Chapitre 14
Stanmore était le genre de ville qui ne dormait jamais. De jour comme de nuit, il y avait toujours un va et viens constant entre les piétons et les voitures, au sol, ou même les fées et les voitures volantes, dans les airs. Peu importe où et quand on regardait, il était tout bonnement impossible de se sentir seul dans une telle métropole.
Quand Danayelle, Egrim, Leerian, Mishi et Narsa sortirent de l'immeuble à appartement et firent un premier pas dehors, tous eurent un drôle de choc en remarquant qu'il n'y avait absolument personne dans les rues. Pas de voiture. Pas de piétons. Pas de nain nocturne, pas de lutin cherchant à faire la fête. Pas de fées pour illuminer le ciel de leurs étincelles colorées.
Tout ce qu'il y avait... était des trolls en tenu de policier.
— Attention !
Mishi posa ses mains à plat sur le torse de Leerian et le poussa dans un coin du mur au même moment qu'un troll passait devant leur groupe. Leerian, étonné du geste, ne fit rien pour résister alors qu'encore une fois, tous deux s'observaient avec honte. Leerian ouvrit bêtement la bouche, mais Mishi la couvrit de sa paume et secoua lentement la tête de gauche à droite.
À peine deux mètres plus loin, Danayelle, Egrim et Narsa étaient toujours au pied de la porte de l'appartement. Le troll policier s'était arrêté devant eux, les surplombant du haut de ses trois mètres, la main planant au-dessus d'une matraque à sa ceinture.
— Qu'est-ce que vous faites là, vous trois ? Vous n'êtes pas au courant du couvre-feu ?
— Hein ? fit bêtement Danayelle.
Le troll se pencha vers elle, ses narines vertes s'agitant alors qu'il reniflait son odeur. Danayelle recula d'un pas, intimidée.
— Un meurtrier est en liberté. Vous ne devriez pas être dehors.
— Eh bien, je retournais chez moi !
— Et ces deux-là ? répliqua le troll.
Il pointa de son gros doigt Egrim et Narsa, tous deux figés comme des piquets.
— Nous nous sommes proposés à la raccompagner, justement, puisque c'est dangereux ! dit Narsa. Une fée et un mage pour la protéger. Nous ne risquons rien !
Le troll plissa ses petits yeux noirs sur Egrim, qui déglutit nerveusement.
— Et c'est toi, le mage ? Tu n'as pas de badge. C'est illégal.
— C'est que... je ne suis pas accompli, marmonna Egrim. Et puis, je ne suis pas très doué, encore.
Le troll fit un « hum, hum » tout en sortant un bloc-notes d'une de ses nombreuses poches. Il gribouilla dessus quelques secondes, puis arracha une feuille qu'il tendit à Egrim.
— Rentrez chez vous, les jeunes. Si je vous revois dans les rues, je vous ramène moi-même.
Le policier leur lança un dernier regard menaçant, puis tourna les talons pour continuer sa ronde. Danayelle, Narsa et Egrim l'observèrent quitter la place, puis, d'un seul mouvement, inclinèrent tous la tête vers Mishi et Leerian, encore caché dans leur coin. Ils n'avaient pas bougé d'un pouce, Leerian plaqué contre le mur et Mishi appuyé sur lui, sa main sur sa bouche.
— Oh, oh ! fit Egrim. La flamme persiste !
Mishi s'éloigna d'un bond de Leerian. Lui demeura figer quelques longues secondes de plus, le visage complètement rouge.
— Il n'y a pas de flamme ! grommela Mishi.
Egrim haussa innocemment les épaules, puis lut le papier que le troll lui avait tendu :
— Refus de porter un badge de don... trente pièces d'or d'amande. Dehors pendant un couvre-feu... quarante pièces d'or. Je vais t'en faire, des flammes... Aghes.
La note prit soudain feu entre ses doigts, s'éparpillant en cendre dans l'air frisquet.
— Alors, c'est ça que tu as essayé de faire à ma mère ?! s'écria Danayelle.
Egrim demeura muet à l'accusation, regardant de gauche à droite avec une visible nervosité. Leerian choisit ce moment pour enfin sortir de sa cachette.
— On va rester ici toute la nuit, ou vous venez ?
— Je te suis ! s'exclama Egrim.
— Et Narsa, dit Leerian en se tournant vers la fée. Tu pourrais peut-être nous servir d'éclaireur. Depuis le ciel, tu pourras nous dire où sont les trolls.
— Ah, bonne idée ! Ça me fera des vacances de vous !
Narsa retira son manteau et le mit à l'envers pour qu'il soit ouvert dans le dos, dévoilant ses grandes ailes vertes. Quand elle s'éleva dans les airs, pourtant, elle n'avait plus rien de subtil, avec ses étincelles qui s'illuminaient sur son chemin.
— Elle a vraiment dit... Des vacances de nous ? fit Leerian, perplexe.
— Ne fais pas attention, dit Egrim. C'est sa spécialité, les commentaires stupides.
Leerian haussa innocemment les épaules, puis regarda longuement de gauche à droite avant de s'engager sur le trottoir de la ville, ses amis le suivant à quelques pas derrière lui. Même si ça faisait maintenant six mois qu'il habitait Stanmore, c'était la première fois qu'il marchait vraiment dans les rues, et surtout, qu'il la découvrait aussi vide de tout piéton. Il avait l'impression d'être dans un tout nouvel endroit. La main sur la garde de son épée pour se donner le courage d'avancer, il allait droit vers l'est sans faire attention aux directions des routes. Tout ce qu'il voulait était d'atteindre la côte le plus vite possible, malgré les nombreux kilomètres de distance.
Narsa se posa soudain tout juste devant Leerian, qui sursauta en reculant dans Danayelle. C'était plus fort que lui ; il était extrêmement nerveux.
— Prenez ce chemin, dit Narsa en levant un doigt en direction d'une petite ruelle sur leur droite. C'est un détour qui nous fera éviter plusieurs trolls.
Leerian hocha la tête, puis s'avança dans la direction indiquée, ses amis sur ses talons. La ruelle n'était qu'à quelques mètres, mais aussitôt qu'il fût aventuré entre les deux grands immeubles, il eut un mauvais pressentiment. Ici, il semblait faire encore plus sombre que dans le reste de la ville. Le ciel était moins visible, le croissant de lune était caché par les nuages, et les lampadaires étaient trop loin. Même sa vision d'elfe, habituellement excellente dans le noir, lui faisait défaut.
Leerian se retourna vers Danayelle et Egrim, qui étaient tout autant nerveux que lui. Mishi, complètement aveugle, tenait Danayelle par le bras pour se guider. Et Narsa s'était à nouveau envolé pour éviter de traverser cet endroit.
— Elle est bien sûr que c'est une bonne idée de passer ici ? demanda Mishi. La dernière fois que j'ai été dans le noir à ce point, c'était juste avant de me faire enlever par des lutins.
— Ah, mais ils n'étaient pas méchants, les lutins, répliqua Danayelle. C'était plutôt drôle, en fait.
— Vous parlez de la fois où les trolls vous sont tombés dessus et que c'est entièrement grâce à moi que vous avez survécu à cette nuit ? dit cette fois Egrim. Ouais, c'était hilarant.
Ils étaient arrivés au milieu de la ruelle. Leerian s'arrêta de marcher, et Danayelle lui fonça encore une fois dedans.
— Ce n'est pas normal, il y a un truc qui cloque, dit Leerian. Je ne vois pratiquement rien !
— C'est ce qui se produit quand il n'y a pas de lumière, répliqua Mishi. Oh, je sais ! Je ne peux pas comprendre, je ne suis pas une elfe, dit-elle d'un ton sarcastique. Parce que vous êtes toujours meilleurs en tout, évidemment.
Leerian se retourna pour dévisager Mishi, étonné de ses paroles. Mais bien sûr, il n'arrivait même plus à différencier Mishi de Danayelle tant il faisait sombre.
— Fais gaffe à ce que tu dis, tu es encerclé par des elfes, dit Egrim. Jean, fais-nous de la lumière !
Il tapota une patte du dragon qui somnolait sur ses épaules. Celui-ci se redressa, étira les ailes et fit le dos rond comme un chat, avant de s'envoler autour d'eux. Ses écailles s'illuminèrent sur tout le corps, comme s'il était sur le point de prendre feu. Il traversa la ruelle en zigzaguant, et tous le suivirent des yeux. Il éclairait tout sur son chemin, telle une véritable lampe torche. Et quand il arriva au bout de la ruelle... Tous entendirent un drôle de couinement, avant que l'obscurité ne retombe d'un seul coup.
— Jean ?! s'exclama Egrim. Eh, tout va bien ? Reviens !
— Vous ne devriez pas être ici.
Egrim en eut le souffle coupé. Cette voix, ce n'était clairement pas celle de son dragon. Plus grave, plus puissante... Et surtout, plus menaçante.
— Qui est là ? fit Leerian en sortant son épée de son fourreau.
Il s'avança d'un pas, son arme en l'air et prête à être utilisé. Mais une drôle de sensation lui engourdit les doigts, et quand il baissa les yeux, il se rendit compte que ses mains étaient vides. Son épée était toujours à sa ceinture. Il tenta à nouveau de la saisir, mais sans qu'il n'arrive à comprendre pourquoi ni comment, elle semblait peser des tonnes. Scotché à son fourreau et impossible de l'en sortir.
— Qu'est-ce que...
— Je m'en charge, fit Egrim en s'avançant à son tour. Aghes !
Il tendit la main, paume vers le ciel, dans l'espoir de faire apparaître un peu de lumière. Mais rien ne se produisit. Egrim répéta le sortilège, deux fois puis trois fois, sans le moindre résultat.
— Un petit souci de performance, Egrim Burlohq ?
Egrim recula à nouveau, intimidé. La peur montait en lui, compressant son cœur et l'empêchant de respirer. Avaient-ils affaire à un mage ? Ce n'était pas la voix de Sin. D'ailleurs, il n'avait pas prononcé de formule !
Et soudain, l'évidence s'imposa à lui. Il espérait se tromper, mais Leerian avait compris au même moment.
— Chris, murmura-t-il comme un sacrilège.
Un éclat de rire leur répondit. Et le djinn s'avança d'un pas, la lumière l'atteignant enfin. Un dieu était devant eux, la peau bleue et vêtue d'un long manteau noir. Jean était lové dans ses bras comme un chat docile, se laissant gratouiller le dos dans le sens des écailles. Egrim sut tout de suite que ce n'était pas normal ; Jean détestait quand il tentait de le flatter.
Derrière lui, Leerian entendit le faible gémissement de Danayelle. Elle le lui avait dit, il y avait à peine quelques heures, qu'elle avait peur des djinns. Elle craignait qu'il l'envoie à la prison de Werisor. Elle se servait de lui en guise de cachette.
— Vous ne devriez pas être là, dit Chris tout en s'avançant lentement. Aucun d'entre vous. Mais, fit-il d'un ton de regret, je ne peux qu'être admiratif quant à la façon dont tu t'es enfui, Leerian. C'est pourquoi je t'ai laissé une journée de répit. Tu le méritais bien.
Leerian et Egrim s'échangèrent un regard perplexe. Mais Chris continuait déjà :
— Leerian... Je savais ce qui allait se produire. Je sais toujours tout, bien sûr ! Que tu allais t'enfuir, puis tenter de quitter le pays avec tes amis ! Je n'ai même pas envie de t'en empêcher. En fait, c'est tout le contraire. La meilleure punition que je peux te faire, c'est de te laisser aller.
Un silence stupéfait plana parmi les adolescents. Que fallait-il comprendre à ça ?
Leerian bredouilla un simple « quoi ? » auquel Chris pouffa à nouveau de rire. Il s'avança de quelques pas supplémentaires, et Mishi, Danayelle et Egrim reculèrent par peur d'être trop près du dieu. Leerian leur lança un regard nerveux, mais resta bien campé sur ses pieds. Il connaissait Chris, il s'était occupé de lui depuis six mois. Il n'allait quand même pas le tuer, après tous les efforts qu'il avait mis sur lui ! Non ? Leerian ne pouvait que croiser les doigts.
— En terme plus simple ; je te laisse profiter de tes vacances, dit Chris en articulant exagérément chaque mot, comme s'il parlait à un enfant de deux ans. Ça va te faire du bien. Et après, tu reviendras à moi en rampant. Je sais déjà que ce sera très drôle !
Leerian serra les poings, la colère montant en lui. Cette fois, ce fut lui qui s'avança d'un pas vers Chris.
— Tu l'as dit toi-même, une fois, que tu ne pouvais pas voir le futur sur plus d'une semaine. Tu n'as aucune idée de comment ça va se passer, alors n'essaie pas de me faire peur avec tes grands discours. Tu ne sais même pas de quoi tu parles.
— Leerian !
Celui-ci tourna la tête vers Danayelle, qui tremblait comme une feuille entre Mishi et Egrim. Elle avait les yeux écarquillés, démontrant d'une vraie terreur comme elle en avait rarement eu.
— Arrête de répondre à un dieu, par pitié ! fit-elle dans un murmure.
— Tu devrais écouter les conseils de ton amie, dit Chris. Avant que je ne perde le peu de patience que j'ai en moi.
Sur ce, le djinn disparut. En l'espace d'une seule seconde, il n'y avait plus de dieu, plus d'étrange obscurité autour d'eux. Un silence pesant persista, alors que Jean s'envolait à nouveau pour tournoyer dans la ruelle. Tous restèrent figés, étonnés de la scène qui venait de se jouer.
Quand Jean se posa sur les épaules d'Egrim, celui-ci fut ramené au moment présent. Il jura entre ses dents, faisant sursauter tous ses amis par son langage vulgaire.
— Merde ! Une occasion manquée ! Jean, tu vas bien ? Il t'a fait du mal ?
Le dragon inclina la tête et ferma les yeux, soufflant un peu de fumer par les naseaux.
— Je vais bien. Pourquoi cette question ?
— Pourquoi... ? Parce que tu étais dans les bras d'un djinn !
Jean ouvrit à nouveau ses yeux, remarquant alors que tous les présents l'observaient avec inquiétude. Le dragon se redressa sur ses pattes, enfonçant douloureusement ses grosses griffes dans les épaules de son maitre, puis regarda de gauche à droite.
— Je ne l'ai pas vu. Où est-il ?
Mishi produisit un petit couinement, attirant l'attention sur elle. Elle lâcha un soupire, extériorisant toute l'angoisse qui était en elle.
— C'est n'importe quoi. Un djinn nous a à l'œil. Je crois que c'est une mauvaise idée de continuer.
— Non ! s'exclama Leerian. C'était du bluff. Il ne peut pas prédire l'avenir d'aussi loin, ça ne fait tout simplement pas partit de ses capacités. Je le sais, j'ai vécu six putains de mois, coincé avec lui ! Moi, avec ou sans vous, je me barre d'ici.
Mishi voulut soutenir le regard de Leerian, mais elle en fut incapable. En réalité, elle n'avait pas le choix si elle voulait un jour retrouver son père. C'était une pixie qui l'avait dit. Et ces drôles d'insectes savaient prédire l'avenir sur bien plus loin qu'une semaine.
— J'ai peur, avoua-t-elle en baissant les yeux. Mais... ouais. Je te suis quand même.
Leerian eut un large sourire et s'avança d'un pas pour serrer la sirène dans ses bras. Mais celle-ci recula au même moment, comme terrorisée à l'idée d'être touché par lui. Leerian prit sur lui pour cacher sa honte.
— Et vous ? fit-il platement en regardant tour à tour Egrim et Danayelle.
Egrim hocha la tête, sans s'exprimer. Autant qu'il avait eu peur de l'apparition du djinn, autant il était déçu de ne pas avoir eu l'occasion de poser sa question. Peut-être qu'en restant avec Leerian, l'opportunité se montrera à nouveau.
— Je viens tout juste de me prendre de tête avec ma mère. Ce serait con de ma part de revenir à peine dix minutes plus tard, soupira Danayelle.
Leerian sourit. Il savait qu'il était passé près de la catastrophe, par la faute à ce stupide djinn. Mais aucun de ses amis ne l'avait lâché ! Il était conscient de sa chance et comptait bien en profiter.
Enfin, il leur tourna le dos pour continuer son chemin. Ils traversèrent la ruelle sans problème et débouchèrent sur un nouveau trottoir, où les attendaient Narsa, bras croisé et l'air grognon.
— C'était long.
— On a eu un léger contretemps. Rien de méchant, dit Egrim avec un large sourire.
— Bah, ça ne m'intéresse même pas, fit Narsa en balayant le sujet d'une main. Venez.
Leerian, Egrim, Danayelle et Mishi s'échangèrent tous un regard perplexe. La fée n'avait rien remarqué ? Rien entendu ?
Ah, les djinns ! voulut s'écrier Leerian, mais il s'en retint à temps. Il savait que Narsa n'était pas là par choix, il valait donc mieux éviter de lui faire peur en ramenant ce sujet. Ainsi, il haussa innocemment les épaules, puis continua sa route, la tête haute en faisant preuve d'un courage qu'il n'avait pas vraiment.
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