Triss sentit sa cheffe se tendre avant même que la tribu de Kynareth ne soit en vue. Elle jetait régulièrement des coups d'oeil à travers l'épais manteau de pins qui entourait ses troupes, et vers les monts d'Alduin tout proches, d'où semblaient encore provenir les echos des batailles qui y avaient été menées.

-Tout va bien, Dragonicide? Demanda timidement la jeune guerrière.

-Mmm. Il y a quelque chose d'étrange.

-C'est à dire?

-Je ressens de violentes vibrations. Comme si une bataille avait lieu, toute proche... ou a eu lieu. Difficile à différencier. Fais dire aux troupes d'être prêtes à combattre.

-Bien.

La colonne continua sa marche forcée, dans le silence le plus absolu et en redoublant de prudence, jusqu'aux premières lueurs de l'aube. Enfin, les portes de Kynareth apparurent. Elles étaient grandes ouvertes. Et devant elles, gisaient une terre imbibée de sang de laquelle on enlevait encore les corps pour les jeter au bûcher. Bataille il y avait bien eu, mais les défenseurs de la Tribu se tenaient fièrement sur leurs ramparts, portant bien haut leurs emblèmes à tête de renard.

-Par tous les dieux, que s'est-il passé ici? Demanda la cheffe Barida, venue rejoindre Kiine en tête de colonne.

-J'ai peur de le comprendre. Murmura Kiine avec noirceur, alors que la chevelure rousse d'Elpa s'avançait vers eux au milieu du champ de bataille.

Elle était grand sourire, chose rare pour cette soeur quelque peu taciturne et renfermée. Ses longs cheveux volaient au vent, brillant de leur reflets roux comme une flamme vive. Elle portait une armure légère, ainsi que sa hache au flanc, bien en vue.

-Ma très chère soeur! Bienvenue chez toi! S'exclama-t-elle.

-Merci de ton accueil, Elpa, mais j'ai bien peur de ne pas être porteuse des meilleurs auspices. Ma présence pourrait te mettre en danger, toi et la tribu.

-À n'en pas douter, en effet. Mais rassure toi: je ne partirai pas, moi. Je suis en vie, et je compte bien le rester. Ce qui n'est pas le cas de notre ennemi.

C'est là que Kiine le vit. Orgnar. Plantée sur une pique au dessus de la porte, sa tête était exposée aux éléments et à tous ceux qui passaient par là. La Dragonicide se mura dans un silence en observant les restes de celui qu'elle avait tant haï, et qui, pourtant, était parti avant qu'elle n'ait eut le temps de s'occuper de son cas.

-Aujourd'hui, un Kesjare est mort. Clama Elpa. Il est grand temps que sa couronne soit transmise.

-Si tel est la raison pour laquelle tu m'attends ainsi devant tes portes, rassures toi, Elpa. Tu as tout mon soutient pour ta prise de fonction. Dit Kiine d'une voix blanche, ayant encore du mal à réaliser que, face à elle, se tenait les restes de la dernière confrontation, et qu'elle n'y avait pas pris part.

-Moi? Ah! Jamais de la vie. Gérer ma tribu est déjà assez d'ennuis pour moi, je n'ai aucune envie d'hériter d'un rôle si lourd. De plus, j'ai assassiné l'ancien Kesjare, mon propre père. Tu es la Dragonicide, je suis une parricide. Et tu as rallié les tribus d'Hel à ta cause, Kiine. Si quelqu'un apporte son soutient à une candidature, c'est moi à la tienne!

-Mais... je n'ai aucune envie de diriger. Dit amèrement Kiine. Tout ce que je veux, c'est... c'est...

Kiine se tut, et le regard inquiet de Triss se posa sur elle. Comme la guerrière blonde le pensait, sa cheffe avait cessé de vivre à l'instant où Yuriana s'était éteinte entre ses bras. Elle s'était tenue debout depuis grâce à la force de sa haine et de sa volonté de vengeance, mais celle ci venait de s'éteindre avec la mort d'Orgnar. Que pouvait désirer la coquille vide qu'elle était sans cette vengeance, désormais? Kiine ne le savait pas. Elle étais perdue. Elle ne ressentait aucune plaisir ni aucun accomplissement à voir la tête d'Orgnar sur un pieu. Elle se sentait simplement vide.

Triss vint se placer à ses côtés.

-Dragonicide... l'Empire a besoin d'une dirigeante comme vous. Une dirigeante capable de réunifier toutes les terres Nordiques, et pas seulement par les armes.

-Je ne suis pas à la hauteur d'une telle tâche.

-Vous vous en êtes montrée parfaitement digne, pourtant. Coupa la cheffe Barida. En tout cas, ma tribu vous suivra, et je sais que je suis loin d'être la seule à vouloir en faire ainsi. Pas vrai?

Des cris retentirent dans la colonne de guerriers Heliens. Une haie d'honneur se forma, et on porta Kiine au travers de la tribu, on la parada, un peu malgré elle, mais elle finit par se laisser aller à sourire et porter par l'euphorie du moment.

Cette euphorie allait la mener à la tête du plus grand Empire du monde.

***

-Que fais tu, Kesjarinna?

-Arrête de m'appeler comme ça, Elpa... soupira Kiine en fixant les eaux pures du lac.

-Pourquoi? Tu es maintenant officiellement l'impératrice de tous les Nordiques. La toute première! Même Odin n'y était pas parvenu.

-Tu parles... la plupart ne me reconnaissent même pas comme telle. Tout cela va finir en une énième guerre de succession.

-Je ne pense pas. Fit remarquer Elpa. Tu es la Dragonicide, après tout. On y réfléchit à deux fois avant de s'en prendre à toi.

-Tu es trop optimiste, Elpa.

-Non, je suis la plus pessimiste, comme d'habitude. Mais mon point de vue est réaliste. Il est temps que tu réalise que tu sais mener les gens.

-Mener des troupes n'est pas suffisant! Père ne savait faire que ça, et je doute qu'on puisse considérer qu'il a été un bon dirigeant.

-Et nous savons toutes les deux que tu ne feras pas comme lui.

Kiine soupira longuement, et glissa ses pieds nus dans l'eau claire du petit lac.

-C'est ici qu'Actée nous a mises à l'épreuve pour la première fois. Fit remarquer Elpa. Tu te souviens?

-Oui... c'est également ici que Yu et moi... cela semble si... lointain. Comme une autre vie.

Elpa se tut. De toute la semaine que Kiine avait passé à la tribu de Kynareth, c'était la première fois que le nom de sa compagne était évoqué. La Dragonicide ressemblait à un spectre, se laissant peu à peu dépérir, privée de raisons de continuer à aller de l'avant. Elle errait, livide et morne, dans les rues de la bourgade tard le soir, comme attendant le retour d'une amante qui ne reviendrait bien sûr jamais. Elle était couverte de gloire et de responsabilités, mais rien ne parvenait à l'arracher à sa triste solitude, et la froideur de sa couche la blessait plus que jamais depuis la mort de Yuriana. Sa soeur pensait que devoir s'occuper de l'Empire lui permettrait de remettre de l'ordre et du sens dans ses journées, mais il fallait admettre que les épreuves avaient abîmées la jeune femme de manière irreversible.

-Kiine... la vie... la vie continue. Finit par dire Elpa. C'est aussi dans ce lac que Maman et Actée venaient souvent se baigner et s'entrainer. Elles ne sont plus là, mais il nous faut tout de même aller de l'avant. Je suis sûre que ni elles, ni Yuriana n'aimeraient te voir te morfondre ainsi sur ton sort.

-Évidemment... je... je le sais parfaitement. Mais... c'est dur. C'est... si dur, Elpa.

-Je sais.

Les pieds de Kiine bougèrent légèrement, brouillant la surface miroitante du lac par une myriade de rides, comme si, lui non plus, ne pouvait rester aussi beau et jeune éternellement. Le temps passait. Les âmes allaient et venaient, et seules celles qui survivaient avaient à supporter la douleur des disparitions.

-J'ai... rencontré un démon. Dit finalement Kiine après un long silence. Avant de te retrouver à Brocéliande. Et... il m'a dit que... je portais... que nous portions... le sang d'une démone.

Elpa fixa sa soeur de ses grands yeux verts imperturbables.

-J'en doute.

-Il a dit que... Alice, la compagne de Dovah, le premier Dragonicide, était une démone. Sa lignée est la notre, de par notre père. Nous sommes du sang de cet être du chaos, que nous le voulions ou non. De son sang maudit. De sang... Abyssal, a-t-il dit. Tu... crois que...

-Je ne pense pas qu'une quelconque malédiction soit nécessaire pour expliquer ce qui nous arrive, Kiine.

-Pourtant... il serait facile de le croire.

-Trop facile. De mauvaises choses arrivent tous les jours, et ça n'a rien à voir avec une malédiction quelconque.

-Peut être... il m'a également prédit qu'une nouvelle ère approchait à grands pas. Une ère de changement. Et qu'il devait s'y préparer...

-Kiine... tu passes trop de temps à ressasser les élucubrations d'un démon. Cesse. Nous sommes enfin en paix... enfin en sécurité.

-Et j'ai tout un empire à gérer. Gémit Kiine. Tu es sûre que tu n'en veux pas?

-Pour rien au monde.

-Mais tu vas tout de même m'aider?

-Bien sûr. Autant que possible. Quelle va être ta première décision, en tant que nouvelle Kesjarinna?

Kiine marqua un moment d'hésitation.

-Fonder une ville, je pense...

-Une tribu?

La jeune Kesjarinna répondit par la négative.

-Une vraie ville. Qui ne portera pas mon nom, et qui sera construite pour durer à tout jamais, et rappeler la victoire sur les Dragons. Je la fonderai aux Rives Blanches, et elle sera la capitale du plus grand Empire que la terre ait jamais porté.

-Et comment comptes tu la nommer, cette ville?

Un sourire fendit le visage de Kiine. Le premier vrai sourire depuis si longtemps, que ses joues s'en engourdirent, comme si elles en avaient oublié la sensation au cours des longs mois de guerre.

-Cette cité se nommera... Yurena.