Chapitre 3
Elwina était arrivée chez elle —son nouveau chez elle— encore essoufflée. Son cœur avait visiblement décidé de se livrer une course effrénée contre lui-même.
Après réflexion, elle trouvait son comportement complètement idiot. Qu'est-ce qui lui avait pris de fuir ainsi ? Elle était d'un naturel assez méfiant et évitant, soit, mais pas complètement puéril comme ce qui venait de se passer. Ils avaient tous été dans leur plein droit : elle, de se balader sur la côte, et eux de se baigner. Et puis, si comme elle le pensait, la femme avait trompé son petit-ami-aux-cheveux-bleus-mais-noirs avec un amant-aux-cheveux-noirs-mi-long, eh bien c'étaient leurs affaires ! Pas les siennes.
En arrivant dans la cuisine pour se servir un verre d'eau, elle tomba nez-à-nez avec Ascelin. Ce dernier la dévisagea de la tête aux pieds, comme s'il la passait au scanner. Mal à l'aise, la brunette avait sautillé sur place avant de le contourner maladroitement. Alors que le garçon, lui, n'avait pas bougé d'un poil. Elle avait même senti son regard brûlant peser dans son dos quelques secondes, avant qu'il ne daigne enfin sortir de la pièce.
Les muscles d'Elwina s'étaient instantanément détendus, alors même qu'elle n'avait pas eu conscience de s'être crispée ainsi.
Voyons, il fallait qu'elle se reprenne un peu ! Avant que tout le monde ne commence à s'alerter par son comportement anormal.
Elwina était une fille... étrange. Par étrange, n'entendons pas une personne décalée de la société, une jeune adulte mal dans sa peau et avec des difficultés sociales. Non, elle était, vous savez, cette personne qui, bien que misantrope, vous intrigue malgré vous.
L'étudiante fuyait littéralement toute relation, en dehors d'une politesse platonique ou de l'amusement futile de quelques heures. Et l'une de ses plus grandes hantises était qu'un jour elle trouve une personne qui face à son « je te fuis » clamerait haut et fort « eh bien je vais te suivre ! ».
Le « fuis-moi, je te suis » qu'on retrouve dans ces quelques Darkromance qu'elle s'était aventurée à lire —et avait détesté— était pour elle un cauchemar indésirable. Elle ne parvenait même pas à concevoir que certains rêvent d'une telle situation ! Il n'y a rien de pire que vouloir s'écarter des gens, et que ceux-ci ne fassent que vous coller en échange. Comme si on voulait qu'un moustique vole autours de notre visage toute la nuit, malgré les claques en l'air qu'on s'évertue à mettre, ce qui nous donne parfois des airs de possédés tellement l'exaspération pousse loin.
Non, Elwina, c'était cette étudiante en art plongée dans ses bouquins et ses dessins, avec toujours quelques tâches de peinture ou de crayon sur la peau. La fille rêveuse, qui pouvait passer ses nuits perchées en haut d'un arbre. Celle qui s'imagine une vie d'ermite, heureuse loin des autres. Loin de tout. Juste elle, une petite cabane en bois, une cheminée pour les hivers et une rivière pour les étés. Quelques bouquets de plantes, des bougies pour éclairer les pièces, même des peaux d'animaux pour s'y blottir. Un lieu de vie aussi sauvage qu'elle, de quoi faire prendre ses jambes à son cou quiconque tenterait de l'apprivoiser, et tant mieux.
Là, plantée comme une idiote dans cette cuisine, les yeux rêveurs et un petit sourire affiché sur le visage, elle s'imaginait entendre la forêt autours d'elle. Les insouciants chants des moineaux. Le frissonnement d'une biche, effrayé par un simple lapin, poursuivit par un renard. Le bruissement des feuilles dans le vent, qui s'accordait à merveille avec l'hululement du hibou ou le crissement des grillons.
Mais elle fut brusquement projetée à l'intérieur de son corps, dans le moment présent, par un raclement de gorge.
Elle se retourna rapidement vers l'auteur de ce dérangement, en alerte.
Ce n'était qu'Ascelin.
Enfin, non. Pas « que ».
C'était Ascelin ! Elle déglutit.
Cet homme est un tueur en série et tu seras sa prochaine proie.
A cette pensée, la brunette se souvint de quelle manière le chat chassait la souris. En prenant malin plaisir à la torturer, lui laisser de l'espoir de vivre pour la regarder fuir avant de la rattraper, et lui ôter la vie douloureusement.
Etrangement, cette idée l'enveloppa de courage et elle demanda d'une voix posée :
— Oui ?
Tu n'es pas une proie, Elwina.
C'est lui, la proie.
— Armel t'attend samedi après-midi.
Et il devrait prier autant que toi pour que jamais, jamais il ne devienne ta proie.
— D'accord. Un sourire poli se fendit sur son visage. Merci. Elle l'observait sans ciller, malgré cette dernière pensée qui venait de désintégrer tout le positif qui flottait dans sa tête.
Le jeune homme, qui était blond aux yeux bleus, se contenta d'acquiescer. Puis il renifla l'air d'une manière presque imperceptible avant de demander :
— Un problème ?
— Heu... non. Elle avait légèrement plissé des yeux, ne comprenant pas d'où sortait cette question, avant d'hausser les épaules : après tout, quiconque d'un minimum empathique devait ressentir son angoisse à des kilomètres à la longue.
— Tu verras, on s'habitude à Kerdoueziou.
Il essaie d'être gentil là ?
— J'aime bien la ville, pour l'instant.
C'est ta famille, le problème.
Et toi, tu me fais encore plus flipper que les autres.
Dans sa tête, Elwina se mit à réciter une latonie de prières pour que le garçon parte enfin. Ce qu'il finit par faire, à son grand soulagement.
Peut-être que si elle écrivait au marqueur « misanthrope » sur le front, ça leur ferait comprendre qu'elle préférait largement la présence de ses amis imaginaires que la leur, à eux qui faisaient bien partis du monde réel.
Elle soupira.
De toute façon, elle n'avait même pas d'amis imaginaires. Elle parlait juste à son chat, mais se rassurait en se disant que beaucoup d'humains normaux parlent à leurs animaux sans que ça soit suspect.
La question est plutôt : qui d'entre eux ont des réponses ?
Fort heureusement, jamais la féline au pelage ébène n'avait un jour ouvert la bouche pour parler en français, on n'importe quel autre langage. Ses cordes vocales se réduisaient à quelques miaulements et bruits de gorge, ce qui était amplement suffisant.
Elwina acceptait d'être considérée comme bizarre, mais il ne fallait surtout pas qu'on l'accuse d'être une sorcière des temps moderne, un médium, ou une autre de ces idioties dont ses camarades en manque d'imagination parlaient parfois.
Être le centre d'attention, et plus précisément celui d'un scandale, risquait de tout déclencher. De la déclencher. Et le but ultime de sa vie était d'éviter un tel évènement. Par conséquent d'éviter les gens et leurs rumeurs, dont le pouvoir était bien trop puissant.
La jeune femme resta donc terrée dans sa chambre le restant de la semaine. Son excuse : « j'emménage ». Et les De Fleurie devaient se dire que son emménagement devait être vraiment compliqué, si bien qu'ils étaient passés tous un par un (sauf Ascelin) pour lui proposer de l'aide. Chose qu'elle refusa à chaque fois avec politesse, malgré l'accélération cardiaque que provoquait leur simple présence dans sa chambre.
Déjà qu'elle angoissait à moitié dès qu'elle se trouvait dans leur périmètre, alors si en plus ils venaient envahir son espace vital, elle n'allait pas survivre bien longtemps.
La chambre d'Elwina était à l'étage, calée dans un angle. Lorsqu'on entrait, on voyait d'abord une grande fenêtre face à soi. Un lit à sa gauche, un bureau suivit d'une armoire à sa droite. Quelques autres meubles, un miroir, des affaires d'art éparpillées ça-et-là, une bibliothèque remplie de livres.
Un coussin pour la chatte, bien inutile car lorsqu'elle dormait, c'était dans le lit. Deux gamelles : l'une pour l'eau et l'autre pour les croquettes, si propres qu'on aurait dit qu'elles ne servaient jamais. Ce qui, en fait, était la réalité. L'animal aux poils ébène préférait largement aller chasser d'elle-même si la faim lui venait.
Le samedi six août avait bien finit par arriver. Le jour où elle allait devoir rencontrer ce fameux Armel. Elle n'appréhendait pas ce rendez-vous, mais ce dernier l'embêtait franchement. Elwina se blasait rien qu'à l'idée de cette inutile mondanité.
Et puis, qu'est-ce qu'il voulait savoir, au juste ?
La brunette avait même fini par faire part à sa famille d'accueil de cette interrogation lors du déjeuner. C'est Daniel qui lui avait répondu, d'une voix qui se voulait réconfortante. Probablement croyait-il qu'elle stressait.
— Simplement te connaitre. On a beaucoup l'esprit de famille, à Kerdoueziou.
Elle acquiesça, encore moins enchantée à cette idée. Sa seule famille était enterrée six pieds sous terre et elle ne comptait pas la remplacer de sitôt. La maitresse de maison avait néanmoins continué, à la suite de son époux :
— Malheureusement, nous travaillons tous cet après-midi. Nous ne pourrons pas t'accompagner.
Oh, comme c'est dommage. Ironisa sa petite voix intérieure.
— Mais ne t'inquiète pas, je vais t'expliquer en détails comment y aller ! Avait aussitôt rajouté Jacinthe avec un enthousiasme prononcé. Elwina la gratifia d'un sourire, bien qu'elle se fût dit intérieurement que c'était peu utile.
Elle avait toujours eu un sens de l'orientation très élevée. Dès ses premiers pas, la petite fille allait dans la forêt pendant des heures, et retrouvait toujours son chemin. Aller seule au manoir d'Armel, qui était au bout de la rue, était un jeu d'enfant.
La brunette s'y rendit pour l'heure dite, gonflée d'une confiance en soi identique à une piqûre de botoxe : artificielle, fausse et cachant une réalité qu'on préfèrerait supprimer.
A quinze heures moins le quart, elle entrait dans le manoir. Pas une seule personne en vue et pourtant, un frisson lui parcourut l'échine.
Encore cette impression d'être traquée. Entourée d'un danger qu'elle ne saurait imaginer.
Elwina serra les dents si fort pour s'empêcher de prendre ses jambes à son cou, que sa mâchoire craqua.
Alors qu'elle se demandait où elle devait aller pour trouver ce fameux Armel, un gamin déboula en courant devant elle. Surprise et en hypervigilance, elle fit un bond en arrière, ce qui attira l'attention du môme. Celui-ci se stoppa et se retourna vers la femme, tout en penchant légèrement sa tête sur le côté. Elwina se fit la réflexion qu'avec une telle position, on aurait pu le comparer à un chiot en pleine réflexion, et étrangement cette idée la mit mal à l'aise. Elle la chassa rapidement de son esprit, comme si son subconscient tentait de se protéger en hérissant un barrière toujours plus haute autours de lui.
Le petit garçon devait avoir six ans tout au plus. L'air joueur, il s'approcha de ce qui venait de devenir sa nouvelle source de curiosité et de distraction. Comportement étrange : il se mit à respirer longuement, comme s'il humait l'air. La brunette ignora ce détail, et l'enfant prit la parole :
— Tu es qui ?
— Je m'appelle Elwina. J'ai un rendez-vous avec un monsieur qui s'appelle Armel. Tu sais où il est ?
Le garçonnet parut intrigué, et secoua la tête de droit à gauche pour toute réponse.
— Tu n'es pas comme nous.
Elle ne sut dire si c'était une question, ou une affirmation. Et surtout, la jeune femme ne comprit pas vraiment le sens de la phrase. Comment ça pas comme eux ?
— Oui, je viens juste d'arriver à Kerdoueziou. Répondit-elle alors, après avoir conclu que par le « nous » il voulait dire « habitant ici depuis longtemps ». Malgré tout, l'enfant parut insatisfait de sa réponse. Et au même moment, un groupe d'adolescent arriva dans la pièce. Une dizaine de jeunes, qui devaient avoir entre quinze et vingt ans.
— C'est qui ? Lança l'un, alors qu'en même temps le petit garçon le pointait du doigt en disant :
— C'est mon frère !
Le radar intérieur de la jeune femme sonnait si fort qu'elle luttait pour ne pas plaquer ses deux mains sur ses tempes.
Si en présence des De Fleurie elle avait l'impression de se retrouver face à des prédateurs, là à cette impression se surajoutait l'adjectif « agressif » pour qualifier les prédateurs en question. Une peur bleue s'empara d'elle, et elle ne put s'empêcher de reculer alors que le groupe se rapprochait d'elle.
— Que fais-tu ici ?
Elle ne détectait d'eux que de la méchanceté. Pour ne rien arranger, ils donnaient l'impression de ressentir son mal-être. Et leurs rictus montraient qu'ils s'en délectaient.
Merde mais ils ne voulaient pas partir ? Là laisser là où elle serait le mieux : seule avec elle-même. Loin des gens, surtout quand ils se montraient flippants.
— J'ai un rendez-vous avec Armel.
— Ouh...Ils riaient. Se moquaient. Après leur avoir jeté un regard hostile, la brunette tenta de les contourner, mais ils l'en empêchèrent :
— Bah, pourquoi partir ? Tu as peur de nous ?
Oui !
— Non.
— Menteuse. Siffla une fille, telle une vipère en colère.
— Alors, qui es-tu ? Renchérit un autre, comme s'il cherchait à l'attendrir pour une meilleure dégustation de sa viande une fois qu'ils l'auront tué.
— Je suis étudiante, je viens d'emménager pour l'année.
— Intéressant...
Ils s'approchaient, elle reculait, ils l'encerclaient petit à petit.
La jeune femme avait l'impression d'étouffer, d'agoniser de l'intérieur sans pouvoir le montrer à qui que ce soit. Une preuve de faiblesse trop évidente, et ils risqueraient de la bouffer sur place.
Tous ses poils étaient hérissés comme si un glaçon recouvrait la moindre parcelle de sa peau. Elle avait presque envie de cracher pour les faire fuir mais n'osa pas.
— Tu m'as l'air bien mignonne, on pourrait tester la chair humaine pour une fois. Lança un des garçons sur un ton purement mauvais. Même si, hors contexte, cette phrase aurait fait rire n'importe qui, Elwina avait l'étrange impression que le groupe face à elle pouvait littéralement mettre cette menace à exécution.
Tendue à l'extrême, elle avait reculé de deux pas jusqu'à se heurter à quelqu'un. Tellement terrifiée qu'elle était, la jeune femme n'avait pas vu qu'il se trouvait là, et fit un bond de deux mètres à son contact. Les autres se mirent à rire. Visiblement, ils trouvaient ça très plaisant de faire peur à une inconnue.
— Allons, allons, détends-toi. Lui dit un adolescent d'une vois faussement mielleuse, tout en dirigeant avec arrogance sa main vers elle.
Ne me touche pas. Parpitiénemetouchepas.
Trop tard, il posait sa main sur son épaule.
Elle couina. Elwina se ratatinait psychiquement sur elle-même, voulant se défaire des griffes de ces inconnus. Pourvu que personne n'ait entendu ce ridicule couinement...
Elle sentit son nez la piquer. Mais il était hors de question qu'elle pleure ! Ne montre pas tes faiblesses ainsi, ressaisis-toi ! Car si Elwina était asociale et introvertie, ça n'était pas par pur plaisir, mais par instinct. Son comportement antosicial s'était construit au fur et à mesure des années, et avait sur elle une emprise si forte qu'il se rapprochait de la phobie.
Mais impossible de se redresser, de reprendre de l'assurance, c'est comme s'il maintenaient prisonnière la proie presque morte qu'elle était devenue. Elle avait l'impression que les murs du bâtiment se rapetissait peu à peu sur eux, pour l'enfermer toujours plus, attendant tout en ricanant le moment fatidique où elle craquerait enfin.
— Et donc, t'habites chez qui ?
Ils semblaient avoir deviné qu'une famille du quartier l'accueillait, d'où son rendez-vous avec Armel. Une boule se formait dans sa gorge. C'était devenu impossible de dire ne serait-ce qu'un seul mot. Quelqu'un la bouscula, et elle eut l'impression que son cerveau se cognait douloureusement aux parois de son crâne. Elle voulait juste partir d'ici. Partir loin de tous ces gens flippants. Quelque par où personne ne pourrait la retrouver. Monter dans un arbre où se planquer dans un buisson. Se recroqueviller sur elle-même, et pleurer en silence.
Ils lui reposèrent la question deux ou trois fois, se montrant toujours plus intimidants et agressifs. Elle n'avait jamais été harcelée, de toute sa scolarité, simplement mise à l'écart, regardée de travers. Et si jamais on avait essayé de la charrier, la brunette avait toujours su avoir du répondant. Quand elle était encore de ce monde, sa grand-mère se plaisait à dire qu'elle était une force de la nature, autant physiquement que psychiquement. Que se passait-il donc ?
Quand tout à coup, plus un bruit.
Elwina releva faiblement la tête, tout en essayant d'ordonner à son corps de ne plus trembler. Le groupe était toujours là, mais silencieux. La jeune femme déglutit, redoutant ce qui se trouvait derrière elle. Parce que tous les jeunes le regardait avec crainte, ce qui signifiait que c'était encore moins plaisant qu'eux.
Elle sentit une main se poser sur son épaule. Une odeur se glisser dans ses narines.
Une deuxième main sur l'autre épaule. Une voix familière rompre le silence :
— Dégagez.
Le groupe baissa la tête, d'un air soumis.
— Tout. De. Suite.
Ils déguerpirent sans demander leur reste. Et pourtant, Elwina ne se détendit pas.
Parce qu'elle avait très bien reconnu le propriétaire de cette voix, de ces mains, de cette odeur. Ce dernier se plaça d'ailleurs face à elle.
Une tignasse blonde, des yeux bleu perçant. Un visage masculin dont le possesseur habitait dans la même maison qu'elle. Elle aurait aimé le remercier, mais ses mots se bloquèrent dans sa gorge. Le regard vide, la jeune fille se concentrait du mieux qu'elle le pouvait sur sa respiration, maudissant un à un ces arrogants adolescents qui lui avaient flanqués la frousse de sa vie.
Rectification, elle ne devait pas écrire « misanthrope » au marqueur sur son front, mais le graver au fer rouge. Peut-être que ce sera plus explicite pour tous les gens qu'elle viendrait à croiser dans ce foutu quartier.
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