Numinomachie VI
Kiine méditait, assise au pied d'un grand pin. Au loin sous ses yeux, s'étendait à perte de vue l'immensité des plaines de mines, parsemée de ses quelques forêts de feuillus, de ses innombrables champs, et des fumées de ses myriades de cité rivales, désormais unies sous la bannière d'un empire en perdition. Balta était mort, et la lutte pour sa succession embrasait tout l'empire, sans compter les inévitables révoltes opportunes. Le bruit courait qu'au sud, les cités bordant l'immense golfe du pont se réunissaient en une alliance historique avec les cités voisines de Mines-sous-pont et d'Herkanim, et ce malgré la haine légendaire opposant depuis toujours les cités des Mines à celles du Pont. Plus effrayant encore, il se disait que les généraux de la légendaire cité de Minékorpis, à l'est, se préparaient à partir en guerre. La simple mention de leur armée faisait trembler le plus courageux chevalier des baronnies, et emplissait de crainte et d'excitation tout guerrier nordique... Pourtant, rien de cela n'avait d'importance aux yeux de Kiine. À dire vrai, le sort de cet empire qu'elle avait pourtant toujours connu lui importait bien peu en cet instant. Seul brûlait au creux de sa poitrine un feu brûlant, une haine infinie et une colère sans borne envers le plus grand danger parcourant ces terres, et que pourtant chacun se plaisait à ignorer. Les tribus tombaient sous les assauts des troupes draconistes les unes après les autres, et la Taiga d'Odin résonnait des cris des enfants apeurés et des guerriers mourant, alors qu'une odeur acre de brûlé semblait s'y installer progressivement.
Et pendant ce temps, ni la faction de Balta II, ni celle d'Odin VII n'avaient fait le moindre effort pour endiguer cette progression, préférant s'embourber dans une guerre civile dans laquelle chacun attendait que l'autre aille s'écraser contre les remparts de boucliers draconiste pour mieux l'achever. Kiine ne pensait pas qu'un empire dont les prétendants se montraient aussi lâches méritait de survivre. Seul comptait pour elle désormais la protection de ceux qui lui étaient chers, et, à terme, l'éradication de la menace draconiste... alors, tant bien que mal, la jeune fille contenait toute cette rancoeur accumulée au creux de sa poitrine, comme une fiole qu'on aurait scellé par un puissant sort de peur que son contenu en soit jamais libéré. Et l'unique couvercle ayant pu maintenir fermé cette fiole explosive qu'était Kiine, était Yuriana.
La Guerrière d'Hel observait son amie, adossée à quelques pas derrière elle à un autre pin. Telle une fidèle statue gardienne protégeant à jamais l'entrée des tombeaux nichés au coeur des déserts d'Atamac, Yuriana veillait, immobile, sensible à la moindre perturbation du mantra, vigilante à tout ce qui entourait le duo, mais surtout au bouillonnement de Kiine elle même. Son entrainement allait bon train, mais acquérir une maîtrise en autodidacte n'avait rien d'une tâche aisée, et Yuriana le savait bien. Pour autant, Kiine s'entrainait chaque jour avec une determination en fer trempé, et ses coups étaient emplis de fureur autant que de désespoir. Les combats que menaient les jeunes femmes l'une contre l'autre étaient chaque jour plus longs, plus intenses, plus dangereux... mais c'était le meilleur moyen de libérer la frustration de Kiine, et Yuriana était la mieux placée pour s'y frotter sans risquer de perdre sa vie en même temps que tout le sang de son corps.
-Yu... l'interpella Kiine, brisant le long silence.
-Mm?
-Qu'est ce que ça fait d'être Guerrière d'Hel?
Yuriana n'eut pas besoin de plus de mots pour comprendre le tracas se cachant derrière la question de son amie. Délaissant le couvert de l'orée des bois, elle vint s'asseoir aux côtés de Kiine, une jambe pliée nonchalamment tout en s'adossant au vieil arbre.
-C'est... pas facile tous les jours, évidemment. Je suis le centre d'attention de tout le monde, chacune de mes paroles et de mes décisions ont un impact significatif sur la politique de la région, et aucune n'est prise sans me consulter auparavant... sans compter le fait que je doive sans cesse me montrer digne de ce titre qui m'a été attribué. Je ne peux simplement me reposer sur mon pouvoir, je dois sans cesse l'affuter.
-C'est beaucoup de responsabilités...
-Ouais. On peut dire ça.
Un silence plana, avant que Yuriana n'ajoute:
-C'est probablement moins lourd que ce que tu portes actuellement.
Un sourire amer glissa sur les lèvres de Kiine.
-Ne dis pas ça. Je suis juste la voie d'une vengeance sourde. Personne ne m'oblige à rester, à chasser ces envahisseurs. Je ne suis pas plus irremplaçable qu'un guerrier expérimenté, malgré le pouvoir dont les dieux m'ont fait don. Toutes ces responsabilités, c'est moi qui choisi de les porter.
-En quoi cela allège-t-il leur poids?
Kiine ne sut pas que répondre, alors Yuriana continua.
-Tu sais, Kiine... on dit souvent que je parle peu. Que je suis taciturne, que je ne suis pas franche, que j'ai tendance à... tout cacher.
-Tu as un tel côté, c'est vrai, mais ce n'est pas prépondérant. Tu es toujours là pour me parler ou m'écouter, et...
-Justement, Kiine. Tu es bien la seule. À force de voir chacune de mes actions scrutée, chacun de mes mots utilisé, chacune de mes pensées décortiquées, j'ai juste fini par toutes les cacher. En ne disant rien, plus de risque de déclencher une guerre entre deux clans rivaux par erreur, pas vrai? Mais avec toi... tout me semble tellement plus simple. Pas d'intrigue, pas de complot, juste... ta jeunesse, ta candeur. Ta franchise, aussi. Quelque chose, en tout cas, qui fait que je ne me sens pas obligée de m'ouvrir à toi... j'en ai envie. J'ai envie de t'aider même si cela peut chambouler les affaires de la Taiga d'Hel, je veux te protéger même si cela implique de mentir au monde entier. Tu... as cet effet là sur moi, Kiine. Et si tu l'as sur moi, alors tu l'as sur beaucoup d'autres, sans doute...
Un demi sourire perça l'habituel visage clos de Yuriana.
-Ces responsabilités, Kiine, tu ne te les ai pas mises seules sur le dos. Ce n'est pas vrai. Ce n'est pas toi qui t'es dites, un jour: « tiens, et si j'éliminai le dernier bastion du pouvoir des dragons? ». Les gens ont naturellement confiance en toi, parce que tu es la fille de la grande Kynareth, certes, mais aussi parce que tu les inspire. Tu portes en toi un pouvoir qui semble à même de réussir cette tâche impossible, tu montre la détermination de le dompter malgré les épreuves... quand nous sommes parties ensemble du Havre Celeste, tu étais juste une curiosité, une étrangère, une enfant pour tous les guerriers d'Hel. Mais maintenant que cette guerre a débuté, tu es un symbole.
-Mais je n'ai rien fait du tout pour être cela!
-Les gens ont besoin de symbole, Kiine. Peu importe ce que tu n'as pas fait. Cela leur donne de la force, du courage. C'est pour cela que toutes ces responsabilités sont poussées sur tes épaules. Tu es l'âme de cette guerre contre les dragons, car tu porte le sang des Dragonicides.
-Elpa aussi...
-Mais Elpa n'est pas là.
-Si elle avait été là, se tiendrait-elle à ma place? Lui tiendrai-tu le même discours?
-Je ne connais pas bien ta soeur, mais elle est elle et tu es toi, Kiine. Tu as un pouvoir différent, tu as une présence, tu es importante. Ce n'est pas simplement une question de lignage... alors ne pense pas que tes responsabilités soient moins lourdes parce que tu as l'impression d'avoir un contrôle sur elles. Et ne rabaisse pas la charge qui est la tienne; je suis bien placée pour savoir son poids...
Kiine resta un long moment sans mot dire, ressassant les paroles bien sage de Yuriana. Leur quelques années de différences ne suffisaient pas à expliquer cet écart de maturité, pensa-t-elle. La Guerrière d'Hel avait simplement été forcée à grandir plus vite de par la fonction qui lui avait été échue... Kiine se laissa aller à poser sa tête sur l'épaule ferme de son amie, et une légère odeur mentholée vint envahir ses narines.
-Yu...
-Mm?
-Tu te parfume, maintenant?
Cela eut l'effet d'un électrochoc sur la jeune femme qui tenta de se justifier en garder une composition.
-C'est... enfin comme je t'ai dit, les apparences comptent beaucoup... et mon rôle... euh... les trajets sont longs et épuisants, et...
Kiine éclata d'un rire cristallin. C'était bien la première fois qu'elle voyait son amie gênée, et le spectacle n'était pas pour lui déplaire, mais elle regretta que la jeune femme se soit écartée si brusquement d'elle. Son épaule était pourtant confortable, et sa légère odeur envoutante...
La gêne disparu immédiatement du visage de Yuriana en un instant, et elle retrouva son habituelle expression sévère et taciturne.
-Quelqu'un vient du camp.
Kiine jura, se maudissant d'avoir laissé échapper sa concentration... elle aurait dû elle aussi sentir l'arrivée du nouveau venu, par automatisme. Elle ne devait pas laisser son entrainement un seul instant...
-Ô Yuriana, Guerrière d'Hel! S'exclama le guerrier essoufflé, dont le bas du visage était dévoré par une imposante touffe de barbe qui cachait mal une imposante cicatrice. Guerrière Kiine!
-Qu'y a-t-il, guerrier? A-t-on aperçu les troupes draconistes?
-Non, Guerrière d'Hel... c'est... vous aviez demandé à être avertie immédiatement, alors... la nymphe s'est réveillée.
Kiine bondit sur ses jambes. Le contenu du flacon bouillonna plus fort que jamais. Yuriana lui saisit l'épaule: elle n'allait pas la laisser déborder... elle était le sceau chargé de la contenir, après tout.
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