Numinomachie XIII
Au petit matin, Lefko retrouva Kiine en train de seller son cheval. Actée, elle, discutait longuement avec une vieille femme, au milieu d'un petit cercle de dignitaires Miniens à l'allure grave. La jeune Nordique ne leur prêta qu'un court instant d'attention, avant de reporter son regard sur Lefko qui, le visage baissé, semblait sur le point de pleurer.
-J'aimerai tant partir avec toi... murmura-t-elle dans un souffle, tandis que Kiine glissa l'une de ses mèches noires derrière son oreille d'un geste tendre.
-Moi aussi... répondit la fille de Kynareth dans un souffle. Mais pour l'instant, c'est impossible. Je pourrai t'enlever, là, maintenant, et fuir à cheval jusqu'à des terres ou plus personne ne pourrait t'atteindre, mais... je vais au devant de mille dangers, et j'ignore à quelle nouvelle épreuve les dieux me confronteront chaque jour qui passe. C'est... une vie dangereuse.
-Elle est préférable à celle d'une esclave dont le seul but chaque jour est d'avaler les pénis de ses clients en souriant... répondit l'Opaline avec un sourire amer. Mais je comprends, Kiine... comme je te l'ai dit, tu ne dois pas me faire passer avant tes responsabilités. Elle sont bien plus importantes, et... plein de gens comptent sur toi et te font confiance. Mais plein de gens s'inquiètent également pour toi... et j'en fais partie.
Ces mots firent apparaître dans l'esprit tourmenté de la jeune Nordique le regard acéré de Yuriana, et ces paroles évoquant les mêmes responsabilités, et les mêmes inquiétudes.
-Kiine... murmura précipitamment Lefko alors que la cours commença à s'agiter, annonçant la proximité du départ. Peu importe si tu ne reviens pas me chercher, je veux juste que tu saches que... je ne t'oublierai jamais.
-Ne jamais te chercher? Je t'ai fait une promesse Lefko... et une vraie Nordique ne saurait briser une promesse.
Kiine enjamba la croupe de son cheval d'un geste agile, avant d'ajouter:
-D'autant que, comme me l'a toujours appris Actée... les promesses ne sont pas sans conséquence. Qui sait ce que me réservera l'avenir si je viens à la briser?
-Dans ce cas...
Lefko passa une main derrière sa nuque, relevant son savant chignon que Kiine avait pourtant sauvagement détaché au cour de la nuit pour mieux se noyer dans leur senteur de lavande. Là, elle détacha les deux lanières de tissus qui retombèrent sans demander leur reste, révélant à la foule sa poitrine nue.
-Lef... qu'est ce que tu fais! S'écria Kiine en regardant autour d'elle.
Cependant, personne ne semblait leur porter grande attention. Voir la poitrine d'une prostituée n'avait, en effet, pas grand chose d'étonnant pour tout habitué des lieux, et l'idée qu'un certain nombre d'entre eux l'avaient déjà vue, voir même caressée, mis Kiine hors d'elle. Lefko, elle, n'y portait pas la moindre attention et, détachant les deux lanières de son pagne, elle en tendit une à Kiine.
-Tiens... prends en grand soin, grande Guerrière, c'est le seul bien que je puisse te donner car je n'en possède pas d'autre.
-Lefko...
Cela dit, la jeune Opaline saisit l'autre bande de tissu et, d'un mouvement habile, l'enroula autour de sa poitrine pour la nouer dans son dos, cachant ainsi ses formes au yeux du monde et de Kiine.
-C'est peut être presque mieux ainsi... se félicita-t-elle en faisant une rapide inspection de son apparence.
-Et surtout... cela cache à la vue la marque qui défigure ton dos. Répondit Kiine. Considère cela comme... une première partie de ma promesse!
Les portes de la cours s'ouvrirent, et Actée y dirigea son cheval, suivie de près par sa fille.
-Au revoir, belle Lefko.
-Adieu, belle Kiine... puisse tes combats toujours être victorieux!
***
La chevauchée jusqu'à la sortie de la ville sembla bien courte à Kiine. Il lui semblait que la distance entre elle et Lefko s'agrandissait bien trop vite. Actée vint cependant mettre un frein à ses pensées dès leur sortie de la ville.
-Il est temps que je t'en dise plus sur ce qui nous attend à la Bibliothèque, Kiine.
-Hum? Ne pouvais-tu pas en parler avant que nous partions?
-La situation de la ville est moins bonne que je l'espérais. L'ecclesia fait gonfler les voiles des mouvements anti-nordiques, et nous avons été surveillées dès notre entrée dans la cité. Mines-sous-pont est bien plus une ville d'artistes et d'érudits qu'une ville de guerriers, et beaucoup d'entre eux n'auraient probablement pas apprécié apprendre que nous nous rendons dans leur repère sacré...
-Sacré? Il semble pourtant bien éloigné des portes de la ville.
-Et à raison... c'est une antre de la connaissance, mais, comme tu l'as sans doute compris, elle n'est pas située à l'orée de Brocéliande sans raison... les Mines-pontois sont en amour devant ce lieu, mais craignent les choses qui sortent parfois de la forêt. Je ne peux pas dire que je ne les comprends pas, remarque.
-Mais comment font ceux qui s'occupent de la bibliothèque, dans ce cas? Se barricadent-ils derrière leurs murs, ou bien pactisent-ils avec ces forces?
-Ni l'un, ni l'autre, car la Bibliothèque n'est tenue que par un seul être... et celui ci n'a rien de Minien, ni même d'humain. À vrai dire, il n'a rien de tout ce que tu as croisé et croisera au cours de ta vie.
Le regard d'Actée se fit grave.
-J'ai évité de t'en parler plus tôt, car je ne voulais pas te mettre encore plus de pression sur les épaules que celle que tu as déjà... mais il est nécéssaire que tu saches à quoi nous allons être confrontées. Les Miniens l'appellent le Logophage, mais il est plus généralement nommé le Bibliothécaire, et c'est un démon.
-Un... démon?
-J'ignore quelle est sa nature précise, son origine ou son but réel. Tout ce qu'on sait, c'est sa passion sans limite pour l'amassage de connaissances... il veut tout savoir sur tout, posséder un exemplaire de chaque livre dans ses immenses rayons, et... marchande chaque information en échange d'une nouvelle... mais ses marchés sont parfois dangereux. L'avantage, c'est qu'il n'aime guère la compagnie et se terre au plus profond de son dédale, ce qui laisse une grande partie des rayons libre d'accès pour les érudits.
-Tu as déjà eu affaire à lui?
-Une fois, oui. J'étais... hum... c'était à l'époque où j'étais Reine de la Nuit. Il se dégageait de cet endroit un aura toute particulière du Chaos et j'en ai été très intéressée. Je crois qu'il n'a que peu apprécié mes injonctions...
Le silence retomba sur le duo, tandis qu'elles pressèrent leurs bêtes à un léger trot afin de gagner du temps. Chaque instant, le mur noir formé par l'orée des bois grandissait, et les sons naturels de la vie semblaient s'étouffer. Le bruit du vent s'estompa, tout comme les piaillement des oiseaux... les nuages d'un noir de geais s'amoncelaient dans le ciel. Actée mena sans hésitation sa monture sur le chemin bien tracé, semblant mener directement dans la bouche béante de ce monstre végétal et hostile. Finalement, au détour d'une petite colline, apparu une immense bâtisse...
C'était la chose la plus étrange que Kiine est jamais vu. Tout y était biscornu, branlant, comme si un enfant s'était amusé à attacher ensemble plein de maisons de styles totalement différents ensemble, mais sans prendre la peine de vérifier la solidité de l'édifice. Une aile principale semblait présenter une porte d'entrée, mais le toit de cette longue maison en pierre était fendu en son milieu pour laisser pointer une tour de bois, de laquelle repartait un long couloir en brique menant à une seconde aile, empiétant sur le sud de la principale et, celle ci, plus haute que longue, mais dont la couleur vert flambante jurait avec la sobriété de pierre de la première. Ainsi, en continuant vers le nors, le sud, et l'ouest, se créait un enchevêtrement incompréhensible de tours, corps, ailes, couloirs, toits, murailles, sans le moindre sens logique apparent.
-Hâtons nous. L'ecclesia se réunit ce matin, et la plupart des érudits s'y trouveront. Plus vite nous en finirons, mieux ce sera. Annonça Actée, un air résolu sur le visage.
Actée arrêta sa bête devant les imposantes portes et l'y attacha par les rennes à une poutre prévue à cet effet, puis entra sans plus de cérémonie, suivie par Kiine. L'intérieur était encore plus chaotique que l'extérieur. Su sol au plafond, s'alignaient des dizaines, non, des centaines d'étagère réparties aléatoirement, posées les unes sur les autres dans un équilibre précaire que seules les imposantes toiles d'araignées semblaient maintenir en place. Partout, ce n'était qu'échelles, escabeaux et cordes de grimpe, comme si la recherche de la connaissance en ces lieux pouvait se rapprocher de l'alpinisme pratiqué par certains lors des fêtes en l'honneur d'Himlen, au Havre Céleste. Mais Kiine prit surtout conscience de la nécessité de s'en référer au maître des lieux... chercher la moindre information dans ce chaos de connaissance devait prendre au bas mot des années.
-Bien... exposa Actée. Il s'agit maintenant de trouver le Bibliothécaire. Il ne se montrera pas si il ne le désire pas, mais plus on s'enfoncera, plus la probabilité qu'il nous tombe dessus grandira. Prends cette craie blanche, et, à chaque tournant, à chaque échelle que tu prends, à chaque nouvel endroit, marques en l'étagère la plus proche d'un signe sur ta droite. Ainsi, tu pourras ressortir en les gardant toujours sur ta gauche.
-Nous nous séparons??
-Oui. Cela augmentera nos chance de rencontre, et... il est rare qu'il se montre aux groupes. Ce qui explique sans doute aussi pourquoi autant de personnes entrent dans ces rayons sans jamais en ressortir.
Kiine déglutit.
-Un autre conseil, peut être? Un moyen de le combattre? De marchander?
-Il n'est pas possible de marchander. S'il exige quelque chose, il n'en démordra pas... quand à le combattre, je te l'interdit. Il a un contrôle absolu sur ce lieu, et sa puissance dépasse ce que tu peux imaginer, alors ne joue pas les téméraire. N'oublie simplement pas de... camoufler tes émotions. Le mantra est une seconde nature, chez lui. Il sentira tes mensonges, et tentera d'extirper ton savoir sans ton accord pour le coucher sur le papier... Maintenant, prends cette lanterne et allons-y! Je pars sur la droite... vas donc à gauche. Et bonne chance.
Kiine se trouva très vite oppressée par tous ces livres, ses colonnes de bois se refermant sur elle et ces espaces si clos et exigus qu'il lui fallait traverser. L'odeur de la poussière lui donnait mal à la tête, mais surtout, surtout, cette vibration continue et sinistre dans le mantra lui donnait la chair de poule et les mains moites... il n'y avait pas âme qui vive en ces murs, et pourtant chaque livre semblait receler une part de mantra, comme si l'âme de son écrivain s'y était retrouvée enfermée. La lente pulsation semblait émaner d'un endroit, perdu, loin, au coeur des rayonnages infinis... perdue dans ce dédale, Kiine perdit rapidement toute notion du temps. Son étrange lanterne brillait faiblement d'un éclat jaunâtre sans jamais faiblir, et Kiine ne désirait pas vraiment apprendre par quel mécanisme elle brûlait - si elle brûlait vraiment. La gorge de la guerrière se serra un peu plus lorsqu'elle marcha sur un os - un tibia humain, plus précisément, appartenant au corps d'un malheureux enterrés partiellement sous une pile de livre traitant de la vie après la mort... Kiine se sentit soudain observée et tendis sa torche derrière elle, dégainant dans le même mouvement à moitié son épée, mais si quelque chose l'avait observée depuis le sommet des rayonnages derrière elle, cette chose s'était enfuie au milieu du mic mac qui s'empilait jusqu'à un plafond si lointain qu'il était invisible aux rayons de la faible lanterne. Kiine enjamba un coffre empli de savoir visiblement très précieux, rampa sous une étagère particulièrement mal placée, se glissa dans l'unique interstice entre deux piliers circulaire portant des stèles gravées dans une langue inconnu dans des alcoves. Et la lente pulsation devenait chaque instant un peu plus forte... Kiine se dirigeait vers sa source, d'un pas moins assuré chaque seconde passante, surveillant chaque recoin de cette bibliothèque infernale qui en était bien trop rempli. L'air semblait électrisé par la pulsation du mantra, et des vagues de sensations et émotions indistinctes traversait le corps de la guerrière. Bien que brouillonnes, Kiine en comprenait bien la nature: de la souffrance, de la peur, des pleurs, des regrets... tant d'émotions négatives portées par le flot de ce pouvoir si néfaste et chaotique traversant chaque parcelle de son être. Une goutte de sueur perla lentement sur son front, et, pour se rassurer, Kiine repensa aux courbes du corps nu de Lefko, à sa douce odeur de lavande et à ses lentes caresses. L'image fut remplacée par celle de Yuriana, des rossées que cette dernière lui avait infligées tout en se précipitant vers elle quand elle tombait, de ces nuits passées à observer les étoiles côte à côte, de leurs longues discussions enflammées à propos du mantra, de la politique, de l'histoire ou tout simplement du temps qu'il faisait.
À ces pensées, Kiine réalisa à quel point la Guerrière d'Hel lui manquait... et un sourire se dessina sur son visage.
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