Chapitre 15
De l'eau froide.
De l'eau froide, de l'eau froide, de l'eau froide.
Ça n'était pas assez froid. Pourtant, elle ne pouvait pas faire plus.
Elwina avait l'impression que son corps bouillait.
Elle s'était réveillée, ce matin, sous sa forme animale, et pelotonnée contre Ascelin. Evidemment, qu'elle se souvenait de tous les détails de la veille ; mais elle n'en était pas moins contrariée.
Merde, quoi ! Le blond lui était antipathique depuis son arrivée, alors pourquoi avait-il fallu qu'il abatte toutes ses barrières en quelques minutes à peine ?
La jeune femme se frictionnait le corps depuis de longues minutes déjà, à un tel point que sa peau en était devenue rouge et irritée. Mais il ne fallait pas, non, il était hors de question, que l'odeur du garçon imprègne sa peau.
Après avoir décidé que c'était suffisant, la brunette s'était extirpée de sa douche, pour s'habiller en vitesse. Si elle pouvait partir en cours avant le réveil d'Ascelin, ça l'arrangeait fortement. Elle serait bien incapable de maîtriser la honte qui l'envahirait à sa vue.
L'étudiante n'en revenait pas d'avoir ainsi baissé ses gardes. Elle avait pourtant appris, des années durant, à construire autour d'elle un mur aussi solide qu'immense.
« Les êtres humains sont des animaux sociaux et ont besoin les uns des autres. Mais tu n'es pas un être humain, Elwina. Ne l'oublie pas. Tu es une solitaire et les contacts sociaux ne t'apporteront rien de bon. » Voilà les conseils qui avaient bercé son enfance, et le début de son adolescence. Sa grand-mère lui avait répété en boucle, des années durant, le danger de la sociabilité pour son espèce.
Elwina était seule.
Et Elwina devait rester seule.
C'était ainsi, ça avait toujours été ainsi, et ça restera ainsi. Pour le bien de tous.
Dans le bus pour aller à la fac, afin de faire taire ses pensées, la jeune artiste s'était mise à dessiner la fille assise en face d'elle. Comme toujours ces derniers temps, la plonger dans son art la fit entrer en transe.
Concentration. Satisfaction. Contemplation. Surprise. Elle s'était réveillée un arrêt juste avant le sien. La fille n'était plus là, mais son croquis était quant à lui bien terminé. Les cheveux coupés à la garçonne du modèle se transformaient en flammes, qui montaient jusqu'en haut de la page, remplissant le ciel d'un brasier ardent. Un rictus s'était affiché sur les lèvres de la jeune femme. Elle aimait bien cette représentation, et la rangea dans son sac, avant de descendre du bus.
Sa journée passa rapidement, et le week-end également. La jeune femme évitait soigneusement Ascelin —encore plus qu'à son habitude— morte de honte rien qu'à l'idée qu'il puisse deviner que c'était elle, le chaton. Elle crut même sentir sa propre odeur sur la peau du jeune homme, à un moment, mais rabroua fermement sa paranoïa.
— En fait, Elwina, je ne savais pas que ton chat avait des petits.
L'intéressée s'était vivement retournée vers le blond. C'était, depuis plusieurs jours, la première fois qu'elle interagissait avec lui.
— Elle a adopté un petit chaton, en effet, aucune idée d'où elle sort mais elle ne le lâche plus.
Mentir était si facile, lorsqu'il s'agissait de sa survie.
— Les parents t'ont parlés de la fête, vendredi ?
La mâchoire d'Elwina s'était crispée. Pourquoi donc lui parlait-il, tout à coup ? Elle n'avait, en plus, aucune envie de lui répondre, et s'était donc contentée d'hocher la tête. Evidemment qu'on lui avait parlé de la fête. Jacinthe avait bien pris soin de la décrire cette dernière en long, en large, et en travers. Cette adolescente avait un débit de parole tout à fait hors du commun.
Il s'avérait qu'à Kerdoueziou, il y avait quatre fêtes du village durant l'année : aux solstices, et aux équinoxes. Et le vendredi arrivant, vingt-trois septembre, était l'équinoxe d'automne. C'est-à-dire l'une des deux dates de l'année où le jour et la nuit sont de durée égale. Et bien sûr, Elwina était dans l'obligation la plus totale de participer aux festivités. Le dress code ? Automne. Visiblement, les organisateurs étaient en flagrant manque d'inspiration. Heureusement pour elle, les couleurs de l'automne étaient celles avec lesquelles elle s'habillait le plus. La tâche n'allait donc pas être bien compliquée, et la jeune femme avait déjà une petite idée de ce qu'elle allait pouvoir enfiler.
C'était une robe longue de couleur marron, toute simple, qui prenait la forme d'un corset fleuri au niveau du buste. En se regardant dans le miroir, quelques minutes avant le départ, Elwina n'avait qu'une envie : partir en courant. Aller se réfugier quelque part, là où personne ne pourrait la retrouver. En haut de Forest, par exemple. Un soupir traversa ses lèvres. Non, malheureusement, elle ne pouvait pas fuir ses responsabilités. Si elle voulait garder son logement, il fallait qu'elle partage certains moments avec les de Fleuri.
— Elwina ? Tu viens ?
La brunette soupira à nouveau. C'était Jacinthe. Tous les autres étaient déjà partis, mais la blondinette avait insisté pour accompagner Elwina. Cette dernière était sortie de sa chambre à contre-cœur, pour se retrouver nez à nez face à la lycéenne.
Jacinthe avait dévisagé son interlocutrice de la tête aux pieds.
— Woaw, tes cheveux.
Elwina n'avait rien dit. Oui, ses cheveux. Ses cheveux étaient très longs, très bouclés, très volumineux. Et ce depuis toujours. Elle s'était d'ailleurs toujours demandée pourquoi l'animal qu'elle incarnait n'était pas frisé, lui aussi. Il était vrai que les poils de son chat étaient un peu ondulés, mais de manière bien moindre comparée à sa forme humaine.
— Ce n'est pas une critique. Ils sont grave beaux ! Tu ne veux pas mettre un ruban de dedans ?
La brunette se doutait, que la remarque de Jacinthe se rapprochait du compliment : la blondinette avait des cheveux similaires aux siens, et arborait toujours ses boucles avec fierté.
— Non.
Il était hors de question qu'elle commence à se faire pomponner comme une poupée.
— Et du maquillage ? Tu n'as pas mis de maquillage ! Je peux t'en prêter plein, si tu veux. J'ai un mascara qui serait sublime sur toi.
— Non.
Et puis quoi encore ?
La jolie blonde lui fit des yeux de chien battu, visiblement déçue.
— Allez, s'il-te-plaît ! Ça prendra deux minutes.
Elwina avait décidé avoir gâché assez de salive jusqu'ici, et s'était contentée de lancer à son interlocutrice le regard le plus noir qu'elle pouvait.
— Rien qu'un petit nœud dans tes cheveux...
Comprenant qu'elle n'allait jamais se la fermer, la brunette trancha :
— Un nœud, et on part.
Jacinthe avait affiché un air victorieux, visiblement ravie. Elle s'était ensuite ruée vers la salle de bain, pour revenir quelques secondes plus tard avec un joli petit nœud à cheveux, de la même couleur que la robe de sa colocataire. Elwina lui arracha l'objet des mains, avant qu'elle prenne l'initiative de le lui mettre.
Elles se rendirent sur le lieu de fête, à pied. C'était au niveau de la place du village, non loin de la bibliothèque-café et de la plage. A vingt-et-une heure, l'ambiance était déjà festive et des dizaines de petits luminaires éclairaient la zone.
Elwina eut la fâcheuse impression que tout le monde se retournait sur son passage, ce qui la fit se renfrogner davantage. Elle aperçut Poséidon, dans un coin, qui lui faisait un petit signe de la main d'un air arrogant. Elle leva les yeux au ciel intérieurement, et offrit au jeune homme un visage blasé. Roméo était à côté de lui : ces deux-là semblaient toujours fourrés ensemble.
— Tu viens danser ?
— Je vais grignoter quelque chose, d'abord. Avait-elle répondu à Jacinthe, tout en se dirigeant vers le buffet à volonté. Son interlocutrice avait semblé déçue, mais n'avait pas insisté pas et s'était dirigée en trottinant vers son groupe d'amis. Elwina avait, de son côté, posé un petit gâteau dans le buffet, qui était participatif, pour ensuite se servir un verre de ponch et l'avaler cul-sec.
Son métabolisme hors-pair pouvait anéantir les effets de l'alcool en quelques secondes à peine. Tout comme il pouvait soigner ses blessures ou l'empêcher d'avoir des déficiences autant physiques que psychologiques. Mais heureusement, Elwina avait le contrôle sur ce métabolisme en question. Elle pouvait choisir en toute conscience de laisser l'alcool embrumer son esprit, et c'est ce qu'elle fit sans hésiter. Histoire de rendre les prochaines heures un peu moins infernales.
Il y avait tellement de monde.
L'intégralité de Kerdoueziou.
La jeune femme vida un deuxième verre.
Puis un troisième.
Voilà, ça allait mieux. Ses envies de s'égorger avec le premier couteau en plastique venu commençaient à diminuer.
Les gens étaient plus occupés à danser et papoter qu'à manger, et Elwina se fit un plaisir de goûter à quasiment tout ce qui se trouvait sur le buffet. C'est le ventre bien plein qu'elle s'était accoudée à l'une des tables, près d'une heure plus tard. Ça y'est, elle s'ennuyait ferme.
Elle vit qu'Ascelin était debout, à quelques mètres d'elle. Seul lui aussi. La brunette se surprit à apprécier la tenue du brun. Il avait une chemise beige ample, et un pantalon marron retenu par des bretelles. A vrai dire, il fallait bien admettre qu'elle avait toujours apprécié le style vestimentaire du garçon. Il mélangeait un style retro avec des habits anciens, et un style de skateur avec des habits amples. Comme elle, en fait. C'était étrange.
C'est à ce moment-là que la brunette sentit une présence derrière elle.
— Elle est jolie, ta robe.
Elle n'avait absolument aucune idée d'à qui appartenait cette voix. Mais elle avait un sixième sens, qui lui permettait de percevoir l'aura des gens. Chaque personne avait une aura, plus un moins affirmée. Et elle savait très exactement à qui appartenait celle-là.
— Roméo.
Prononcer le prénom du garçon aux cheveux blancs fut la seule salutation qu'elle fit. L'intéressé lui sourit sincèrement, et fit un pas en avant sans pour autant la frôler. Elle le remercia intérieurement de respecter son espace vital.
— Tu passes une bonne soirée ?
Ça n'était pas une simple question de politesse. Il semblait sincère, et au rythme de sa respiration posée, la jeune femme savait qu'il l'était.
— Ça va.
Non, ça n'allait pas du tout. Elle avait juste envie d'être chez elle, à lire un bon livre tout en sirotant un verre de lait.
— J'imagine que je ne te propose pas de danser ?
Elle sourit en coin, de manière presque imperceptible.
— Non, en effet.
Elle aimait bien Roméo. Enfin, disons plutôt que pour le peu qu'elle l'avait fréquenté, elle le supportait. Lui, au moins, n'était pas envahissant. Pas comme Poséidon.
— Elwina-c'est-tout ! Une danse ?
Tiens, quand on parle du loup...
— Non.
Et pour argumenter ses dires, l'étudiante n'avait pas manqué pas de fusiller le nouveau venu du regard.
— C'est un plaisir de te croiser ce soir.
— Plaisir non partagé.
Roméo avait pouffé dans son coin, et Elwina aurait fait de même si quelqu'un n'avait pas dit la même phrase qu'elle, au même moment. Elle tourna vivement la tête, et se retrouva face à Ascelin. Grand, beau, attrayant. La brunette s'était ratatinée sur elle-même, peu à l'aise d'être ainsi cernée.
Ascelin et Poséidon s'étaient jaugés du regard quelques secondes. Puis, son colocataire avait baissé les yeux vers elle :
— Tu veux danser, Elwina ?
Oh, elle aurait dit non, en temps normal. Elle aurait dit non si elle n'avait pas vu la colère danser dans les yeux du pseudo-dieu grec. Il était temps de rabattre le caquet de cet impertinent. La jeune femme ne se donna pas la peine de sourire, mais répondit d'une voix faussement enjouée :
— Avec plaisir.
Elle sut, dans le regard vert d'Ascelin, qu'il avait compris qu'elle ne cherchait qu'à frustrer Poséidon. Et elle sut également qu'en réalité, il avait cherché à faire de même en l'invitant à danser. Le garçon l'emmena en bordure de piste, à l'opposée. La musique était donnée par un groupe de musiciens, qui étaient accompagnés d'une chorale. Probablement cette même chorale, dont elle entendant parfois les chants, en bordure de mer.
Ascelin prit sa main droite, et passa la gauche au creux de ses reins. Elle détestait ce toucher. Et c'est seulement à ce moment-là qu'Elwina réalisa qu'elle n'avait aucune idée de quelle posture adopter.
Elle n'avait littéralement jamais dansé de sa vie.
Maladroitement, l'étudiante passa elle aussi sa main gauche dans le dos de son partenaire.
— Non, sur l'épaule.
Stoïque, elle avait changé sa position, et se concentra ensuite sur le mouvement de ses pieds. Ça ne devait pas être bien difficile.
Un, deux, trois essais sans succès.
Si, c'était horriblement difficile.
— Je ne sais pas danser.
— J'ai bien vu. Lui avait répliqué son partenaire, sur un ton tout aussi las qu'elle, avant de continuer :
— C'est une scottish. Fait comme moi : 1, 2, 3, 1, 2, 3, 1, 2, 3, 4, 1, 2, 3...
Il s'était arrêté de parler à l'instant où Elwina avait compris les pas toute seule. Gênée, et se maudissant intérieurement d'avoir accepté cette danse, la jeune femme détourna la tête pour regarder l'assemblée. Il faisait nuit noire. On ne voyait pas les étoiles, à cause des nuages qui drapaient le ciel. Mais la nuée de luminaires donnaient presque l'impression d'être en journée. Il y en avait sur les arbres, et au pied des arbres, sur les tables, aux fenêtres et au pied des maisons, autour des chanteurs. C'était sublime, et la jeune femme se laissa charmer par cette atmosphère féerique. Elle se serait presque crue dans un livre sans la présence indésirable d'Ascelin, et sans tous ses regards convergés vers elle. Enfin, vers eux. Il était inévitable que leur duo n'eût échappé à personne.
Elwina s'était toujours considéré comme une personne paranoïaque. Elle avait en horreur qu'on l'observe, et par conséquent avait tendance à exagérer l'attention qu'on lui portait.
Mais là, là c'était la vérité.
Mais à l'aise, la brunette leva les yeux vers le ciel. Il n'y avait rien à voir, là-haut, mais c'était toujours mieux que de supporter le regard des autres.
Elle avait toujours remarqué que les gens chuchotaient lorsqu'ils croisaient Ascelin sur son chemin. Mais ce soir-là, c'était de lui ou d'elle qu'ils parlaient ?
Au bout de quelques secondes, après avoir enfin réussi à stopper ses pensées, Elwina avait reposé son regard sur son cavalier.
Ses yeux s'ouvrirent en grand.
Elle aurait fait un bon d'au moins un mètre si les bras du blond ne l'avaient pas retenue.
Le jeune homme était entouré par une forme obscure et dense, comme de la fumée. Qui semblait flotter autour de lui, glisser sur sa peau et ses vêtements.
C'était son aura.
Elle. Voyait. Son. Aura.
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