Chapitre 42
La nuit était définitivement tombée sur la plage de Thrasryall. Tout le monde était un peu fatigué, mais tous se sentaient incapables de dormir tant qu'ils n'auraient pas enfin eu les explications de Mishi, qui était encore dans la mer à chercher un repas. À son retour, Leerian avait réussi à allumer un feu, et Danayelle avait rapproché tous les hommes pour tenter de les réchauffer. Tous étaient assis en cercle autour des flammes. Mishi prit place dans le groupe, trempée et frissonnante, serrant contre elle cinq poissons qu'elle laissa tomber dans le sable aux pieds de ses amis.
— Quelqu'un aurait un canif ? Et des branches ?
Nuvem n'avait rien compris de sa demande, mais savait ce dont elle avait besoin. Il sortit un petit couteau de sa poche et la tendit à la sirène. Celle-ci se mit aussitôt à la tâche de vider les poissons.
— Hé ! s'exclama Leerian tout en touillant le feu avec un gros bout de bois. Comment ça se fait que Nuvem soit encore armée ?!
— Ce n'est pas une arme, ça, le défendit Tys. La lame fait cinq centimètres.
Mishi ouvrit le ventre du premier poisson, déversant ses boyaux dans le sable. Leerian grimaça en détournant le regard, alors qu'Egrim, fasciné malgré lui, observait sa technique avec une curiosité morbide.
Mishi pigea une branche dans la pile de bois de Leerian, le planta dans le poisson sur toute sa longueur, puis le tendit à Leerian qui le prit à regret.
— Tiens-le au-dessus du feu, comme ça. Et tourne-le lentement.
Leerian grimaça, se sentant obligé, alors que Mishi s'attaquait déjà au deuxième poisson.
— Il serait peut-être temps que tu nous expliques, dit Danayelle.
Mishi s'arrêta dans sa tâche pour lever les yeux vers Danayelle, puis tous ses autres amis qui attendaient qu'elle parle enfin. Mishi soupira, tournant cette fois la tête vers Adan. Il avait réussi à s'asseoir. Il n'était pas fort, mais conscient du sujet de conversation.
Mishi vida le deuxième poisson et le confia à Danayelle. Elle parla enfin en entamant le troisième.
— Après les évènements de Nocksor... je suis retourné chez moi. Et mon père n'y était pas.
— Tu es restée toute seule pendant six mois ? s'étonna Leerian.
Mishi hocha la tête, concentré dans son travail. Elle acheva de le vider, le planta au bout d'une branche et le donna cette fois à Tys, qui le tint au-dessus du feu. Elle s'attaqua au quatrième.
Je suis désolé, fit Adan d'une voix faible.
— Ça va, papa. Tu ne pensais pas que je reviendrais...
Mishi leva les yeux vers Leerian comme pour communiquer un message muet. Leerian le comprit aussitôt ; surtout, ne pas révéler pourquoi elle était revenue après Nocksor. Leerian et Mishi en étaient tous deux parfaitement conscients ; il valait mieux éviter qu'Adan sache qu'il est en réalité un loup-garou.
— Si je suis resté à Celeyste aussi longtemps, c'est en fait à cause d'une pixie. Elle m'avait dit que je retrouverais mon père d'une seule façon ; en étant accompagné de six amis. Alors... je vous attendais.
À ses mots, Egrim s'était mis à compter les présents autour du feu. Ses sourcils se froncèrent d'incompréhension.
— Est-ce qu'il faut que tu te comptes toi-même ? Ou tu peux compter Jean ?
— Bien sûr que je compte, grogna la bête qui somnolait sur les épaules du mage.
— Je ne sais pas, dit Mishi au bout de quelques secondes de réflexion. Mais je préfère que ce soit Jean, que... lui.
Mishi leva les yeux vers Nuvem qui, sans s'intéresser à la conversation, observait les poissons avec impatience.
— Il ne comprend rien, la rassura Tys. Je dois t'avouer que je suis plutôt épuisé d'avoir fait la traduction toute la journée.
— Va dormir, dit Leerian. Quelqu'un te réveillera à ton tour de garde.
— Bientôt. Pour l'instant... je suis curieux de la fin de cette histoire.
Mishi avait vidé le dernier poisson. Elle le tint au-dessus du feu, avant de reprendre :
— Je n'ai rien à dire de plus. Je suis resté tout ce temps à la maison... puis j'ai entendu l'appel d'Egrim et je suis allé à sa rencontre.
Egrim et Narsa s'échangèrent un regard et un mouvement de sourcils explicite. Tous deux savaient qu'elle avait eu la vie bien plus compliquée que ce qu'elle laissait croire. Mishi ignorait que la fée avait déjà révélé cette partie à Danayelle, Leerian et Tys.
— Et du côté d'Adan ? demanda Leerian en se penchant un peu plus près du feu pour se rapprocher de l'homme qui était de l'autre côté. Pourquoi êtes-vous partis ? Vous avez été attaqué ? Ou vous avez écouté une prophétie de pixie qui a mal tourner ?
— Laisse-le reprendre des forces d'abord, intervint Mishi. Donne-moi ton poisson.
Leerian lui rendit son bout de bois avec le poisson piqué au bout. Mishi en déchira la peau avec les doigts pour vérifier la couleur de la chair. Puis elle le tendit à Adan par le bâton.
— Tiens, mange. Fais attention, c'est chaud.
Adan le prit à deux mains avec des gestes lents. Mishi l'aidait autant qu'elle le pouvait, découpant des morceaux de viande et les portant à la bouche d'Adan. Même mâcher semblait lui prendre un temps fou. Leerian était hypnotisé malgré lui à le regarder faire et tomba dans la lune sous la contemplation. Il revint à lui par Danayelle qui avait remarqué ses yeux vitreux et qui lui envoya une petite claque sur le bras. Il se redressa sous la surprise, puis observa ses amis autour de lui en espérant que personne ne l'ait aperçue. Il vit alors que tous les hommes présents dévoraient leurs poissons ; Nuvem en croquant avidement dedans, la peau et les arêtes compris. Les deux hommes, qui ne s'étaient toujours pas présentés, étaient appuyés l'un sur l'autre et mangeaient lentement.
Par l'aide de Mishi, Adan avait presque terminé sa part. Déjà, il semblait reprendre un peu de vigueur. Ses paupières étaient moins tombantes et son dos plus droit.
Leerian avait beau avoir pitié pour le seul homme à qui il accordait du respect, il était surtout curieux et voulait savoir ce qui s'était passé. Aussi, il était très fatigué, il était conscient que Tys l'était également, et probablement tous les autres assis autour du feu. Et personne n'irait se coucher sans connaitre la fin de cette histoire.
— Monsieur... pourquoi êtes-vous partie ? demanda encore Leerian.
Tous les présents se tournèrent aussitôt vers Adan, avide de réponses. Celui-ci leva les yeux vers sa fille, qui cette fois ne le défendait plus. Mishi, avant tous les autres, avait besoin de savoir la cause de cet abandon.
Un moment de silence passa avant qu'il parle enfin.
— Je croyais que votre aventure ne durerait que quelque temps, commença Adan en fixant son regard sur ce qu'il restait de son poisson. Au bout du vingtième jour, j'ai compris que tu ne reviendrais pas.
— Mais je suis revenu, s'indigna Mishi. Après trois semaines, justement !
— Oui, trois semaines, répéta Adan. C'était long ! Et en plus, je me suis fait attaquer par un loup-garou à la pleine lune ! Tu ne peux pas comprendre ce que ça fait...
Mishi leva les yeux vers Leerian, qui baissa aussitôt la tête en sentant la peau de son visage rougir de honte.
— C'est là que j'ai saisi qu'habiter seul en forêt, c'était trop dangereux. Et à quoi bon, si je n'avais plus ma fille à protéger... je suis parti.
— Comment avez-vous fait pour tuer un loup-garou ? demanda Danayelle.
— Un coup de chance. J'ai eu le temps pour une flèche, et je l'ai atteint direct entre les deux yeux.
— Les loups-garous sont partout, fit Tys dans un murmure. Une vraie calamité.
Leerian lança un regard noir vers le télépathe, qui tourna aussitôt la tête d'un air innocent.
— Et après ? le pressa Leerian. Qu'est-ce qui s'est passé pour que vous vous retrouviez ici ?
— Je me suis un peu promené. À commencé par Buragh, puis j'ai continué vers Abgonn. Ensuite, j'ai remonté jusqu'au nord, vers Mefghan, où j'ai croisé la route de marins qui recrutaient. Ils m'ont dit qu'ils allaient pêcher dans la mer au-delà de Maras... Je me suis engagé, puis j'ai compris un peu trop tard qu'en fait, c'étaient des pirates et que je m'étais fait kidnapper. (Adan lâcha un rire amer, avant de continuer :) Ils m'ont fait signer un contrat. Dans les clauses, il fallait préciser si on avait de la famille... et j'ai dit non.
— Non ?! s'exclama Mishi.
— De la famille, qui attend à la maison, spécifia Adan. Et je crois que c'est pour ça qu'ils m'ont choisi. Personne pour signaler ma disparition.
Mishi lâcha un gros soupir de frustration. Si elle avait eu le sentiment d'avoir été abandonnée, elle comprenait maintenant que c'était beaucoup plus qu'une impression. Son père avait fait comme si elle ne s'inquiétait plus de lui, ce qui était totalement faux ! Mishi était trop en colère pour parler ; elle savait que son ton serait un peu trop élevé, si elle disait ce qu'elle avait sur le cœur.
Leerian, conscient son état d'esprit, passa un bras autour de ses épaules et l'attira contre lui. Mishi se laissa faire, mais une flamme brillait dans son œil, avertissant de ses envies de meurtres.
— Ça fait longtemps que vous êtes ici ? demanda Leerian en s'efforçant de changer de sujet.
— Oh, je n'en sais rien... ils nous droguaient... le temps était devenu complètement aléatoire.
— Et eux ?
Leerian inclina la tête vers les deux autres hommes qui mangeaient toujours leurs poissons.
— Nous sommes tous arrivés en même temps, si je me souviens bien.
Egrim était assis à côté de l'un d'entre eux. Ils les dévisageaient sans scrupule.
— Ils viennent de Nyirdall, pas vrai ? Alors pourquoi ils ne parlent pas ?
Tous deux levèrent les yeux vers Egrim, rien qu'une seconde, avant de replonger sur leur mets.
— Parce qu'ils ont faim, dit Tys en toute évidence.
Egrim fit comme s'il n'avait rien entendu et se pencha un peu plus près d'eux.
— Hé. Vous avez des noms, au moins ?
Celui qui était à côté d'Egrim prit une grosse bouchée de son poisson et dit dans un grognement en crachant des arêtes :
— Helm.
L'autre avala la tête de son poisson tout entier et répliqua sur le même ton :
— Ehdi.
Puis, tous deux d'une seule voix :
— Nous sommes frères.
— Oh, fit Egrim.
Helm et Ehdi recommencèrent aussitôt à manger. Egrim fit la moue, peu convaincu, avant de se tourner à nouveau vers ses amis.
— Je sais déjà que je n'arriverais jamais à les différencier.
Tys, pourtant, était le genre de personne à se donner un point d'honneur sur les prénoms ; il craignait de se tromper, et prenait tout son temps pour observer leurs traits et associer proprement le nom au bon visage. Helm : blond, petite barbe éparpillée et pleine de trous. Ehdi : cheveux plutôt châtains et barbe bien touffue. Et même s'ils étaient assis, Ehdi semblait être plus grand.
Dans la tête de Tys, ça faisait « Helm, Ehdi, Helm, Ehdi, Helm, Ehdi... »
— C'est la même histoire pour vous ? demanda Leerian.
— Nous nous sommes engagés pour pêcher à Maras, dit Helm. Et une fois dépassé la dernière île...
— Ashgar ? dit Tys.
— Un type est sorti de l'ombre, et... je ne sais plus.
— Je crois que c'était un télépathe, avança Ehdi.
— Ce n'était pas moi ! s'exclama aussitôt Tys.
Ehdi s'arrêta de manger pour dévisager Tys après cette semi-confession. Puis il recommença trois secondes plus tard et parla la bouche pleine.
— Ce n'était pas toi. C'était un vieux type... Il n'était peut-être pas télépathe, d'ailleurs, mais il avait clairement un don. Peu importe ce que c'était.
— C'était probablement un elfe, continua Helm. Mais il était si vieux que c'était difficile à dire. Un elfe avec des cheveux blancs ! Ah ! Il devait avoir au moins quatre-cents ans.
— C'était peut-être sa couleur naturelle, avança Egrim.
Helm dévisagea cette fois Egrim, puis fronça bêtement les sourcils.
— Pourquoi t'as des cheveux blancs et une tête de gamin ? T'as quoi, sept ans ?
— Je t'emmerde ! fit Egrim en se levant d'un bond. Je vais me coucher.
— Tu fais le premier tour de garde ! le rappela Leerian.
Egrim grogna en se laissant lourdement tomber à sa place, répandant un peu de sable sur Tys qui était assis à ses côtés. Celui-ci balaya les quelques grains sur sa cuisse.
— Vous vous souvenez de qui c'était ? Il existe un registre de tous les dotés, à l'Institut. On pourrait facilement le retrouver dedans.
Les deux frères haussèrent banalement les épaules. Tys tourna cette fois la tête vers Adan, qui imita le geste.
— Tout s'est fait très rapidement, dit-il. C'était une scène de trois secondes.
— Mais vous aviez bien vu à quoi il ressemblait, non ?
Adan fit la grimace. Helm et Ehdi s'échangèrent un regard incertain.
— Je peux voir le souvenir ?
— Tu veux... t'incruster dans nos mémoires ? fit Helm avec un air de dégout.
— À moins que vous préfériez que le coupable reste à jamais inconnu tout en continuant son trafic d'être humain.
Helm et Ehdi demeurèrent tous deux silencieux. Personne n'avait envie de se faire pénétrer le cerveau ; ils avaient encore moins envie que le responsable fasse le même coup à d'autres gens après eux.
— Regarde dans ma tête, dit Helm au bout de plusieurs secondes. J'étais au début de la file ; c'était probablement moi qui ai eu le plus de temps pour le voir.
Tys se leva pour s'approcher d'Helm. Il se posta devant lui et se pencha suffisamment près pour bien apercevoir la couleur brune de ses yeux.
— Pense à ce moment-là. Et promis, je ne regarderais rien d'autre...
Helm se remémora le souvenir. Tys s'y incrusta, prenant sa place sur un gros bateau, balancé par le roulis des vagues sous la coque. Il se vit, un tas de corde dans les bras, prêt à pêcher dans la mer Maras. Aligné avec une dizaine de personnes, attendant les ordres du capitaine... qui, évidemment, ne vint jamais. Ce fut un elfe qui fit son entrée sur le pont. Il laissa tout juste une seconde pour voir son visage, avant qu'il ne lève les mains devant lui, comme pour commander une magie quelconque... et ce fut le noir total, avec l'impression de se faire assommer par une ancre.
Tys s'extirpa du souvenir en tanguant, ses pieds s'enfonçant dans le sable, se tenant la tête pour apaiser une prune imaginaire. Egrim le rattrapa avant qu'il ne s'effondre sur lui et l'aida à retrouver sa place autour du feu.
— Eh, ça va ? s'étonna-t-il.
— Oui, marmonna Tys. Euh... j'étais peut-être trop fatigué pour faire ça... mais... je l'ai vu. C'était bien un elfe... Assez vieux...
Tys grimaça en se frottant le front. Il préférait éviter d'aller vérifier une deuxième fois, pourtant, il avait du mal à se convaincre lui-même de qui il avait cru reconnaitre.
— Où sont tous les autres hommes qui étaient avec vous ? dit Tys pour changer de sujet.
— Ils étaient dans la même cellule que nous, dit Adan. Je me souviens qu'au fil du temps, nous étions toujours de moins en moins nombreux.
Tys frissonna de dégout à l'information.
— Tu as vu à quoi ressemblait le vieil elfe, ou non ? insista Leerian.
— Oui... je crois, déplora Tys. Mais... je suis vraiment fatigué... il est possible que...
— Dis ce que tu penses, fit cette fois Danayelle.
Tys leva les yeux sur tous ses amis, qui l'observaient en retour avec impatience. Tous voulaient un nom sur le responsable de ce trafic d'être humain. Tys prit une grande inspiration, craignant d'avoir l'air ridicule. Plus les secondes passaient, plus il doutait. Était-ce seulement réaliste que ce soit lui ?
Oui, se résonna alors le télépathe, se sentant idiot de s'être posé cette question. Rien ni personne n'est irréaliste, quand on est entouré de cette bande de bouffons.
— Je crois que c'était Muglow, dit-il enfin.
C'était une chance que Danayelle portait sa bague sertie de la pierre d'Omins qui contrôlait sa magie. Car le pays de Thrasryall tout entier aurait explosé sous la force de cette révélation.
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