Chapitre 15
Après cet épisode étrange avec Chris le djinn, le groupe ne croisa plus la route d'aucun troll policier. C'était à croire que, peut-être, il essayait malgré tout de les aider. Ils avaient traversé la ville entièrement et étaient de retour dans cette zone « normal » du pays, comme aimait l'appeler Leerian. Celle sans immeubles et sans voitures volantes. Sans sol de goudron. Rien que des arbres nus, une route de pierres saupoudrée d'une légère couche de neige glissante. Et la nature ! Cette nature qui lui avait tant manqué. Le chant des oiseaux nocturnes, le bruissement des branches, les petits animaux...
Soudain, Leerian s'arrêta de marcher et s'effondra au sol. Tous ses amis le dévisagèrent, croyant qu'il était tombé. Et pour leur stupéfaction, Leerian éclata de rire et se mit à écarter des bras et des jambes, dessinant un ange dans la neige.
Mishi et Danayelle s'échangèrent un regard perplexe. C'était tellement saugrenu que personne ne savait quoi dire ni quoi faire, alors que Leerian, le plus vieux de la bande, s'amusait comme un petit enfant. Il rigolait, se retournait sur le ventre. Puis il se releva sur les genoux et tenta de faire des boules de neige. Mais c'était de la poudreuse et il n'arrivait à rien. Pourtant, il continuait d'essayer, et même de les lancer ensuite sur ses amis, qui ne recevaient que quelques grains.
— Leerian ? fit Danayelle d'un ton passablement ennuyé.
Celui-ci s'arrêta soudain dans ses mouvements pour se tourner vers la blonde, les yeux écarquillés. Ses pupilles de chat étaient si dilatés qu'elle n'en voyait plus que le noir.
— Bon sang, Leerian, reprit Danayelle. Tu as ce même regard que quand Mishi t'avait ensorcelé.
— Je n'ai rien fait, se défendit aussitôt Mishi.
— Oh... J'ai l'air cinglé, hein ? dit Leerian sur un ton d'excuse.
Danayelle, Mishi, Egrim et Narsa répondirent tous d'un « ouais ! » à l'unisson. Ce qui ne réussit qu'à faire rire Leerian encore plus fort.
— Désolé... Ça m'avait tellement manqué ! Juste une minute, et...
Il ne termina pas sa phrase, se laissant à nouveau tomber dos dans la neige pour se rouler dedans. Et soudain, alors qu'il était à plat ventre et les membres écartés, son hilarité se transforma en pleur. Il s'était maintenant mis à chialer, face contre neige.
— Je vois que les rumeurs sont vraies, dit Narsa en se soulevant sur la pointe des pieds pour tenter d'atteindre l'oreille d'Egrim. Le roi Celeyste est complètement barjo.
Malgré qu'elle l'eût chuchoté, tous avaient parfaitement entendu ce commentaire, Leerian y compris. Celui-ci se releva sur les genoux et prit plusieurs grandes inspirations pour de se calmer.
— Je ne suis pas barjo, fit Leerian en se levant et époussetant ses vêtements recouvert de neige. Et je ne suis pas un roi ! Arrêtez de me prendre pour un saint, merde ! J'ai été séquestré ! Et j'ai besoin d'évacuer toute cette tension...
— Il ne faut pas faire attention à ce que dit Narsa, intervint Egrim. C'est une spécialiste en commentaire stupide. Nah, tu as le droit de craquer. Ça fait du bien, après. Mais l'idéal, c'est de le faire quand il n'y a personne autour...
— Tu sais de quoi tu parles, on dirait, fit Danayelle.
— Hein ? Non ! se défendit aussitôt Egrim. Je dis ça comme ça, c'est tout. Allez, Leerian, on y retourne !
Il attrapa Leerian par le bras pour l'inciter à avancer. Celui-ci soupira, déçu que la pause soit déjà finie, mais se laissa guider par Egrim qui avait pris le devant de la marche sur la route de pierre. Le silence dura à peine une minute, avant que Mishi ne le brise à nouveau.
— Ça me fait soudain penser que nous ne sommes pas restés très longtemps à Stanmore. Tu n'as même pas eu l'occasion de visiter tes parents, Egrim.
Celui-ci sentit son cœur rater un battement à cette simple observation. Son pied glissa sur une pierre qui dépassait du chemin, mais se reprit rapidement.
Narsa, qui comprenait parfaitement le malaise, dévisageait Egrim avec une peur grandissante. Elle était convaincue qu'il allait faire quelque chose d'idiot.
— Ce n'est pas grave, dit-il après un bref moment de silence.
— Mais si, c'est grave, insista Mishi. Ce sont tes parents. Ça fait bien six mois que tu ne les as pas vu !
Egrim baissa les yeux sur la route, puis tourna la tête vers Narsa qui marchait à ses côtés. Elle agitait doucement la main en un geste qui signifiait « reste calme ! » Pourtant, Egrim avait du mal à appliquer cette consigne. Il détestait penser à ses géniteurs.
— Il les a vus, mentit Narsa. Ils nous rendaient régulièrement visite sur notre île.
— Oh ! fit Mishi. Eh bien, c'est que tu en as, de la chance. Tu t'en rends compte ? Tu es le seul de la bande à encore avoir tes deux parents...
— Pour ceux qui n'en ont pas, je peux dire que cette conversation est assez pénible à entendre, intervint Leerian.
Mishi fit la moue en levant les yeux vers Leerian, qui détourna le regard au même moment. Il était toujours intimidé par la sirène. Egrim, lui, souffla de soulagement à l'interruption. C'était un de ces rares moments où il fut heureux que Leerian soit à ses côtés.
— C'est vrai ! fit Narsa. C'est pénible ! Alors, on change de sujet !
— Je suis d'accord ! dit cette fois Danayelle qui se faisait un peu oublier à l'arrière. Je sens une drôle de tension dans l'air...
Egrim se retourna pour lancer un regard à Danayelle. Celle-ci fit un mouvement de sourcils explicite auquel Egrim eut du mal à en comprendre le sens. Elle savait qu'il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond.
Devant eux, la route se divisait en deux. Une pancarte fléchée indiquait les directions. Leerian s'arrêta, la dévisagea pendant une longue minute, puis se tourna en soupirant vers ses amis. Il leva platement les bras en l'air.
— C'est con, mais je ne sais toujours pas lire, moi.
Danayelle s'avança pour l'aider. Elle se souvenait bien, au cours de leur dernière aventure, lui avoir promis un jour de lui apprendre. Pourtant, elle n'en avait rien fait. Elle se sentait un peu mal sur ce sujet, même si c'était plutôt le sort qui en avait décidé autrement. Elle posa une main sur le bras de Leerian, en signe de soutien.
Mishi, quelques pas derrière, fronça les sourcils. Elle n'aimait pas du tout sa façon de le toucher.
— À droite, c'est Abgonn et Tooth. À gauche, Mefghan. Mefghan est la ville portuaire le plus près. On devrait prendre cette direction, si tu veux un port... et les bateaux qui viennent avec. Tu te souviens, nous y sommes déjà allés. Rien qu'une escale avant qu'on soit emmené à Stanmore en voiture volante.
Leerian haussa les épaules et secoua la tête.
— Je ne sais pas. Cette journée est plutôt floue dans ma mémoire. J'étais... malade, on va dire.
Il lança un regard vers Mishi, qui se détourna au même moment. Par « malade », il voulait bien sûr dire qu'il souffrait des retombés de la pleine lune, en plus d'avoir une dizaine de balles en argent un peu partout dans le corps. Il n'avait pas su traverser cette journée ; il s'était évanoui dès le début du tribunal et ne s'était réveillé que trois jours plus tard.
Danayelle eut un petit sourire en coin. Pour son cas, le souvenir était plutôt drôle. Le genre d'évènement qui fait mal sur le coup, mais à y repenser, elle était incapable de ne pas en rire tant ça lui semblait absurde.
— C'est à une trentaine de kilomètres, reprit-elle. Nous n'y arriverons pas avant le matin...
— On va faire une petite partie du chemin, dit Leerian. C'est déjà la nuit, alors dès que nous serons trop fatigués, on s'arrêtera. On reprendra demain, mais on suivra la route par la forêt pour ne pas se faire voir. Et au soir, nous y serons !
Egrim et Narsa pouffèrent de rire dans leur coin. Leerian, Danayelle et Mishi se tournèrent vers eux. Egrim prit sur lui pour retrouver son sérieux.
— Ouais, la route est longue quand on ne peut ni voler ni se téléporter, hein. On a fait de la côte sud jusqu'à Buragh en une seule journée, nous deux !
— Arrête de frimer, dit Danayelle en lui tirant la langue. À moins que tu puisses tous nous téléporter à Mefghan...
— Vous trois, sur trente kilomètres ?! Nah !
— Donc voilà ! Arrête de frimer !
Egrim haussa innocemment les épaules, incapable de se défaire de son sourire en coin. Enfin, tous reprirent la route vers la gauche, en direction de Mefghan. Cette fois, c'était Egrim et Narsa qui trainaient derrière. Narsa attrapa Egrim par le bras, l'incitant à avancer moins vite et allonger la distance qui les séparait du reste du groupe. Quand ils furent assez loin, elle se redressa sur la pointe des pieds pour chuchoter à Egrim, même si elle atteignait à peine son épaule :
— On a passé près de la catastrophe, tu t'en rends compte ? Il faut vraiment que tu apprennes à calmer tes nerfs.
— C'est à Mishi de ne pas parler de parents.
Il avait craché ce mot comme un fruit trop sûr.
— Mishi n'a rien à voir là-dedans. Si tu ne veux pas leur en parler, évite au moins de te mettre en colère. Ils n'en savent rien ! Comment veux-tu que ce soit leur faute ?
Egrim ne répondit rien, ruminant en silence. Narsa lâcha un gros soupire, puis abandonna le sujet. Pour l'instant, seulement, car elle l'avait à l'œil. Elle l'avait vu craquer trop de fois pour croire naïvement que ça ne lui arriverait plus.
— Écoute, ça ne sert à rien de leur dire, reprit Egrim quelques minutes plus tard. On ne va pas rester avec eux. Je les aide à grimper sur le bateau, et c'est tout. On retournera à Wondor après. C'était ce que tu voulais, non ?
Narsa hocha la tête. Il était clair qu'elle n'avait pas du tout l'intention de faire partie d'une quelconque aventure. Elle était ici rien que pour avoir Egrim à l'œil. Mais un sentiment étrange l'arrêta dans sa marche. Egrim fit quelque pas de plus, puis se retourna en remarquant qu'elle ne le suivait plus. Il lança un regard vers Leerian, Danayelle et Mishi, loin devant. S'ils prenaient trop de temps, ils allaient les perdre de vue.
— Tu avances ? fit-il avec impatience.
— Je viens de réaliser un truc... Avant-hier ! Tu sais, quand Sin avait dit qu'il allait t'apprendre un sortilège de télépathie ?
— Ouais ?
— J'avais eu cette drôle d'impression... je croyais que ça voulait dire que tu aurais du mal avec ce sortilège. Mais ça ne colle pas, puisque tu l'as réussi les doigts dans le nez.
— Ouais, répéta Egrim, de plus en plus perdu. Tu peux me dire tout ça en marchant ?
Narsa s'avança enfin, reprenant la route. Elle courut même sur quelques pas, avant de reprendre :
— Je sais qu'il y a quelque chose qui ne se déroulera pas comme prévu. Je l'avais prédit. Et ça veut dire que ce quelque chose ne s'est pas encore produit.
Egrim haussa les épaules, sans en faire de cas. La magie divinatrice des fées avait toujours été quelque chose de très compliqué. Pire qu'une prophétie grecque.
— Tu ne vas réussir qu'à te faire peur, à penser à ça.
— Non, insista Narsa. Je sais que j'ai raison.
— Mais tu ne sais même pas sur quel sujet. Si ça va se produire dans dix minutes ou dans dix ans. Tu te rappelles, avec le livre de Sin ? Celui que tu avais laissé à Yglas pour que Danayelle tombe dessus. Combien de temps avait-il fallu avant que ça se réalise ?
— Plus d'un an, avoua-t-elle dans un murmure.
— Donc voilà. Arrête de t'en faire.
Narsa soupira, puis hocha la tête. Il valait mieux éviter d'en parler ; elle ne réussirait qu'à énerver Egrim. Pourtant, elle savait qu'elle avait raison. Quelque chose allait se produire... Et ce sera bien avant dix ans.
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