La longueur des jours d'hiver
C'était comme si un vaisselier entier était tombé et toute la belle porcelaine venait de se briser sur le sol dur et froid en un instant. Sans la possibilité de tout reconstituer. Ce qui était brisé ne peut pas être reconstruit.
Shoko regarda le corps de Gojo coupé en deux. Elle était médecin. Et elle avait beau maîtriser le sort d'inversion à la perfection, elle savait que ce n'était pas réparable. C'était parce qu'elle était médecin qu'elle le savait.
Elle ne bougeait plus. Sa cigarette tombée au sol et abandonnée depuis longtemps. Les mains vides. Sans rien à triturer pour faire semblant que rien ne l'atteignait. Qu'elle était détachée de tout.
Parce que ce n'était pas vrai.
Alors que les élèves tombaient plus ou moins en état de choc, elle sentit un regard peser sur elle. Puis un deuxième. Les deux seules qui la regardaient elle plutôt que le corps mutilé sur l'écran. Utahime voulait s'avancer, dire quelque chose mais elle ne savait pas quoi. Mei-Mei savait que rien ne suffirait.
Tout était cassé. Définitivement. Pas de retour en arrière.
La mort était une chose avec laquelle tous les exorcistes devaient faire. Elle est là. A leurs côtés. Plane sur eux, attendant le bon moment. Et finit par s'abattre.
Mais il y a des personnes que l'on pense. Invincibles. Immortelles. La Reine d'Angleterre et Gojo Satoru entre autres.
Shoko avait l'habitude de la mort. Elle la côtoyait d'autant plus que les autres. Mais ce n'était pas pour autant qu'elle s'y faisait.
Haibara.
Ça faisait mal.
Geto.
Ça faisait mal. Mais il n'était pas mort. Juste parti.
Geto.
Encore.
Ça faisait mal.
Nanami.
Ça faisait mal.
Yaga.
Ça faisait mal.
Gojo.
Ça faisait mal.
Après le départ de Geto, elle avait regardé Gojo s'enfoncer lentement. Personne d'autre ne pouvait le dire. Rien qu'elle. Il n'était plus le même. Il n'y avait plus personne à ses côtés. Même pas elle. Personne ne pourrait jamais remplacer la présence d'un garçon aux cheveux noirs et au rire doux et réprobateur.
Depuis tout ce temps, elle se tenait à l'écart. Regardant de loin. Se contentant d'accueillir sur sa table d'autopsie encore plus de corps.
A la mort de Geto, elle sut. Qu'elle ne pourrait rien faire pour lui. Qu'elle ne serait jamais suffisante.
Ces pensées lui traversaient continuellement l'esprit.
Elle n'était pas assez.
Pour personne.
Et ce serait à elle de s'occuper de l'autopsie de Gojo. Mais que pouvait-elle faire de plus ? Tout le monde avait vu en direct ce qu'il s'était passé. Sukuna avait gagné.
Elle se demanda tout de même si Gojo avait réussi à voir Geto avant de partir définitivement. S'ils seraient réunis ensemble, là-haut, pour toujours. Veillant sur elle de là où ils étaient désormais. Enfin réunis.
Les larmes ne tombaient pas. Avait-elle déjà eu des larmes à faire tomber ?
Elle voulait plus que tout cette tristesse. Elle voulait se rouler dans un plaid et regarder la télé en mangeant de la glace comme s'il s'agissait d'une rupture de comédie romantique.
Elle voulait sur elle des regards compatissants.
Parce que ces regards signifieraient qu'elle n'était pas invisible. Qu'elle ne passait pas inaperçu. Que quelqu'un la voyait et lui disait que sa souffrance était légitime.
Ah. Elle avait au moins Utahime. Et Mei-Mei dans un certains sens aussi.
Elles étaient les deux seules qui prenaient en compte son existence.
Mais ça ne la réconfortait pas pour autant.
Parce qu'elle n'avait jamais rien pu faire pour aider. Et que maintenant, c'était trop tard.
Gojo aurait dû avoir les plus belles funérailles qui soient possible de donner à un exorciste. Le meilleur. Le plus fort.
Mais Shoko refusa.
Geto n'avait jamais eu de tombe. Son corps avait disparu. Et Kenjaku en avait profité. Mais même sans cela, il ne pouvait avoir de tombe dans le cimetière officiel. Et si Geto ne pouvait être enterré de manière officielle alors Gojo ne le serait pas non plus.
Les grands pontes avaient protesté. Elle s'était tenue droite devant eux, le regard vide.
Elle était la seule qui restait. C'était la seule qui décidait maintenant.
Sur une colline éloignée de toute présence d'exorcistes, deux petites pierres tombales. Rien d'ostentatoire. Juste des noms et des dates. Juste un peu d'alcool renversé dessus et une cigarette allumée plantée dans le sol.
Juste sa blouse claquant au vent et tous leurs élèves qui la regardait derrière elle sans rien dire.
Ils n'avaient pas tous toute l'histoire. Mais ils en comprenaient l'essentiel. Alors ils se contentaient de pleurer en silence. Pendant que Shoko ne pouvait plus le faire.
Elle redescendit, voulant accorder un regard de réconfort aux enfants. Mais incapable de le faire.
Elle ne savait pas comment se réconforter elle-même. Comment pouvait-elle réconforter quelqu'un d'autre ? D'autant plus des adolescents traumatisés par la vie injuste et les combats menés.
Les cigarettes s'enchaînaient. Ce n'était pas étonnant. Elle avait toujours fumé une grosse quantité. Mais il n'y avait plus personne pour rire à côté d'elle en lui disant que c'était drôle pour un médecin de fumer comme un pompier.
Il n'y avait personne pour lui demander de l'éteindre avec un regard sévère parce qu'elle était en cours.
Il n'y avait personne pour lui dire sur le ton du secret que c'était un peu classe quand même.
Il n'y avait personne pour soupirer avec un regard de dégoût.
Il n'y avait personne pour la lui prendre doucement des lèvres et l'éteindre pour elle dans le petit cendrier de poche qu'il gardait toujours.
Il n'y avait personne pour la regarder et discuter avec elle, même si ça ne concernait pas ses cigarettes.
Pouvait-elle encore célébrer Noël maintenant ?
Non pas une. Mais deux mort ce même jour. Ce jour maudit. A un an d'intervalle. Parce que leurs âmes ne supportaient pas d'être séparées.
Et derrière, il y avait elle. Elle dont l'âme devait rester sur Terre pour le moment, se contentant de lever les yeux vers le ciel, se prendre un flocon de neige sur le nez, espérant que c'était un signe d'eux là-haut lui disant de continuer à fêter Noël.
Parce qu'ils avaient passé une fois un Noël vachement chouette. Quand ils étaient en première année. Avec un immense sapin apporté par Gojo lui-même et sa folie des grandeurs. Décoré par Geto et son impeccable sens du style. Et des cadeaux pourris qui valaient rien mais qui étaient toujours précieusement gardés sur un coin de bureau entassé.
On lui avait dit tout le long qu'elle avait le droit de pleurer. Mais la seule chose qu'elle ressentait était un vide immense. Il n'y avait rien d'autre qu'un trou qui aspirait tout le reste.
Et les larmes dans les yeux de Utahime qui remplaçaient les siennes ne suffisaient pas à tarir sa douleur.
Son verre devant elle, sa cigarette sur le point de se finir, les yeux dans le vague, elle se posait tellement de questions.
Cela aurait-il fait une différence si elle avait pris position dans le débat entre Gojo et Geto ?
La grande réponse étant non lui fit sans doute plus mal que ce qu'elle pouvait penser. Sa présence dans l'histoire n'aurait rien changé, rien du tout. Parce que ce n'était qu'entre eux.
Elle ne savait pas si c'était une bonne ou une mauvaise chose qu'elle n'ait jamais voulu se mêler de leurs affaires. Elle avait déjà suffisamment mal de les avoir perdu. Mais si elle s'était impliquée, quelle douleur aurait-elle ressentie ?
Avait-elle le droit de se mêler de quoi que ce soit maintenant ? Continuerait-elle de tous les voir mourir sans pouvoir rien y faire, cloîtrée dans sa morgue ?
Elle était plongée dans un immense vide qui n'en finissait pas. La chute continuait, encore et encore.
Le champ de bataille était infini. Et Shoko ne savait pas si elle voulait arriver à la fin. Elle ne savait pas si elle voulait encore vivre.
Ils étaient tous partis. Et même la maigre présence de Utahime et quelques fois, moins encore de Mei ne pouvaient rien changer.
Elle regardait la neige tomber par la fenêtre. L'ouvrant délicatement, elle laissa l'air froid la percuter comme ses sentiments. Par pure habitude, elle sortit une cigarette qu'elle alluma tout aussi machinalement.
Elle n'osait pas regarder les corps derrière elle.
Parce que peu importe qui se trouvait sur sa table d'autopsie, elle ne pouvait s'empêcher d'y voir ses deux meilleurs amis. Et elle ne pouvait s'empêcher de voir leurs doux sourires, ceux qui s'étaient effacés il y a longtemps, faute d'être ensemble.
Et ils souriaient parce qu'ils s'étaient retrouvés. Qu'ils étaient enfin ensemble et qu'une nouvelle vie recommencerait, peut-être cette fois-ci comme de simples poissons dans un immense aquarium, le courant les attirant l'un à l'autre comme le ferait le destin.
C'était le seul et unique réconfort de Shoko. Savoir qu'ils se retrouveraient la fois d'après. Savoir que les deux petits poissons, le noir et le blanc, traînant leurs nageoires, s'attireraient l'un à l'autre comme des aimants, comme des amants, pour ne plus se quitter.
Et la solitude de la femme brune n'était comblée que par cette stupide pensée de croire en un système de réincarnation tout sauf scientifique.
Un flocon tomba sur la cendre rougeoyante , contrastant les couleurs un court instant.
Elle observait le paysage, souhaitant en faire partie. Ne pas être une partie extérieure qui se contente de regarder de loin et de ramasser les morceaux lorsque tout se finit finalement.
Devait-elle en finir, rejoindre ces deux petites pierres sur le haut de la colline, pour enfin avoir le sentiment de faire partie d'un tout, de faire partie de l'histoire ?
Ses pensées défilaient, sans se focaliser sur une seule en particulier.
De l'extérieur, elle avait l'air aussi détachée que d'habitude. Mais à l'intérieur, la tempête de sentiments se déchaînait.
Elle n'avait plus la force de rien.
Elle voulait s'en aller également mais une partie d'elle restait, ne voulant pas que Utahime connaisse la même douleur qu'elle.
Et elle se devait de rester pour les enfants. Il n'y avait plus beaucoup d'adultes responsables dans cette histoire, il n'y avait plus beaucoup d'adultes tout court à vrai dire.
Leurs sourires à eux aussi avaient disparus et bien qu'elle ne se soit jamais juré de les protéger comme ses amis auraient pu le faire, elle voulait quand même qu'ils retrouvent ce sourire perdu.
Les mains engourdies par le froid, elle referma doucement la fenêtre et se tourna pour jeter son mégot dans la poubelle.
Appuyée contre le mur, elle regarda finalement en face les trop nombreux cadavres. Si elle choisissait de rester, auraient-ils pour toujours ces visages souriants qu'elle voulait tant revoir ?
Elle voulait un peu d'espoir. Elle ne le dirait jamais à voix haute mais elle voulait qu'on s'approche d'elle, un grand sourire sur le visage, lui disant simplement que tout allait s'arranger et que sa douleur n'était que passagère.
Soupirant, elle attrapa une nouvelle paire de gants en plastique et un masque et se dirigea lentement vers la table la plus proche des chaises en métal froid et rugueux.
Si elle ne savait pas quoi faire d'elle-même.
Si elle ne savait pas si elle devait rester ou bien partir tous les rejoindre, pour l'instant.
Pour l'instant, elle pouvait au moins faire son travail.
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Outre le fait que le chapitre 236 m'a tout simplement anéanti, je ne suis pas très satisfaite de cet os.
A la fin du chapitre, je voulais absolument écrire un os sur Shoko. Parce que c'est la seule de leur groupe d'adolescents qui est encore là et ça fait foutrement mal. Elle a dû tout observer de loin, comme si elle n'en faisait pas partie. Mais elle était là et elle a vu. Et elle a ressenti.
Je trouve qu'on n'accorde pas assez d'attention à ce personnage qui aurait pourtant tout un tas de trucs à dire. Le simple fait qu'il n'y ait pas eu de case dans le chapitre pour montrer sa réaction à elle me fait mal. Oui, les élèves étaient les étudiants de Gojo et oui, c'est important de montrer leur choc et leur colère mais Shoko.
Shoko était sa meilleure amie, celle qui était encore là quand Geto est mort. Celle qui a tout vu depuis le début. Et on ne se préoccupe pas de ce qu'elle ressent. Je trouve ça un peu injuste.
Quant à l'os en lui-même, comme d'habitude, j'ai l'impression que c'est pourri et que je ne vais pas suffisamment loin dans les émotions des personnages. Je voulais écrire sur Shoko mais je ne savais pas vraiment quoi dire (ce qui est un peu triste), c'est aussi pour ça que cette fin peut laisser ... sur sa fin hein. Je savais pas comment finir, j'ai donc laissé cette espèce de fin ouverte, comme pour "Il n'y a rien de plus beau que les autres". Va-t'elle se suicider ? Va-t'elle rester ? Vous n'en savez rien et moi non plus.
Playlist écriture : - "My love mine all mine" Mitski
Sinon, comme d'habitude, en espérant que vous avez aimé ^^
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