Les secondes devinrent des heures. Les heures des années. Et malgré tout, elle restait dans le noir complet. Aucune chaleur ne combla son manque. Aucune image ne teinta son esprit.

Lorsqu'elle rouvrit les paupières, Skyrah demeurait toujours. L'ignorance pesait encore.

Tous ses espoirs s'envolèrent silencieusement alors qu'elle reprenait conscience. Elle avait attendu un miracle. Miracle que les dieux n'avaient pas voulu lui offrir. Toutes ses sombres pensées revinrent la hanter, comme si elles n'étaient jamais parties. Mais pire encore, c'était comme si elles avaient doublé, obstruant sa vue alors qu'elle cachait sa peine.

C'était bien la première fois qu'elle faisait face à une telle déception. Et maintenant, elle pouvait le dire : ce n'était pas agréable à vivre.

Ses épaules s'affaissèrent. Æthnis et Calcim n'eurent pas besoin de réponse pour comprendre. Un regard avait suffi. La vindicatrice fixait le sorcier en quête d'explication concrète qu'elle ne pouvait expliquer.

— Rien, déclara l'homme en s'appuyant contre une table.

Même lui semblait porter un poids énorme sur ses épaules à cette découverte.

— Comment... ? Pourquoi ?

Il murmurait perdu dans ses pensées, les sourcils froncés d'incompréhension.

— Il y a forcément une explication, intervint Æthnis en croisant les bras. Du concret. Une raison à tout ça.

— La potion fonctionne quand la personne a subi un choc émotionnel, un accident ou même à cause de la vieillesse. Traumatisme crânien, affection neurodégénérative, troubles métaboliques, convulsifs, psychologique...

Le sorcier semblait énumérer les raisons d'une amnésie soudaine, comme s'il recrachait toutes ses connaissances afin de trouver la faille.

Skyrah, dans tout ce brouhaha, éprouva un intérêt inutile et sans explication aux éclats lumineux qui frappaient les bottes de métal d'Æthnis. A chaque mouvement, la lumière dansait et ondulaient comme des vagues. Elle pouvait presque y voir le reflet du sorcier. Son visage peint de cogitation.

— Ça n'a simplement aucun sens, finit-il par dire – attirant par la même occasion l'attention de Skyrah.

— Comment ça ? demanda Æthnis.

— Les potions fonctionnent toujours, sans exception. Même si leurs effets varient en fonction du patient, elles fonctionnent toujours.

Sauf sur elle. Évidemment. Sa gorge se serra de plus belle. Elle était touchée par l'implication d'Æthnis. La vindicatrice aurait aussi bien pu s'en aller que le sort de Skyrah n'aurait rien changé. Pourtant elle était là, à chercher des réponses introuvables avec Calcim. Comme si ces souvenirs n'étaient plus ceux de Skyrah, mais les siens. Peut-être était-elle attristée ?

— Une hypothèse alors ? s'enquit la guerrière.

— J'ai bien une idée mais... C'est...

— Vas-y, dis-le.

Les regards étaient maintenant tous braqués sur le sorcier. Le silence semblait peser une tonne sur leurs épaules.

Elle n'avait aucun souvenir à son réveil. Difficile de dire qu'elle souffrait de son amnésie. Pourtant, une étincelle d'espoir avait brillé en elle, vite éteinte par la réalité. Plus encore lorsqu'elle regardait le visage pâle de l'homme. Visiblement, il lui était difficile de prononcer ce qu'il avait en tête.

Puis son expression se figea. Il se redressa. La réponse aux bords des lèvres, il jeta un doux regard à Skyrah qui se prépara mentalement.

— La potion agit sur les mémoires malades, défectueuses... sur du concret et du physique. Ce qu'elle peut facilement réparer avec les plantes nécessaires. Seulement... s'il n'y a rien à réparer... (il hésita un instant, déglutit et reprit) Ta mémoire n'a aucun soucis Skyrah. C'est comme si tes souvenirs avaient tout bonnement disparu.

Elle crut chuter de plusieurs étages. Il était déjà difficile de se dire qu'elle avait perdu la mémoire. Mais alors imaginer un instant qu'il n'y avait seulement aucun passé ? Rien. Le vide. C'était... Elle serra les dents pour garder la face devant leurs regards tristes.

— C'est possible ? fit Æthnis tout aussi surprise que Skyrah.

— C'est bien la première fois que je vois ça. Je n'ai aucune autre explication. Ce n'est plus de mon ressort. Je ne peux rien faire. Comme s'ils avaient été volés, comme s'ils s'étaient envolés sans une trace.

« Volés ».

Qui aurait bien pu faire cela ? Était-ce possible même ? Non... au vu de sa réaction, ça ne l'était pas... si ?

— Fais attention à toi, d'accord ? reprit l'homme alors qu'elles s'apprêtaient à le quitter. Je ne connais rien de ton cas, mais sois prudente. Ce n'est...

Il se tut avant de souffler la fin de sa phrase si basse qu'elle aurait pu la rater. Pourtant, elle l'entendit, et celle-ci résonna encore plus fort en son esprit : « pas bon signe ».

Elle, qui pensait s'en sortir avec des réponses, n'avait que plus de questions. Elle qui pensait enfin sortir la tête de l'eau. Elle s'enfonçait plus profondément dans les abysses.

Après les révélations, Skyrah avait repris possession de son corps et lui avait parlé de Barnatt, de la liste et du potentiel travail qu'il aurait à offrir. Malheureusement – comme si le destin ne se jouait pas déjà assez d'elle – le sorcier avait pris une apprentie, ne laissant donc aucune place.

Elle était sortie sans réponse et sans fonction... comment bien commencer son séjour à Stivalls.

Le silence était glaçant entre elles, ou peut-être était-ce la petite brise qui les avait accueillis dehors ? Skyrah n'avait rien dit depuis. Elle tentait d'effacer l'étincelle d'espoir née par une possibilité – qui s'avérait être un échec total. Elle voulait l'étouffer. Se convaincre que sa vie ne faisait que commencer. Qu'elle allait avoir l'occasion de se créer elle aussi des souvenirs dont elle pourrait parler plus tard.

— Je ne m'attendais pas à les retrouver en venant ici, argua-t-elle en posant ses yeux sur les murs de la ville. Je crois qu'au fond, je ne suis pas encore prête.

Æthnis la fixait d'yeux compatissant.

— C'est bien la première fois que je vois Calcim face à une impasse.

Elle n'avait pas dit cela dans le but de l'enfoncer six pieds sous terre – même si ça avait eu cet effet. La vindicatrice était seulement tout aussi surprise de voir à quel point il était impuissant. De voir à quel point Skyrah était énigmatique. Et de voir à quel point elle ne se méfiait pas d'elle. Même si elle restait sur ses gardes, Æthnis était prise d'une surprenante confiance envers elle – qu'elle ne se connaissait pas. S'il y avait bien une chose qu'elle ne s'expliquait pas, c'était ça.

Elle oublia vite ses tracas lorsque ses yeux trouvèrent le chemin d'une pancarte de bois. Suspendu au-dessus du vide à une façade, le symbole de taverne lui redonna le sourire. Un bâtiment qu'elle avait peu côtoyé mais elle savait la nourriture bonne. Sans ajouter quoi que ce soit, elle attrapa la main de Skyrah avant de s'élancer vers la taverne.

— Allons manger ! Je meurs de faim !