Mines-sous-pont était déjà bien loin derrière les trois chevaux galopants ventre à terre dans les plaines encore gelées des Mines. Depuis longtemps déjà, avaient disparu le tumulte de la bataille, les éclats des combattants, les hurlements des citadins et les cris des mourants. Cependant, pendant un long moment, subsista dans les cieux derrière elles une haute colonne de fumée noire, funeste rappel des conséquences de leur passage dans la cité des Lettres et des Lumières... elle semblait aspirer toute la lumière du soleil et n'en paraissait que plus sombre sur la blancheur du ciel nuageux, et ne laissait que peu d'indications sur la situation en ces lieux, ou sur la réussite de leur plan et de l'action de Freya. Elles ne pouvaient que réaliser que l'attaque de l'immense Dragon noir avait sans doute laissé de profondes séquelles dans la ville, et espéraient que les dégâts avaient été limités. 

Actée était restée longtemps inconscience, basculant plusieurs fois de sa selle malgré les sangles qui devaient l'y tenir, sa longue chevelure azur retombant par mèches éparses sur la peau blême de son visage. Le sort n'avait pas duré; à peine une demi heure après leur départ au galop, les Reliques recommencèrent à émettre leur sourde vibration, et leurs voix tentatrices s'infiltrèrent une nouvelle fois dans l'esprit de leur porteuses qui, épuisés, soutenaient avec une morne résignation les chuchotements perçants des artefacts. La peur qui tiraillait le ventre des deux soeurs dirigeait toute leur attention sur leur environnement, craignant à tout instant de voir surgir les ailes noires du Tyran à l'horizon, et éperonnant en conséquence sans ménagement leur monture. Elles hésitèrent longuement sur la route à prendre, prises dans la fatigue de leur course effrénée et l'inévitable hystérie qui prenait peu à peu possession de leur raison.

-Il faut aller au nord! S'écriait Kiine. Il faut nous rendre sans attendre aux Rives Blanches, et y attirer le Dragon!

-Tu crois qu'il viendra seul? Répondait Elpa avec un calme agacé. Que crois tu que nous ferons, sans armée? Il faut aller au Nord-Est et rallier les troupes Helienne! Les Rives Blanches viendront plus tard.

-Si nous nous retrouvons à affronter ce monstre sans pouvoir utiliser le cercle des pierres dressées, nous sommes perdus! Asséna la guerrière aux cheveux neige. Nous retrouverons les troupes Odines en chemin, Yuriana est partie les rallier à notre cause.

-Ah! Fit Elpa avec un ton sarcastique. Les troupes Odines, dis tu? Crois tu que quiconque dans la Taiga d'Odin va nous rejoindre? Et qui? Odin, cet opportuniste qui n'attend que de s'emparer du trône depuis que Balta l'a écrasé à Mulbjorn? Qui d'autre? Père, peut être?

-Bien sûr! Père est, dit on, le Grand Chef des armées de Balta II! Si nous le lui demandons, il se joindra à nous sans hésiter. N'oublie pas qui il est! Le Tueur des Draconiste, le Vainqueur des Monts d'Alduin!

-Ah! La belle affaire! On voit qu'il les a bien vaincus, ses draconistes! Ironisa Elpa.

-Aaah! Tu es encore plus insupportable qu'avant, avec tes sarcasmes! S'écria Kiine. C'est l'influence de Freya, c'est ça? Ou bien ta rancune contre Père, qui n'a jamais daigné te reconnaître malgré ton admiration pour lui?

Le regard que lui lança Elpa fit savoir à sa soeur qu'elle avait touché un point sensible.

-Je suis simplement plus réaliste que toi, comme d'habitude. Trancha froidement Elpa. Quand, au juste, cet homme que tu appelle Père a-t-il été là pour nous? Quoi que nous fassions, il a toujours été comme un étranger, un vieil alcoolique qui débarque quand il a envie de tirer son coup avec son ancienne conquête, en jetant des regards faussement chaleureux au fruit de cette union malsaine! Qu'a-t-il fait pour nous, a part fournir quelques gouttes de son immonde semence, je te le demande? Tu crois qu'il bougerait le petit doigt? Ah! Il n'a même pas daigné venir à l'aide de Maman! Maman, et tous ses guerriers, qui mourraient en défendant la tribu! Qui saignaient, criaient, gémissaient, tombaient sous les flèches ou les sorts, mais restaient accroché au doux espoir de renforts qui n'arriveraient jamais! Noon, ce n'est pas qu'il n'a rien fait pour nous... il a fait bien pire que ça. Il a délibérément ignoré l'aide que sa propre famille attendait de lui! Il... il a tué Maman! Il l'a assassinée de son absence après l'avoir torturé pendant des années de son indifférence! Il lui a asséné le coup de grâce comme un baron exécute une sentence, sans même se salir du sang des condamnés ni même prendre la peine de sortir de son fort pour voir l'échafaud! C'est... un meurtrier! Un traître! Une raclure qui ne mérite qu'une chose, s'étouffer avec les responsabilités qui lui tiennent tant à coeur!

Elpa tremblait de rage, elle si calme et secrète en temps normal. Elle sembla elle même réaliser tout ce qui était sorti de ses pensées les plus profondes malgré elle, et jeta un regard mauvais à la Relique entre ses mains, qui semblait se moquer d'elle par son immobilité. Kiine ne savait quoi dire... elle n'avait pas grande affection pour son père, mais ne le haïssait point. À vrai dire, elle était assez indifférente à son égard, comme une connaissance lointaine qu'elle ne connaîtrait pas assez pour émettre un quelconque avis à son sujet. Elle avait remplacé dans son coeur ce père absent par Actée bien longtemps auparavant et n'en souffrait pas le moins du monde, mais elle savait que ce n'était pas le cas d'Elpa, qui, encore récemment, considérait la nymphe comme une intruse. La jeune rousse adorait sa mère, tout autant que son père. Elle ne voulait qu'être reconnus par eux, et son admiration pour eux ne pouvait supporter de les voir séparés, et surtout de se voir ignorée... Orgnar ayant été le plus froid et distant, c'est par esprit de contradiction bien puéril qu'elle voulait absolument lui plaire... elle ne s'était senti que plus trahie par sa disparition définitive.

« L'amour et la haine sont deux faces d'une même pièce » pensa Kiine. « On passe de l'une à l'autre avec une facilité déconcertante... »

Cependant, la décision du chemin à prendre n'avançait pas, tandis que le croisement inévitable où elles allaient devoir choisir dans quelle direction élancer leur chevaux au galop approchait à grand pas. Le dilemme semblait impossible à régler... mais se rendre aux Rives Blanches sans la moindre garantie de recevoir le moindre renfort sembla finalement la pire idée, et les guerrières bifurquèrent vers le Nord-Est.

Durant leur longue chevauchée, elle ne firent pas halte dans les quelques bourgades miniennes qu'elles croisèrent, craignant toujours d'attirer l'attention de potentiels espions, mais surtout d'attirer les draconistes sur d'autres civils qu'elles devraient alors protéger tour en combattant. Cependant, il leur semblait ne voir aucune trace de leur poursuivants... elles étaient dans l'ignorance absolue de tout ce qu'il se passait. Si la rumeur de l'attaque de Mines-sous-pont les avaient dépassées, elles ne le surent pas; elles ne surent pas plus ce qui était arrivé à la cité, et encore moins à Freya. Elles ignoraient où en était la guerre civile, et où se trouvaient les troupes Heliennes. Et même si elles désiraient à tout prix combler toutes ces lacunes, elles se convainquirent qu'elles n'y pouvaient rien car elles ne parlaient pas un mot de Minien, et qu'elles n'auraient rien pu apprendre dans les auberges qu'elles croisaient, Actée étant toujours inconsciente. Elles dormirent à la belle étoile - du moins, tentèrent de le faire, car le stress bien plus que le froid et le gel les en empêchaient. Elpa partait parfois aux environs du campement ramasser quelques herbes, et concoctaient quelques potions sous l'oeil attentif et étonné de sa soeur. Il lui semblait évident que ce n'était pas un savoir acquis auprès d'Actée, et encore moins de leur mère. L'ombre de Freya planait encore...

Actée se remettait peu à peu. Elle avait visiblement grandement sous estimé la puissance nécéssaire pour user de sa technique sur les Reliques. Elles semblaient fatiguée, épuisée, et, surtout, vieillie... malgré les ans, le visage d'Actée avait quasiment conservé l'apparence qu'il avait lors de son arrivée... fin, long, avec ses immenses yeux, ses oreilles pointues et son sourire. Pas une ride n'avait barré ce visage qui semblait encore respirer la jeunesse d'une jeune femme dans la vingtaine. Pourtant, les deux soeurs savaient qu'elle était bien plus âgée. Elles ignoraient combien de temps vivaient les Nymphes, mais il semblait évident que l'ancienne Reine de la Nuit avait largement dépassé cet âge, probablement au moyen des nombreux secrets encore enfouis sous le couvert des arbres de Brocéliande.

Mais depuis la mort de Kynareth, Actée avait semblé plus âgée, comme si les évènements avaient rappelé à son corps que sa jeunesse était définitivement passée. Elle semblait plus mature, comme une femme s'approchant doucement de la quarantaine. Depuis son évanouissement, elle semblait plus en avoir cinquante. Ce n'étaient pas des marques de vieillesse comme des rides... plutôt la pâleur de plus en plus cireuse de sa peau claire, ses cheveux azur moins éclatants qu'ils ne l'étaient, ou les regards hagards et vides d'une personne frappée soudain par la dure réalité des années passées. Actée reprenait peu à peu des forces, oui, mais il était évident que ces épreuves lui pesaient. Inquiètes, les soeurs reprirent la route sans tarder, sur les traces des troupes Heliennes, parties vers le Nord comme il en avait été décidé.

Cependant, quand la petite expédition atteint l'ancien lieu de campement duquel Kiine et Actée étaient parties déjà presque deux semaines auparavant, elles constatèrent que le lieu n'était pas vide. Au milieu de l'herbe encore marquée des anciens emplacements des tentes, du piétinement des guerriers, des restes des cuisines et des traces de sabot ou de pattes des montures, brûlait un feu, placé bien en évidence, autour duquel campaient quelques silhouettes sombres. La pulsation régulière qu'elles émettaient indiquait que, parmi elles, au moins une maîtrisait le mantra, et n'en cachait nullement la puissance...

-Je crois qu'on nous a retrouvées... murmura la guerrière aux cheveux de feu.