1ere Vertu : Générosité
La grande bâtisse, rongée par le lierre, expose ses briques décrépies à la chaleur du soleil en cette matinée d'été. Un arbre sur son aile droite apporte un peu d'ombre à du lilas en treillis qui mène vers l'arrière de la maison. De l'autre côté, un joli parterre de fleurs ressemble à une pâle copie miniature d'un jardin à la française. Seul le chemin de gravier, à peine visible, car envahi d'herbe, permet d'atteindre la porte d'entrée, ternie par les années.
Face à ce lieu plutôt laissé à l'abandon, tu t'interroges sur l'intérêt de ton séjour ici. Pour quelle raison passer son temps dans un endroit aussi perdu ? L'ensemble tient debout par miracle, la décoration bucolique semble être l'unique distraction et sauf un chat qui rôtit au soleil, il n'y a personne pour t'accueillir.
– Super... Je sens l'ennui profond de l'atmosphère me submerger, grommèles-tu.
Comme retourner d'où tu viens ne représente pas une option et que ta curiosité s'est éveillée, tu décides malgré tout de t'approcher du chambranle pour frapper trois coups discrets, justes au cas où. La porte s'ouvre presque immédiatement, à ta grande surprise, sur une magnifique jeune fille à la peau sombre, aux cheveux crépus retenus par un bandeau blanc, mais aux yeux noirs aussi indifférents que si tu étais une plante en pot.
– Euh... Je viens pour...
Ton essai de conversation tombe à plat : elle s'éloigne aussitôt, de son air impassible. Au moins n'aura-t-elle pas refermé derrière ! Tu décides donc d'entrer, non sans pester contre le manque d'éducation de certaines personnes.
– Oh ! Tu es enfin arrivé·e ! Bienvenue à « L'Intemporelle » !
La voix masculine qui s'écrit avec gaieté te provoque un sursaut ! Tu ne l'avais pas entendue s'approcher et ton regard angoissé se tourne vers lui. La cinquantaine passée, les cheveux gris, les yeux bruns très doux, il te fait penser à un Père Noël qui aurait remballé sa barbe blanche et son manteau rouge pour l'année. Il sourit avec une joie manifeste et tend ses bras vers toi, prêt, sans aucun doute, à te câliner jusqu'à suffocation. Par réflexe, tu recules d'un pas pour avancer ta main vers lui afin de l'inciter à s'arrêter, mais tu souris malgré tout par politesse.
– Bonjour, oui... C'est quoi ce nom de maison, sérieux ? Ça fait boîte de nuit...
Monsieur Père Noël s'interrompt dans son élan avant de rire si fort qu'il agite la brioche qui lui sert de ventre. Dès qu'il se calme, ses yeux amusés te scrutent un moment et il finit par faire claquer sa langue contre son palais.
– Ah, je vois ! Tu n'avais jamais entendu le vrai nom de la Maison du Bonheur, toi ! Comme beaucoup de nouveaux... Ce n'est pas grave ! Viens avec moi, je vais te montre ta chambre !
Il t'empêche d'en placer une et tu le suis d'une moue boudeuse. Ton mutisme ne semble pas l'ennuyer outre mesure et il reprend d'un ton euphorique :
– Tu rencontreras les autres locataires pour le repas de midi, vous êtes sept avec toi. J'espère que tu t'entendras bien avec eux !
Comme si tu avais le choix... Tu ne sais toujours pas pourquoi tu es là, si ce n'est apprécier le bon air de la campagne. La démarche guillerette de ton guide et ses explications sur les origines de la maison te passent par-dessus la tête : plongé·e dans tes pensées, tu t'interroges sur ta présence ici, lorsque vous arrivez au second étage. Tu ne remarques même pas votre montée des escaliers en bois, qui craquent à chaque marche.
– Voici ta chambre. N'oublie pas le repas.
Encore dans tes réflexions, tu relances la discussion sur un détail qui t'a interpellé dès le début :
– Pourquoi avoir appelé cette vieille bâtisse « L'Intemporelle » ? Vous étiez bourré ?
Il s'arrête et tu t'attends presque à un sermon de sa part, mais à ta grande surprise, il glousse.
– Pourquoi cette question ? N'est-ce pas un joli nom ?
Il se fiche de toi, c'est clair et net. Alors tu te renfrognes avant de lui rétorquer :
– La « Maison du Bonheur »... Qu'existe-t-il de plus éphémère que ce sentiment utopique, dites-le-moi ! En plus, elle ressemble à une vieille bicoque ! Ne trouvez-vous pas son nom aussi ironique que paradoxal ?
Ta colère manifeste s'exprime malgré toi. Ta présence ici t'énerve, son attitude joyeuse alors que rien ne le justifie t'horripile, son désir de bien faire et de ne pas te faire la morale te met en rage. Cette situation pourrait être pire, mais tu n'as aucune envie de rester là. Et il le sait. Et tu sais qu'il sait.
Pourtant, il hausse les épaules et sourit avec bonhomie ! Tu manques de hurler.
– Tu comprendras plus tard. Chaque chose en son temps ! Commence donc par t'installer, te reposer un peu et descends avant midi pour aider tes camarades pour le repas, d'accord ?
Face à ta stupéfaction, il penche la tête sur le côté, indécis.
– Qu'ai-je dit d'étrange ?
– Car c'est nous qui cuisinons ? Vous n'êtes pas censé être là pour vous occuper de notre bien-être ou un truc du genre ?
Il hausse ses sourcils avant de sourire à nouveau, comme le parfait imbécile qu'il paraît être. Son attitude t'exaspère, mais tu te retiens de hurler.
– Je suis ici pour te guider vers le bonheur. Rien de plus, rien de moins. Voici mon premier conseil : impossible de le trouver en se laissant dorloter dans sa chambre ! À toi d'évaluer ce que tu dois faire.
Et le gérant de te planter là, avec un rire très fier de lui, alors que tu fulmines intérieurement. Pourtant, ta conception du bonheur n'était pas loin de cela : flemmarder au lit et se faire nourrir... Mais non ! Le responsable de « La Maison du Bonheur » avait décidé qu'il fallait mettre la main à la pâte...
– Quel merdier...
Tu refermes la porte de ta chambre en la claquant, histoire d'exprimer ta mauvaise humeur. L'effet ne te soulage pas. Pire ! Sur l'intérieur est placé une ardoise où tu peux y lire une maxime écrite à la craie :
« L'important est de faire le premier pas. Surmonter bravement une petite peur te donnera le courage d'affronter la suivante. »
– Et de quoi j'aurais peur, hein ? cries-tu à qui veut l'entendre.
Mais ta question reste sans réponse.
Lorsque midi arrive, tu décides de redescendre. Tu n'es plus assez fatigué·e pour justifier un besoin vital de rester au lit et l'envie de rencontrer les autres « camarades » de cet endroit loufoque suffit à te faire sortir de ta retraite. Au bas des escaliers, tu visites le rez-de-chaussée. La salle à manger, très grande, comporte une longue table et huit chaises en chêne, ainsi qu'un canapé défraîchi dans un coin. Une vieille cheminée éteinte flanque le mur du fond, tandis qu'un bougeoir la surplombe. Aucune décoration sinon des rideaux aux couleurs passées. Toute la pièce est boisée, du sol au plafond, mais comme patinée après plusieurs vies.
Tu remarques soudain la fille qui t'a ouvert la porte à ton arrivé·e, assise face à l'une des fenêtres. Repliée sur elle-même et le regard atone qui contemple l'arrière de la maison d'une indifférence immuable, elle ressemble à une statue. La politesse t'incite à aller vers elle. Tu t'approches, lui rappelles votre rencontre plus tôt et te présentes avec entrain, dans l'espoir de la faire réagir ; sans résultat.
– Euh... Peux-tu au moins me dire où se trouve la cuisine ?
Pas de réponse. Elle aussi te donne une envie folle de hurler. Ton sourire se crispe et tu t'impatientes, lorsqu'une voix derrière toi t'interrompt. Tu sursautes donc pour la seconde fois de la journée :
– Laisse. Hadiya ne parle pas. Viens !
Tu te retrouves à suivre un grand gaillard, blond comme les blés et aux yeux bleus limpides. Vous échouez dans une pièce blanche et jaune, avec des ustensiles de cuisine accrochés un peu partout. Les fenêtres, flanquées de rideaux à volants et rubans, répondent aux assiettes surannées déposées dans le buffet. La surprise du contraste avec l'endroit précédente semble se lire sur ton visage, car l'inconnu le remarque et esquisse un sourire.
– Ne te moque pas de moi ! te défends-tu.
– Loin de moi cette idée, c'est ta tête qui était drôle !
– Bha... La salle à manger ressemble à rien et ici c'est... fleuri ? proposes-tu indécis·e.
Le géant approuve comme s'il te comprenait.
– La cuisine, c'est le territoire d'Hadiya et Kanti. Cela fait un peu clicher de reléguer cet endroit à deux filles, mais c'est elles qui l'ont voulu ainsi...
– Comment ça « le territoire » ? Y'a une guerre de gang pour s'approprier les pièces, ou quoi ?
À nouveau, ton interlocuteur se met à rire et te fait un clin d'œil amusé.
– Pas mal ! T'as un sacré sens de l'humour ! Mais non. C'est juste que chacun à ses préférences... La première arrivée ici, c'est Hadiya. Celle avec qui tu essayais de parler, tout à l'heure. L'une de ses passions, c'est la cuisine, alors elle a aménagé cette pièce. Une fois Kanti débarquée, elle a rajouté sa touche, voilà tout.
Tu ouvres de grands yeux perplexes.
– Et Hadiya n'a rien dit ?
Il te regarde d'un air un peu crispé, en silence. Après quelques secondes de réflexions, tu finis par apprécier l'idiotie de ta question : Hadiya « ne parle pas »... Et, pour la première fois de la journée, tu ébauches un sourire.
– Ah oui, j'avais oublié... Donc... Elle s'en fichait ?
– Qui sait ? Hadiya c'est... Hadiya. Comprendre ce qu'elle pense relève plus du miracle. Mais je manque à tous mes devoirs, je ne me suis même pas présenté ! Je m'appelle Bartson et mon territoire à moi, c'est la piscine !
Il te dit cela avec tellement de fierté ridicule que tu hésites à étouffer ton hilarité. Mais c'est plus fort que toi, il faut que ça sorte... Loin de se vexer, il te laisse rire à satiété et tu te présentes enfin à ton tour. Bartson semble détendu et agréable, ce qui te rassure un peu sur la suite de ton séjour. Du moins... jusqu'à ce qu'il te demande de mettre le couvert et de préparer presque tout·e seul·e le déjeuner !
– Pourquoi rien n'était prêt ?
Assis à la table de cuisine, il te regarde faire, la tête posée dans sa main, un air jovial et idiot affiché sur son visage.
– Le repas, c'est à tour de rôle. Je trouve ça chiant. C'est plus simple de faire des plats froids sur le pouce à midi, surtout qu'il fait beau et chaud. Une excuse parfaite pour se la couler douce !
Tu comprends immédiatement qu'il a profité de toi... Encore une personne bizarre ! Bravo l'exemple. D'un haussement d'épaules, tu décides de l'ignorer. Dans un sens, il a raison, le repas est prêt rapidement et n'aura pas demandé beaucoup d'efforts.
– Pendant que je fais ça, me parleras-tu des autres ?
Bartson hoche la tête.
– Tu connais déjà Hadiya et moi. J'ai évoqué Kanti, elle est du genre passionnée dans tout ce qu'elle fait. Y'a Karim, un peu dans son monde lui aussi, toute sa vie se passe au jardin. C'est grâce à lui qu'on a des fruits et des légumes tous les jours. Et t'as les deux plus spéciaux : Diana et Boré. Le mieux reste encore de les rencontrer toi-même, tu comprendras par toi-même...
À tes yeux, tous les occupants de cette maison de fous sont « un peu spéciaux », de toute manière. Vous emmenez les plats sur la table de salle à manger et Bartson s'éloigne prévenir les autres que le repas est servi. Ton regard s'accroche à Hadiya, aussi immobile qu'à ton précédent passage. Tu ne sais pas pourquoi, mais l'envie de la voir réagir devient vite une obsession. La solitude et la mélancolie dans ses yeux en seraient-elles responsables ? Quoi qu'il en soit, tu lui amènes une assiette bien garnie.
– Ce n'est pas terrible, mais c'est mon premier, alors...
Des rires et des insultes fusent au-dehors, mais tu les ignores pour te focaliser sur Hadiya, plus statique que jamais. Face à son mutisme, tu lui déposes sa part sur le rebord de la fenêtre d'un soupir de déception.
– Faut pas essayer d'attirer une mouche avec du vinaigre, lance une voix.
Ton attention pivote vers la porte qui mène au jardin. Un garçon brun à la peau basanée se tient sur le perron, ses iris anthracite plantés dans les tiens. Un grand sourire ironique fait pétiller son regard.
– Hadiya, elle ne mange jamais les repas de Bartson. Elle est difficile, ne l'as-tu pas deviné ?
– Euh... Non....
Le nouveau venu hausse les épaules et s'en va s'attabler. Tu jettes encore un oeil vers Hadiya, stoïque, avant de le rejoindre.
– Tu dois être Karim ? demandes-tu, l'air de rien.
– Ouep.
– Les autres ne viennent pas ?
– Qu'est-ce que j'en sais ? J'suis pas leur nounou ! réplique-t-il, indifférent.
Il commence son repas et se tourne vers toi :
– J'aimerais bien que tu m'aides au jardin, demain.
D'un hochement de tête, tu acceptes, lorsque Bartson arrive, trempé, suivi d'une magnifique jeune femme. Grande, élancée, avec de longs cheveux noirs, une peau caramélisée et de beaux yeux de biche rehaussés de khôl, elle ressemble à un mannequin.
– Hey, salut ! Je suis Kanti, et toi ?
Elle te saute dans les bras, heureuse de te rencontrer, et tu te présentes à moitié gêné·e par son attitude, sous le sourire goguenard des deux garçons. Elle s'installe ensuite à côté de toi et commence à manger. Et l'atmosphère s'alourdit...
Mais dans quelle maison de fous as-tu débarqué ?
Diana et Boré étaient restés invisibles. Karim avait disparu vers le jardin. Hadiya n'avait toujours pas bougé. Et Kanti et Bartson avaient proposé « une tête dans la piscine ». Tu décides de profiter d'une après-midi dans l'eau, en leur compagnie. Le temps pour toi de faire plusieurs constatations...
– Donc tu passes tes journées à nager et te dorer au soleil ?
– Bha, sauf si le vieux me demande de faire des trucs, ouais ! Pourquoi ?
Bartson ne fichait rien sauf cas de force majeure. Kanti vivait en partie dans la cuisine.
– T'as déjà entendu Hadiya parler ?
– Bien sûr ! Elle a juste du mal à s'ouvrir aux autres, répond la jeune femme.
Hadiya avait très certainement été traumatisée dans sa vie.
– Et la passion de Karim, c'est la nature ?
– Lui ? C'est un esprit libre, réplique Bartson.
– C'est qu'un obsédé, à part son jardin, rien ne l'intéresse, ronchonne Kanti.
Pour toi, Karim semble le plus normal.
– Et... Où sont Diana et Boré ?
Les deux mystères de la « Maison du Bonheur » restent invisibles et personne ne parle d'eux. Tu décides donc de mener ta petite enquête dès le lendemain. Mais avant cela, une dernière question mérite d'être posée.
– Et vous, pourquoi êtes-vous là ?
Ses deux compères du jour se lancent des regards gênés avant de répondre, presque en même temps :
– 'Sais pas.
– Bonne question...
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