Numinomachie XXVI
La ciel étoilé, comme à son habitude, scintillait des ses milliards de bougies indolentes, dont la lumière indifférente inondait les Rives Blanches. Dans la pénombre de la nuit de nouvelle lune, on pouvait cependant entrapercevoir des silhouettes se mouvoir dans la large cicatrice formée par la vallée, barrant les monts de la Taiga d'Odin. Et, en ce concentrant, on pouvait réaliser qu'il ne s'agissait pas de quelques formes indistinctes, que le vent aurait pu faire passer pour des silhouettes humaines en soufflant dans les feuilles des arbustes s'abreuvant du flot vital de la Dovah; il s'agissait bien de vraies silhouettes, par centaines, se mouvant dans l'obscurité avec lenteur et dans un silence religieux. Si l'on tendait l'oreille, sans doute pouvait on entendre les murmures de ces centaines de voix, chuchotant des mots de soutient et de condoléances à leur voisin. On pouvait observer le fourmillement de ces êtres, aux tailles si variées: le froissement des robes des femmes ou des chamans, le crissement des pièces d'armure Nordique, le cliquetis des bottes en bronze Miniennes, les babillages des nourrissons. Et de nombreux pleurs. Des pleurs qui semblaient ne pas savoir s'ils étaient de tristesse ou de soulagement, et portaient sans doute une part non négligeable des deux sentiments.
Puis, sans un bruit, une lumière déchira l'obscurité. Un point lumineux, vacillant au gré du vent, porté par une silhouette féminine au sommet du promontoire où s'élevaient les monolithes noirs des Pierres Dressées. La lumière de la torche révéla le visage grave, épuisé et marqué de Kiine. Ses yeux violets étaient baissés, et ses magnifiques cheveux blancs, coupés aux épaules, encadraient son visage encore juvénile, mais dont l'expression ne pouvait être celle d'une enfant. Une murmure parcourut la foule invisible amassée dans la vallée des Rives Blanches, et, de toute part dans la longue balafre, s'allumèrent de nouvelles lumières, petites torches scintillant avec faiblesse dans l'immensité obscure qui semblait vouloir les dévorer. En se tenant au sommet des grandes falaises blanches, on aurait trouvé ce spectacle tout à fait singulier et magnifique, comme si le ciel étoilé se reflétait sur les eaux plates d'un lac. Les lumières vacillaient, s'éteignaient, parfois, car il y avait du vent, et on entendit quelques jurons - prononcés dans une langue ou dans l'autre.
Kiine, du haut de son perchoir naturel, observait cette animation avec un regard vide. Elle attendait. Le vent faisait se balancer les mèches de ses cheveux, qui venaient lui caresser les joues avec une douceur rappelant celle, si rassurante, de la femme qui se trouvait derrière la fille de Kynareth. Sa mère adoptive, celle qui la rassurait dans les nuits d'orage, celle qui l'avait initiée au mantra, celle qui, plus que toute autre, l'avait entourée de sa chaleur. Une sourire se dessina sur le visage de Kiine à cette pensée, alors qu'elle se retournait pour fixer Actée.
La nymphe semblait comme endormie, paisible, sur son lit de bois posé au coeur du Cercle maudit. Son visage avait une expression paisible, calme, comme si elle pouvait se réveiller si Kiine faisait craquer une branche. Ses magnifiques cheveux azur s'étalaient en une cascade autour d'elle, rehaussant la simplicité de la courte robe blanche dont elle était vêtue. Ses mains étaient croisés sur son ventre, et le vent soufflant dans le tissu de son habit, donnant l'illusion du mouvement de sa respiration. Mais, Kiine ne se faisait pas d'illusion. Actée ne respirait plus.
Et ne respirerait plus jamais.
Car le Cercle avait prélevé l'immense prix de son pouvoir sans borne. Le Logophage avait sans doute oublié de préciser un tel détail, ou bien peut être l'ignorait-il simplement, la précédente utilisatrice du Cercle étant toute aussi démoniaque et immortelle que lui. Le coeur de Kiine se serra, et elle s'avança vers le bûcher. À l'opposé d'elle, Elpa, le visage creusé par les pleurs, en fit autant. Les mains des deux soeurs tremblaient en tenant leur torche, qui semblaient aussi vacillantes que leur volonté. Le regard de Kiine croisa celui, emplit d'empathie, de Yuriana, qui l'observait toute proche, au milieu des autres chefs, le bras en écharpe et se soutenant grâce à une béquille que sa jambe fracturée rendait nécéssaire. Ses yeux étaient, eux aussi, emplis de tristesse, mais tentaient de les cacher pour ne laisser paraître qu'un encouragement muet. Kiine lui sourit tristement en réponse, puis, en même temps que sa soeur, elle appuya sa torche sur le matelas de bois et d'herbe sèche sur lequel dormait paisiblement Actée.
Le feu, d'abord timide, avança prudemment le long des premières branches, avant de lentement prendre en confiance et se mettre à dévorer le lit funèbre avec l'appétit d'un Fenrir. Les flammes s'élevèrent vers les cieux nocturnes, projetant leur ombre chaotique sur les arbres et les roches du promontoire, sur les monolithes noirs des Pierres Dressées, sur les silhouettes immobiles des guerriers qui se trouvaient là.
Alors, dans toute la vallée, mille torches mirent le feu à mille bucher, dont les immenses flammes embrasèrent l'air des Rives Blanches et révélèrent ceux qui les entouraient de leur lueur flamboyante. Hommes, femmes, enfants; humain et non-humains; Nordiques et Miniens. Il y avait des gens de toute part et de toute horizon, brûlant, comme le voulait la tradition, leur morts dans un silence empli de respect et de tristesse. Les Nordiques iraient ensuite festoyer en souvenir de leur camarades partis rejoindre les Dieux. Ainsi était la tradition. Et ainsi furent les funérailles d'Actée, semblables à celles d'un Héros Nordique, car ouvrant le bal des bûchers.
Longtemps, les flammes s'élevèrent et les braises virevoltèrent dans le léger vent du printemps enfin bien installé. La senteur du feu et de la chair brûlée parvenait à peine à remplacer celle des pins embaumant l'air de la Vallée, et leur chaleur fut atténuée par la rosée se déposant avec douceur sur l'herbe folle et les tissus immobiles des participants à la veillée. Mais vint inévitablement le moment où les bûchers perdirent en force, et les humains se retirèrent de la vallée dans un silence bien plus relatif, laissant le temps à leur morts de rejoindre leur nouvelle demeure en allant fêter cet évènement. Les Miniens, eux, restèrent; ils attendraient que les dernières braises se soient éteintes, et récolteraient les cendres pour les donner aux familles des décédés, qui les enterreraient. C'était une coutume incompréhensible pour les Nordiques, mais ils la respectèrent.
Kiine ne bougea pas quand les Nordiques se retirèrent. Elle resta immobile, sa torche à la main, fixant d'un regard vide les flammes emportant le corps de son dernier vrai parent. Elle ressassait les évènements, ses erreurs, ce qu'elle aurait dû faire afin d'éviter un tel dénouement. Peut être que si elle avait emmené Freya avec eux... ou bien s'était servie du Luxuria... n'importe qui savant se servir d'une Relique, mais pas Actée. Kiine ne pouvait supporter sa disparition. Elle ne pouvait supporter tous les honneurs qui lui étaient faits, alors que sa victoire avait coûté la vie de sa mère. Elle serrait son poing libre jusqu'à en faire saigner sa paume. Sa colère n'avait plus d'autre cible qu'elle même.
Une main vint se glisser dans les cheveux désormais courts de la jeune guerrière, qui releva légèrement les yeux, et croisa le regard doux de Yuriana. Une nouvelle fois, sa simple présence parvint à dissiper la colère de Kiine. Cette dernière se laissa attirer dans la chaude étreinte de la Guerrière d'Hel, dont la douce respiration était bien plus agréable que l'irritante chaleur du feu. Le visage au creux de son cou, Kiine laissa les larmes venir, et Yuriana affermit son embrassade de son unique bras libre. Elles restèrent longtemps ainsi, duo d'ombre projetées sur la vallée par le feu qui luisait derrière elles.
-Tu es... une grande guerrière. Murmura Yuriana. Et une grande femme. Je suis sûre qu'elle est fière de toi.
-Peu importe, si elle n'est pas là pour me le dire... que vais-je devenir sans elle, Yu?
-Tu peux devenir ce que tu souhaite, Kiine. Tu n'es plus une enfant. Tu n'as plus besoin de son aide, et c'est pour ça qu'elle a su qu'elle pouvait partir... rejoindre celle qu'elle aime.
-C'est... je sais, mais... c'est tellement...
-Douloureux? Injuste?
Kiine ne dit rien, se contentant de se serrer un peu plus fort contre le corps de Yuriana. La tunique de cuir de la guerrière était rugueuse mais ferme, et laissait tout de même échapper son habituelle odeur mentholée.
-Actée aurait pu régner sur le Royaume le plus craint de l'histoire... continua Yuriana. Elle y serait morte il y a bien longtemps, tué par un de ses sujets qui aurait, de cette manière, obtenu la couronne du Chaos. Elle aurait alors rejoins les autres spectres du temple, ses restes scellés à jamais dans un sarcophage en pierre froid et humide. Au lieu de cela, elle est venue ici, vous a portées à bout de bras, toi et ta soeur, avant de vaincre une menace mortelle pour le monde entier. En mourant, elle a ainsi laissé disparaître tout droit de succession au titre de Roi de la Nuit, tout en sauvant la vie de celles qui comptaient le plus pour elle. Oui... je pense qu'Actée était heureuse de ce dénouement.
Kiine eut un rire nerveux.
-Tu en sais beaucoup plus que tu n'en donne l'impression.
-J'ai beaucoup parlé avec Elpa pendant que tu étais évanouie.
-Je vois. Elpa... est douée pour comprendre ce genre de choses. Elle devait savoir ce que comptait faire Actée, n'est ce pas? Elle savait... et pourtant, elle n'a rien pu faire. La bataille a dû être une torture pour elle.
Ce fut au tour de Yuriana de ne pas savoir quoi faire.
-J'aimerai croire que tout est fini. Murmura Kiine. Que tout ira bien, désormais. Mais je sais que ce n'est pas vrai. Les troupes draconistes ont fui, et on ignore où se trouve Salbisav, sans compter que...
Yuriana coupa court aux mots de Kiine en scellant ses lèvres aux siennes.
-Arrête. Ne pense pas. Tu n'as pas besoin de prendre ces responsabilités une nouvelle fois. Pas encore. Pour l'instant... profitons simplement du moment. D'accord?
La Guerrière d'Hel sécha une larme des yeux de Kiine d'un geste attendri, avant de glisser la main dans les cheveux courts de son amante.
-J'adore ta nouvelle coupe. Ajouta-t-elle avant de l'embrasser une nouvelle fois.
***
Le sang recouvrit son visage, et son champ de vision devint rouge. Crachant du sang, il se releva tout de même pour tenter de s'échapper, mais une intense douleur le frappa au creux du dos. Une gerbe sanglante vola et vint éclabousser l'un des immenses arbres de la forêt de Brocéliande.
Il n'avait plus la force de fuir. Il avait perdu trop de sang. Il avait mal. Tellement mal... la douleur lui vrillait la tête, et l'empêchait de raisonner: seule la peur mener son corps brisé, comme mue par une force naturelle cherchant à tout prix la survie.
-C'est fini. Claqua une voix terrible, glissant ses oreilles comme un serpent.
L'homme se retourna, et son champ de vision rencontra la silhouette qui avançait dans sa direction avec un calme nonchalant. Son immense épée luisait d'une couleur rouge, celle du sang - son sang - et, malgré les habits déchirés, la femme qui approchait n'avait pas la moindre blessure.
Salbisav cria et se laissa envahir par le mantra, et la brûlure de sa Relique se fit ressentir. Un immense mur de glace vint frapper le corp de Freya, qui se contenta de le sabrer comme n'importe quel ennemi, ce qui le brisa.
-Je n'arrive toujours pas à croire que tu ai réussi à t'emparer de l'Albafrost juste sous mon nez, Salbi... grinça-t-elle avec son habituel sourire sarcastique. Regardes tout ce que j'ai dû faire à cause de toi.
-Traitresse... cracha-t-il. Tu avais juré fidélité au Seigneur Numinex! Quand il te retrouvera, il te réduira en charpie.
-Numinex est un imbécile trop arrogant pour comprendre qu'il ne peut vaincre. Seul, il ne peut inspirer la peur que son père avait réussi à instituer pour dominer les races. Et toi... tu es un échec. Tu as réussi à obtenir les grâces du Grand Blanc, je me demandes bien comment! Mais ça n'arrivera plus... tu ne sais même pas tirer profit de ta Relique comme il le faut. Tu es faible, et les faible ne méritent pas le pouvoir.
-Attends! Nous pouvons encore...
Freya n'attendit pas la fin de la phrase et décapita le Grand Chef Draconiste d'un geste nonchalant. La tête vola et, de tout le corps de Salbisav, s'éleva une étrange fumée blanche qui s'évapora rapidement dans l'air. Freya sourit.
-Enfin... il est grand temps d'enfin retrouver ce qui m'appartient de droit.
La guerrière rengaina son épée, vérifia que la sacoche dans laquelle elle avait glissé les Reliques était bien fermée, et s'en alla vers le Nord.
Elle était suivie par une silhouette fantomatique.
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