dans l'entièreté de sa puissance. Il avait trop peur de ce qu'il pourrait alors se passer.
Quelque chose avait alors attiré son attention. Son aura remuait tout particulièrement, au niveau de la fenêtre. A lui-même, il lui était impossible de voir au travers de cette substance opaque, et il en avait donc résorbé une partie pour assouvir sa curiosité.
Il y avait le chaton noir. Il était assis, à sa place habituelle, sur le rebord extérieur de la fenêtre.
Enfin, c'était elle. Pas il. Le jeune homme avait su dès leur première rencontre que le petit animal était une femelle. Les animaux ne se reconnaissent pas vraiment entre eux comme les humains. Entre différentes espèces, tout est davantage une histoire d'odeur et de phéromones, plutôt que de physique.
Ascelin s'était doucement levé, pour aller ouvrir à la chatonne. Son halo crème flottait encore dans l'air, mais il avait compris depuis longtemps déjà que la féline n'était pas le moins du monde effrayée par elle.
Cet animal était le premier être qu'il rencontrait, et qui n'était pas intimidée par son aura. Il la saisit pas la peau du coup. Elle semblait avoir quatre mois, environ, et sera bientôt trop vieille pour être prise ainsi.
Pas un miaulement, rien. La chatonne l'avait juste regardé avec ses grands yeux noirs, et une fois posée sur son torse, elle était venue se nicher au creux de son cou —là où ses phéromones étaient le plus saillants— en ronronnant faiblement.
— J'espère que toi, au moins, tu as passé une bonne journée. Avait-il lancé tout en grattant le dos de l'animal.
Aucune réponse. Evidemment. A l'instar de sa maîtresse, la chatonne semblait tout particulièrement abhorrer la communication.
Ascelin avait soupiré.
Il ne se sentait plus vide.
— Tu penses qu'il y a une infime chance qu'elle s'en souvienne ? Tu penses que Roméo et moi, on pourrait déjouer l'enchantement de Poséidon ?
Il parlait dans le vide et en était parfaitement conscient. Mais c'était plus facile de s'exprimer dans le vide, plutôt que face à d'autres personnes.
Le blond s'était endormi rapidement, dans un sommeil profond.
Et, au milieu de cette nuit-là, si quelqu'un était entré dans cette chambre, à l'étage d'une des maisons du quartier Bleiz de Kerdoueziou, il aurait trouvé un chaton, roulé en boule sur le matelas. Un chaton entouré par le corps d'un chat plus âgé, que les gens appelaient Wi. Et un chat entouré par l'aura d'un garçon, qui semblait flotter dans l'air sous la forme d'un grand loup de fumée.
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