5e Vertus : Concentration
Cette fois, c'est un grand bruit qui te réveille de ton lourd sommeil, le lendemain. Avec tout le repos de la veille, tu n'étais pas fatigué·e et c'est épuisé·e que tu as sombré, tard dans la nuit. Malgré tout, tu as l'impression que la terre entière tremble lorsque tu te redresses sur ton lit. Il te faut bien cinq minutes pour réaliser qu'il ne s'agit que d'une perceuse en train de te vriller les oreilles.
Dans un geste mal assuré, tu te lèves et fonces en dehors de ta chambre, prêt·e à râler contre celui ou celle qui ose faire un vacarme pareil si tôt le matin, lorsque tu te figes : Diana semble aux prises avec la mise en place d'une plinthe, tandis que Bartson s'occupe de lui tenir l'escabeau d'où elle est perchée. Kanti, à côté d'eux, les mains sur les hanches, s'interrompt dans ses explications à ton arrivée soudaine et, d'un coup, trois paires d'yeux vers toi, pour mieux te détailler. Sans habit et pas coiffé·e, le visage rouge de colère, puis d'embarras, tu ne ressembles à rien de convenable.
– Oh, désolée, on t'a réveillé·e, la marmotte ? demande Diana d'un ricanement amusé, deux vis plantées dans le coin de sa bouche.
– T'as eu une sacrée mauvaise influence, Bartson, renifle Kanti, l'air faussement dégoûtée.
En réalité, la magnifique brune se force à ne pas rire face à ta mine échevelée et tu la comprends immédiatement.
– Bha, je n'y peux rien si j'suis un fichu bon pédagogue ! s'offusque le blond, très fier de lui.
Incapable de décider s'il te faut fuir ou rester là pour t'expliquer, tu n'oses pas bouger. Finalement, c'est Diana qui te sauve la mise, non sans un dernier regard digne d'une mère découvrant un vilain petit canard dans sa portée.
– File t'habiller et viens m'aider, cet idiot doit descendre en cuisine !
– Hey ! Depuis quand tu m'parles comme ça, la naine ? râle le géant.
Tu ne te fais pas prier et tu t'enfuis dans ta chambre, les laissant à leurs chamailleries. Et quand tu ressors, ils ont tous disparu sauf Diana et sa boîte à outils rouge, au milieu du couloir. Elle te regarde t'approcher d'elle sans un mot et place un marteau, un tournevis et plusieurs autres éléments difficilement identifiables entre tes mains.
– Tiens-moi ça, tu veux ?
– Euh...
D'un air un peu perplexe, tu la détailles à ton tour, incapable de savoir s'il s'agit là d'un événement normal. Jusqu'à présent, elle a plutôt eu tendance à t'éviter et à ne pas te parler... Qu'est-ce qui a changé ?
– Je... Hmm...
Sourde à tes essais pathétiques de conversation, elle grimpe à nouveau en haut de l'escabeau et vérifie les trous qu'elle vient de percer à grand bruit. Sans même te jeter un œil, elle tend une main vers toi.
– File-moi un pas de vis !
Tu baisses ton regard sur tes doigts surchargées d'éléments avant de le relever vers elle, son attention toujours accaparée par le mur.
– C'est quoi ? demandes-tu d'une petite voix à peine audible.
– Hein ? Tu n'sais même pas ça ? Mais tu viens d'où, ma parole ? ricane-t-elle en se penchant vers tes bras.
Là, elle pioche un minuscule tuyau blanc qui ressemble à tous les autres, mais son sourire satisfait te fait vite comprendre qu'il s'agit exactement de celui qu'il lui fallait. Tu la fixes toujours de ton air hébété et ton visage doit être pâle, car elle s'esclaffe à nouveau.
– Pardon, j'oubliais que t'étais qu'un poussin, en fait. Tu sais même plus pourquoi t'es là, je parie ?
Tes yeux s'écarquillent de surprise sans qu'elle le voie, puisqu'elle essaye d'insérer son petit morceau de plastique dans le trou à peine creusé.
– Je... commences-tu.
– Oh, laisses tomber ! t'interrompt-elle. Je connais déjà tout sur toi. Désolée, je ne m'occupe jamais des nouveaux, ça me fait chier. Je préfère bricoler dans mon coin et attendre le bon moment... Mais je t'ai observé·e, t'sais ? T'es quelqu'un de bien. Enfin... T'es resté jusqu'à aujourd'hui, donc...
Elle te prend son marteau écarlate de tes bras surchargés et frappe sur le bout en plastique presque entièrement rentré. Les coups qui percutent le mur font presque trembler toute la maison et ton sourire se fige d'une crainte imprécise. Diana te jette alors un œil et recommence à se moquer de toi.
– Relax ! Je retape cette vieille bicoque depuis des années, elle tient contre vents et marées... Pourtant, on en a vécu des emmerdes ! Mais les soucis, ce n'est pas ce qui m'arrête, j'ai connu pire.
La discussion de l'avant-veille te revient en mémoire. Tu décides donc d'essayer de lui montrer que tu as écouté avec attention.
– Joyeux anniversaire de sevrage...
Ses yeux rouges se plantent dans les tiens et un frisson te surprend lorsqu'elle esquisse un sourire carnassier dans ta direction. Pourtant, au moment de répondre, sa voix douce te fait te sentir si bien qu'elle te laisse perplexe.
– T'es chic pour t'intéresser aux autres. Ton attitude avec Hadiya m'a réchauffé le cœur... Mais est-ce que tu penses à toi, parfois ?
Vous vous fixez un moment en silence, muettes toutes les deux. La question en suspens depuis la veille te revient en mémoire et tu as la sensation de rougir. Le cri de Bartson depuis la cuisine vous interrompt alors :
– À table ! Et j'me répéterai pas, j'suis naze !
Diana réagit la première et libère tes mains des objets que tu portes depuis tout à l'heure. Elle dépose tout sur le plateau de l'escabeau avant de tapoter sa salopette carmin, mouchetée de poussière blanche, sans doute à cause du mur en plâtre.
– Allons-y, on finira après.
Lorsque tu émerges, elle disparaît dans l'escalier et tu la suis sans attendre, indécis·e. Malgré sa taille, la jeune fille semble pourvue d'un sacré caractère et d'une force intérieure que tu n'as encore pas vus dans cette maison. Tu souris sans même t'en rendre compte, en pensant à l'après-midi à venir...
Le repas froid de Bartson te semble aussi insipide que de l'eau après les petits plats mitonnés d'Hadiya et Kanti. Un soupir s'enfuit de tes lèvres malgré toi et Diana ricane à nouveau alors que vous montez au grenier ensemble.
– Laisse-moi deviner, tu détestes la cuisine de Dormeur ?
Tu associes très vite le géant blond à l'un des sept nains et un sourire t'échappe.
– Je préfère quand c'est Hadiya ou Kanti, oui...
– Comme tout l'monde ! réplique la jeune femme à la crinière argentée.
Vous avez rangé l'escabeau dans le placard, remballé les outils de Diana et cette dernière t'a ensuite traîné sous les combles. Une fois arrivés, tu la vois s'approcher d'un établi un peu miteux où plusieurs bouts de bois hétéroclites s'amoncellent.
– Vu que t'es là, tu vas m'assister. Karim m'a demandé de fabriquer un poulailler, histoire qu'on ait des œufs frais toute l'année, mais seule ce n'est pas pratique de couper ces maudites planches !
Tu hoches la tête tandis qu'une question monte malgré toi à tes lèvres.
– Pourquoi personne ne t'a pas aidé plus tôt ?
L'idée de voir Hadiya ou Kanti venir jusqu'ici pour réaliser une telle épreuve de force te semble ridicule, mais les garçons... Le regard aux pupilles fixes de Diana qui se pose alors sur toi te met soudain mal à l'aise.
– Je leur ai dit qu'on ferait ça ensemble si tu tenais jusqu'à aujourd'hui... Cela te dérange ?
– Oh, non non, t'empresses-tu de répondre. C'était juste de la curiosité.
Tu t'efforces de sourire pour montrer que tout va bien, mais la jeune fille face à toi ne change pas d'attitude, pire, elle se renfrogne d'autant plus. Là, elle te jette au visage un vieux chiffon qui traînait sur l'établi.
– Arrête ça. Tout de suite !
Incapable de comprendre ce qui se passe, tu récupères le morceau de tissu d'une main hésitante.
– Euh... Qu'est-ce que j'ai fait de mal ?
– Si la vie m'a appris une chose, c'est que personne n'ira s'occuper de toi mieux que toi-même. Alors, commence par être honnête avec tes propres sentiments. Ne souris pas aux gens pour leur faire plaisir, fais-le seulement si tu ressens de la joie. Surtout que ça se voit, quelqu'un qui se force à être heureux, croit-moi. Donc, réponds-moi avec sincérité, est-ce que tu veux le faire avec moi, ou pas ?
Du doigt, elle désigne les planches assemblées là, à moitié cachées d'une bâche. Tu décides de réfléchir un moment avant de rétorquer, avec moins d'empressement, mais avec une expression plus vraie : tu grimaces.
– Je ne maîtrise rien en bricolage... Mais cela ne me dérange pas de t'aider, si tu penses que je peux y arriver. Je veux mieux vous connaître, chacun d'entre vous.
Une fois encore, ses yeux rouges se fixent dans les tiens et tu as l'impression de plus en plus persistante qu'elle parvient à lire en toi comme dans un livre ouvert. Au final, elle s'en va chercher une seconde boîte à outils d'une vieille couleur brique délavée qu'elle te tend.
– Allons dehors, je vais t'apprendre à planter des clous !
Et sans plus de cérémonie, elle prend trois morceaux de bois échoués non loin avant de retourner vers l'escalier qui mène au grenier. Un coup d'œil curieux de ta part te confirme que l'endroit restera vide après votre départ. Tu n'auras pas vu Boré depuis ton réveil en fanfare... Où est-il passé ? Tu le croyais sous les combles toute la journée, as-tu encore imaginé des choses dans ton coin ?
Ton marteau tape à côté les trois fois sur quatre, mais à chaque raté, Diana t'encourage et te réexplique, inlassablement. Tu as l'impression d'être retourné·e en maternelle, avec les formes colorées à insérer dans les bonnes ouvertures d'un arbre creux. Pourtant, à mesure que le temps passe, tu réfléchis aux raisons qui ont poussé ta prof du jour à troquer la construction élaborée d'un poulailler au simple plantage de clou répétitif...
– Je peux te poser une question ?
Assise en tailleur à même le sol, Diana a son menton coincé entre ses doigts et ses yeux rouges fixés sur Karim. Elle a encore cette expression indéfinissable et tu commences à te demander si elle n'est pas capable de comprendre les autres juste en les regardant. Même si cela te paraît totalement ridicule.
– Tu viens de le faire, te répond-elle dans un grognement.
– Ah euh...
– N'oublie pas la hauteur de ta main sur le marteau et frappe.
Même si elle continue de contempler Karim biner son champ, elle semble avoir des yeux partout, car tes doigts se sont rapprochés de la tête en fer de ton outil. Tu les remets donc en place, bien à l'abri d'une éventuelle blessure et décide de réaliser un autre coup... qui tombe, lui aussi, à côté.
– Je sens que je n'y arriverai jamais, gémis-tu malgré toi.
Ton soupir presque désespéré t'offre au moins le luxe de voir Diana reporter son attention dans ta direction... et à ton plus grand malheur ! Car les éclairs dans ses yeux ne te disent rien qui vaille...
– Comment tu peux le savoir ? Planter un clou est au niveau d'un gamin d'un an, cela demande seulement de la coordination. Ce qui rend l'exercice compliqué, c'est dans ta tête. Y'a rien d'insurmontable dans la vie, juste un enchaînement de petits défis à relever les uns à la suite des autres. Tu saisis ?
La lumière s'éclaire. Comme tu n'y connaissais rien en bricolage, elle a décidé de t'apprendre la base pour que tu puisses l'aider plus tard... Et c'est là qu'une nouvelle idée germe dans ton esprit. Tu conserves donc le silence un moment, le regard planté sur le clou fièrement dressé sur son morceau de bois.
– Tu comptes le fixer longtemps ? finit-elle par te demander, sarcastique.
Mais tu ne l'écoutes pas, tout·e à tes réflexions.
– C'est une métaphore...
Tu ne vois pas le léger sourire amusé de Diana, car tu enchaînes.
– Ce clou est une étape... Le poulailler mon objectif... Tout comme cette maison et le bonheur...
Personne ne t'interrompt, alors tu relèves les yeux sur la jeune fille qui te regarde, un air entendu affiché sur son visage. Elle ne bronche pas, ne dit rien et continue de t'observer en silence. Tu fais pareil, ton marteau levé comme un idiot au garde-à-vous. Un long moment passe ainsi.
– Diana ?
– Hm ?
– C'est quoi, pour toi, le bonheur ?
Diana soupire et laisse échapper un léger rire avant de s'adosser à la maison derrière vous.
– « Chaque jour, fais quelque chose qui te rend heureux, jusqu'à ce que cela devienne une habitude. » te répond-elle aussitôt.
Lorsque tu remontes dans ta chambre, le soir, tu n'auras planté qu'un clou à peu près droit, mais tu sens au fond de ton cœur que l'important ne se trouve pas là. La maxime que t'a offerte Diana t'a montré que tous les pensionnaires réalisent ce qu'ils aiment faire, tous les jours. Et tu les as accompagnés, plus ou moins, dans leurs activités. Ou presque.
Hadiya contemple la nature à défaut de cuisiner. Karim jardine. Kanti se prélasse au soleil lorsqu'elle n'est pas aux fourneaux. Bartson s'amuse et surveille la maison chaque nuit. Diana bricole et accumule des affaires au grenier. Et Boré ? L'invisible et insaisissable Boré...
Il est grand temps d'aller lui parler !
Ton regard s'arrête sur l'intérieur de ta porte, que tu as oublié avec tout cela et tu ouvres tes yeux en grand lorsque tu lis la phrase du jour :
« Chaque jour, fais quelque chose qui te rend heureux, jusqu'à ce que cela devienne une habitude. »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro