Chapitre 59
Il y a six mois, Danayelle avait échappé à la colère d'un djinn avec un ordre simple, trop simple pour la merde qu'elle avait semée sur son chemin. Elle était depuis ce jour convaincu que, si elle recroisait la route d'un djinn, que celui-ci reviendrait sur sa décision et l'enverrait aussitôt croupir quelque temps dans la prison de Werisor.
Quand Chris était apparu sur le quai, attendant Leerian de pied ferme, elle n'avait pu retenir sa crainte et s'était enfuie aussi surement que tous les autres. Il ne lui avait fallu que cinq minutes de panique pour se résonner, sachant que sa peur était stupide et que le djinn était déjà occupé à gérer Leerian. Quand elle avait voulu revenir sur ses pas pour s'excuser à Leerian, pourtant, il était introuvable.
Danayelle s'était retrouvée complètement seule, au milieu d'une ville qu'elle ne connaissait pas, sans un sou en poche et le ventre gargouillant de famine.
*
Deux jours avaient été nécessaires à Danayelle pour retrouver le chemin de la maison. Elle aurait peut-être été plus rapide si elle n'avait pas usé de son don de télékinésie pour fournir toute sorte de service en cours de route, se faisant payer en mie de pain et en balade de carrosse, dans le but de la rapprocher toujours un peu plus de Stanmore, la grande capitale du pays.
Danayelle avait majoritairement marché, avec l'impression d'être seule au monde, l'âme complètement à plat. J'espère que Leerian va bien, se répétait-elle inlassablement. Elle n'en savait rien ; peut-être que le djinn en avait eu marre de lui et l'avait tué ! Après tout, il fallait bien se l'avouer ; c'était une lourde tâche que de s'occuper de quelqu'un comme Leerian. Surtout quand il n'en démordait pas de ses idées stupides.
Enfin, Danayelle était arrivée à la maison. Son immeuble à appartement était juste là, la surplombant de sa dizaine d'étages. Elle soupira, à la fois soulagée et nerveuse, puis entra et grimpa les marches jusqu'à sa porte. Presque aussitôt, le bruit irritant des talons hauts de sa mère claquant le sol résonna à ses oreilles. Elle le savait, elle avait le faire gronder.
La porte s'ouvrit à la volée. Sa mère était juste là, surplombant sa fille de toute sa grandeur. Danayelle croisa son regard sévère, puis baissa la tête en fermant les yeux.
— Je suis désolée, maman.
— Tu as eu ce que tu voulais, j'espère.
Danayelle se mordit la lèvre, puis releva la tête. Sa mère avait les poings sur les hanches et les sourcils froncés, pourtant, Danayelle remarqua tout de suite qu'elle n'était pas réellement en colère. Elle faisait semblant, pour la cause.
— Pas vraiment, dit Danayelle dans un murmure.
Sa mère s'avança d'un pas supplémentaire et la serra contre elle. Danayelle passa ses bras dans son dos, lâcha un grand soupire d'aise et appuya sa tête sur son épaule.
— Tu ne m'en veux pas ? dit-elle au bout d'une minute.
— Non. Ça fait un moment que je sais que j'ai perdu toute emprise sur toi. Je suis juste heureuse que tu sois de retour en un seul morceau.
Danayelle pouffa d'un léger rire. C'en aura fallu de peu.
— Je t'aime, ma fille, dit sa mère avec tendresse, avant de poser ses mains sur ses épaules et de se reculer d'un pas. Mais, je t'en prie, va prendre une douche.
Danayelle rougit en s'écartant de sa mère.
— Va te rafraichir, et tu me raconteras tout ensuite, d'accord ?
Danayelle hocha la tête. Malgré tout, elle était déjà entrain de se préparer une liste de mensonges plausible. D'aucune façon elle ne révélerait tout ce qui s'était produit sur Thrasryall ; sa mère en ferait une crise cardiaque !
Sans rien ajouter, Danayelle alla dans sa chambre, prit des vêtements propres, puis s'enferma dans la salle de bain pendant près de deux heures. Une douche chaude et excessivement savonneuse, un traitement complet pour ses longs cheveux blonds, pédicure et manucure, toutes les crèmes possibles sur son visage. Quand elle sortit enfin, la cascade était vide et un épais nuage d'humidité la suivit hors de la pièce. Danayelle alla au salon, s'effondra sur le canapé et lâcha un soupire d'aise, les yeux fermés.
— Ça fait du bien, dit-elle sereinement. C'est bon d'être de retour à la maison.
Sa mère, assisse sur le fauteuil, fit un sourire tendre pour sa fille.
— Dis-moi comment tu t'es retrouvé dans toute cette histoire. C'est la faute du Celeyste, pas vrai ?
Danayelle ouvrit à nouveau les yeux pour les braquer sur le plafond. Leerian. Avec un pincement au cœur, elle se redressa sur le canapé.
— Maman... tu aurais quelques pièces d'or à me donner ?
— Pour quoi faire ?
— J'ai besoin d'un taxi.
Sa mère perdit aussitôt ses airs calmes. Elle se pencha au bout de son fauteuil et darda sa fille d'un regard noir.
— Ne me dis pas que tu comptes déjà repartir dans une aventure tordue ?
— Non ! s'exclama Danayelle. Bien sûr que non. C'est juste que... je dois voir quelqu'un. Et ça urge un peu. Je crains d'avoir de mauvaises nouvelles. Je ne serais pas tranquille tant que ce ne sera pas fait !
Sa mère fronça les sourcils. Danayelle joignit ses mains en prière avec un regard suppliant.
— Je veux seulement m'assurer qu'un ami va bien, c'est tout !
— Ah, Dana, soupira sa mère en s'installant à nouveau dans son fauteuil. Tu ne sais jamais rester en place, toi...
— Non ! fit Danayelle, incapable de camoufler ses airs amusés.
— Fouille dans mon sac à main, sur l'îlot de cuisines. Tu y trouveras quelques pièces. Prends ce dont tu as besoin.
— Merci !
Danayelle se leva pour embrasser sa mère sur la joue, puis alla en cuisine où elle trouva rapidement le sac à main. Une dizaine de pièces d'or étaient caché dans une pochette intérieure. Elle en prit trois ; une pour l'allée, une pour le retour, et un extra, au cas où. Elle fourra le tout dans une poche de son pantalon, puis s'élança à nouveau vers sa mer pour un dernier câlin.
— Je fais vite, promis ! Je serais de retour avant ce soir !
— Fais attention à toi, Danayelle...
Déjà, la blonde avait quitté l'appartement en courant, laissant sa mère complètement seule.
*
Danayelle se précipita dans la rue, héla un taxi et grimpa dedans si vite que des passants s'étaient retournés pour la dévisager, la croyant poursuivie par un dragon.
— À la tour des djinns, s'il vous plait ! s'exclama-t-elle tout en bouclant sa ceinture.
Le chauffeur grimaça, puis s'engagea sur la route sans un mot.
Le voyage dura une dizaine de minutes, alors que Danayelle s'entortillait les doigts dans un tic nerveux. Regardant par la fenêtre, elle reprenait connaissance avec sa ville natale. Les voitures, les immeubles, la foule de piétons sur les trottoirs, les panneaux publicitaires illuminés aux néons. Elle l'avait quitté pendant à peine deux semaines, mais il s'était passé tant de choses en si peu de temps qu'elle avait l'impression que des années s'étaient écoulées.
Déjà, le taxi jaune s'arrêtait devant la tour des djinns. Le plus haut des gratte-ciel de Nyirdall, avec son énorme entrée d'obsidienne. Danayelle sortit du véhicule et s'y avança ; la porte était ouverte et elle s'y faufila. À l'intérieur, il n'y avait presque personne ; deux trolls, assis l'un en face de l'autre à une table semblant beaucoup trop petite pour eux, discutaient à voix basse. Ils portaient tous deux des uniformes de gardiens et observèrent Danayelle avec leurs yeux porcins. Tout un tas de fauteuils vide s'étendait dans la sale, pourtant ; à cette heure, il ne se passait presque plus rien, même chez les djinns.
Danayelle s'avança jusqu'au bureau de la réceptionniste, où une fée se limait tranquillement les ongles. Elle leva à peine les yeux en avisant Danayelle s'arrêter devant elle.
— Bonjour. Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?
— Je viens pour... Pour voir Leerian.
La fée interrompit sa manucure pour dévisager Danayelle. Un sourire en coin étira ses lèvres alors qu'elle se penchait un peu plus vers la blonde.
— Le Leerian ? fit-elle d'un ton plein de mystère.
— Oui... Enfin, Leerian Celeyste. Il est bien ici ?
— Évidemment. Va t'asseoir ; je te reviens rapidement. Ton nom ?
— Danayelle.
Avec un petit rictus, elle tourna les talons et alla s'installer sur une chaise alors que la fée se mettait à appuyer sur toutes les touches de son clavier.
La jambe de Danayelle tremblait de nervosité ; elle était dans la tour des djinns. Et elle craignait les djinns. Et elle devait attendre la permission d'un djinn pour voir Leerian. Il n'est pas trop tard pour retourner à la maison et faire comme si je n'étais jamais venu ici.
Cinq minutes passèrent dans un long silence, alors que Danayelle s'était mise à se ronger les ongles tout juste manucurés. Déjà, la fée réceptionniste s'était redressée à son bureau pour l'appeler.
— Danayelle ?
— Oui ?! s'exclama-t-elle en se levant d'un bond.
— Prends l'ascenseur. Niveau quarante.
— Oh... merci !
Danayelle lâcha un soupire d'angoisse, puis s'avança jusqu'à l'ascenseur, tout au fond de la grande pièce, subissant le regard inquisiteur des deux trolls sur son chemin. La porte s'ouvrit avant même qu'elle n'appuie sur le bouton ; elle entra et tendit le doigt vers le numéro quarante, mais celui-ci brillait déjà d'une petite lueur orangée alors que la cage s'élevait dans une secousse.
La montée dura une poignée de secondes avant que l'ascenseur ne s'arrête et que ses portes ne s'ouvrent à nouveau. Danayelle s'avança d'un pas dans la nouvelle pièce ; le sol était recouvert d'herbe synthétique, des plantes et des arbustes en pots étaient dans tous les coins, et un subtil parfum de fleurs sauvages embaumait l'air.
Juste avant l'herbe, pourtant, une épaisse ligne de peinture rouge était aux pieds de Danayelle. Cette ligne lui rappelait les endroits toxiques, comme s'il y avait un grave danger de l'autre côté. Danayelle inspira, puis l'enjamba.
Un minuscule bureau était devant elle, inoccupé. Au loin, le reste de la grande salle avait la forme d'un salon, avec un gros canapé dont elle n'en voyait que le dossier, une table et des chaises. À gauche et à droite, des portes menaient à d'autres pièces ; toilette, chambres, gym. En fait, c'était tout simplement un appartement luxueux.
— Hé, ho... il y a quelqu'un ?
Un léger bruit attira l'attention de Danayelle ; cela semblait venir du canapé. Elle s'avança lentement, ravalant sa salive de nervosité. C'était surement un djinn !
La personne qui y était allongée se redressa. Danayelle vit sa tête apparaître au-dessus du dossier, et se tourner vers elle. C'était Leerian ; ses cheveux d'argent en épis, complètement décoiffé, le regard fatigué, la bouche entre-ouverte. À croire qu'il venait tout juste de se réveiller d'une sieste de trois jours.
— Danayelle ? dit-il lentement.
Danayelle fit un large sourire. Toutes ses craintes s'envolèrent aussitôt ; elle s'élança vers Leerian pour le prendre dans ses bras. Leerian se laissa faire, ses yeux s'écarquillant à mesure qu'il reprenait conscience de la réalité.
— Ah, je suis contente que tu ailles bien ! s'exclama Danayelle.
Elle s'éloigna, les mains serrées sur chacune de ses épaules, et le regarda bien en face. Leerian la dévisageait en retour, perplexe.
— Euh... ouais, fit-il lentement. Et toi ? Qu'est-ce que tu fais ici ?
Danayelle lui enfonça un coup de poing dans le bras.
— Est-ce que t'es content de me voir, au moins ?!
— Quoi ? Oui, bien sûr ! Je... désolé... j'ai encore la tête un peu dans les vapes.
— Tu n'as toujours pas récupéré, depuis Thrasryall ?
Leerian grimaça en détournant le regard. Danayelle s'assit près de lui, sur le canapé.
— Chris dit que j'en ai surement pour une semaine. Une semaine à ressentir une fatigue assez intense. Je dors tout le temps, mais je sens que mon énergie revient lentement.
Leerian se mordit la lèvre nerveusement. Il baissa le ton avant le reprendre :
— Tu t'en rends compte ? J'étais si mal en point que mes gênes de loup-garou n'arrivaient plus à me soigner. Jusqu'à hier encore, l'argent ne me faisait même plus mal.
— Je ne savais pas que c'était possible, s'étonna Danayelle.
— Mais qu'est-ce que tu fais ici ? insista Leerian.
— Je suis venu te rendre visite, pardi ! Je ne veux pas que tu penses que personne ne t'aime, à Nyirdall. C'est faux, et j'ai l'intention de bien te le faire comprendre.
— En me rendant visite ?
— Oui, fit Danayelle, commençant à s'énerver.
Il a vraiment le cerveau au ralenti, bon sang !
Danayelle s'approcha un peu plus de Leerian, qui fronça les sourcils. Elle voulut parler, mais un bruit soudain la fit sursauter ; elle se redressa et se tourna à demi sur la droite. À tout juste un mètre, un djinn était là, les bras croisés, et un sourire au coin des lèvres. Danayelle écarquilla les yeux, sa bouche s'ouvrant bêtement de panique.
À ses côtés, Leerian soupira d'ennui en s'appuyant la tête sur le canapé.
— Oh ! s'exclama Danayelle d'une petite voix de souris. Je suis désolée, monsieur. Je pars de suite !
— Non, tu ne vas aller nulle part, dit Chris d'un ton étrangement doux.
Danayelle voulut se lever pour s'enfuir en courant vers l'ascenseur, mais elle réalisa soudain qu'elle était scotchée au canapé, totalement incapable de bouger.
— Arrête de t'affoler, il ne va rien te faire, marmonna Leerian. Pas lui, en tout cas.
— Danayelle Renwen, qu'est-ce que tu fais ici ? demanda Chris avec son sourire charment sous fond de peau bleu sombre. Tu essaies de kidnapper mon protégé ?
— Non ! couina Danayelle. Non, je vous jure ! Je voulais juste lui rendre visite, c'est tout ! Promis !
Des larmes perlaient au coin de ses yeux, en pleine panique. Leerian, à sa gauche, observait la scène en faisant la moue. Une chance qu'elle porte sa bague d'Omis, ou elle ferait péter l'immeuble tout entier.
— Arrête, Dana, Chris est gentil ! Personne ne va mutiler personne !
Danayelle lança un regard angoisé vers Leerian, mais le djinn reprenait déjà :
— Tu rends visite à Leerian, hein ? Comme un bon ami ?
Danayelle hocha la tête. Chris fit un large sourire.
— Eh bien, j'espère que tu viendras plus souvent ! Le pauvre semble trouver le temps long. De la compagnie lui ferait du bien.
Chris éclata de rire, satisfait de la frayeur qu'il avait refilée à la blonde, puis tourna les talons. La panique de Danayelle se transforma en incompréhension, alors qu'elle observait le djinn s'éloigner de quelques pas. Il s'arrêta au bout de deux mètres et leur fit face.
— Oh, j'ai presque oublié pourquoi je suis là. Je voulais te dire ; demande à la fée, en bas, de te donner un badge visiteur à ton nom. Il est bon pour un mois, et tu pourras entrer et sortir sans rendre de compte à chaque fois. Mais on a un couvre-feu, ici ; tu pars avant vingt heures, d'accord ?
Danayelle hocha lentement la tête, incapable de traiter les informations. Mais quand elle ouvrit la bouche pour répondre un simple « OK », le djinn avait déjà disparu dans une téléportation.
— Il est chouette, hein ? fit Leerian d'un ton où perçait le sarcasme. Il aime bien faire peur, mais il n'est pas le plus méchant du lot. En fait, c'est le seul qui me rend visite de temps en temps.
Danayelle tourna la tête vers Leerian. Elle remarqua soudain qu'il s'était approché avec un large sourire aux lèvres, si près que Danayelle sursauta à nouveau. Toute trace de fatigue avait quitté son visage.
— Alors, c'est vrai ? Tu me rendras visite plus souvent ?
Danayelle hésita. Est-ce qu'elle allait croiser le djinn à chaque fois ? Est-ce qu'il allait continuer de lui faire des frayeurs rien que pour s'amuser ? Elle eut envie de dire non, et de partir en courant. Mais plus elle prenait de temps à répondre, plus le sourire de Leerian diminuait.
— Je reviendrais aussi souvent que possible, assura Danayelle. Tous les soirs, s'il le faut. Tu te souviens de la promesse que je t'ai faite, il y a plusieurs mois ?
Leerian secoua la tête de gauche à droite. Danayelle ricana, autant pour mettre Leerian en confiance que pour passer sa peur.
— Que je t'apprendrais à lire ! C'est une bonne occasion pour se lancer, tu ne crois pas ?
Cette fois, le sourire de Leerian fut si large qu'il en semblait fou. Il s'élança sur Danayelle pour la prendre dans ses bras, la serrant fort contre lui.
— Oh, Dana... merci, dit-il, l'émotion lui coinçant la gorge.
— Allons, ce n'est rien, fit Danayelle tout en lui tapotant le dos. C'est la moindre des choses. Tout le monde devrait savoir lire.
— Ce n'est pas que ça. Merci d'être là. C'est tout ce qui compte. Que tu sois là pour moi !
Danayelle le sera dans ses bras en retour, un sourire tendre au visage. Jamais elle n'avait un l'impression qu'une amitié pouvait avoir autant d'importance qu'avec lui.
— Tu ne seras plus jamais seul, Leerian. C'est une promesse.
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