Le Destin du Kesjare XXXV
-Kesjare! Les troupes Heliennes traversent les Rives Blanches!
Le messager avait brisé le lourd silence qui pesait dans la grande salle de la tribu de Kynareth. Elpa ne releva pas les yeux de son plat, et planta violemment son couteau dans le morceau de viande qui baignait dans son écuelle. Orgnar, lui, se retourna vers le guerrier en fronçant les sourcils.
-Tu es sûr de cela, mon jeune ami? demanda-t-il. Il est bien tard pour mener ses troupes au combat.
-Les éclaireurs sont sans appels, Kesjare. Certains ne sont pas revenus.
-Etrange... Kiine semble agir de manière bien étrange. Tout d'abord, elle attend plus que de raison aux portes d'Arga, me laissant ainsi le temps d'organiser mes troupes, et maintenant elle fonce tête baissée? Vraiment étrange... ça ne lui ressemble pas.
-Comme si tu savais ce à quoi elle ressemble. Ricana Elpa.
Orgnar tourna son regard vers sa fille, qui, comme à son habitude, jouait avec la lame de sa dague.
-J'ai bien observé les rapports de ses différentes batailles. Ce genre de comportement ne lui ressemble pas. A moins, bien évidemment... que vous n'ayez conclu un arrangement préalable.
-Tu doutes toujours de moi, père. Mais j'ai tenu promesse. Je n'ai rejoins aucun de vos deux camps avant que tu ne me forces la main.
-A d'autres... tu avais également promis que tu ne la laisserai pas entrer en Taiga d'Odin en conquérante. C'est un peu tard, tu ne crois pas?
Elpa ne répondit pas. Mais le regard qu'elle lança à Orgnar quand ce dernier se retourna pour transmettre ses ordres au guerrier était plus noir que les nuits sans lune.
-Elle vient probablement ici, quémander l'aide de sa soeur. Nous allons faire comme convenu et lui tendre un piège. Ordonnez aux troupes de se camoufler dans les monts d'Alduin. Lorsque nous aurons enfermé les dirigeantes dans les murs et que nous nous serons occupés d'elles, vous déferlerez sur les troupes stationnées hors des murs. Et ainsi, nous mettrons fin à cette guerre qui s'éternise.
-Tu sembles bien sûr de toi, Orgnar. Commenta Elpa. Même sans leur armées, les cheffes Heliennes ne se laisseront pas faire facilement.
-Cette part là du plan t'incombe, Elpa. Tu souhaite ne pas participer à la guerre? Très bien. Soit. Tu ne participeras pas à la bataille. Mais en punition pour tes multiples insubordination, c'est toi qui sera chargée de capturer ou d'exécuter les cheffes.
-Tu me demanderai donc de tuer ma propre soeur.
-Je ne te force à tuer personne, cheffe Elpa. Je préférerai grandement que Kiine survive, je n'ai jamais voulu la voir s'opposer ainsi à moi.
-Tu aurais sans doute dû m'écouter au lieu de faire assassiner sa compagne dans ce cas là.
-Sa réaction vis à vis de cette petite amourette est disproportionnée. Commenta Orgnar. La raison d'état m'a dicté mes ordres afin d'affaiblir Hel. La mort de la Guerrière d'Hel était nécessaire, et je suis triste que cela ait fait souffrir ma fille. Mais il en est ainsi. Si Kiine n'est pas capable de séparer la raison d'état de ses propres émotions, elle ne sera jamais capable de diriger qui que ce soit. Ce qui tombe plutôt bien, puisque c'est toi qui est destinée à me succéder, et non elle. Mais avoir la Dragonicide face à moi m'a mis dans une position politique délicate. Elle compte réclamer ce trône de toi, qui en est pourtant la digne héritière. Ne lui fais pas de cadeau, cheffe Elpa.
-Des cadeaux? Ah! Comme si elle m'en avait déjà fait. Elle a toujours été la favorite de Maman et Acté. Elle a toujours tout réussi si facilement... même cette guerre. Je ne comptes pas lui faire le moindre cadeau, Kesjare.
-Très bien. Sourit-il. Mais essaie de ne pas la tuer, pour autant. Je ne souhaite pas sa mort. Même si je sais qu'il sera probablement difficile de la tenir compte tenu de la puissance qu'on lui prête - probablement surestimée, si on me demande mon avis.
Un demi sourire se forma sur les lèvres d'Elpa. Elle claqua des doigts, et un guerrier s'approcha d'elle.
-Où en est la préparation du piège?
-Les troupes Impériales se sont retranchées sur les hauteurs, cheffe.
-Bien. Dit Orgnar. Nous n'avons plus qu'à attendre. Je comptes sur toi pour bien jouer ton rôle. Ce soir, tu me prouves que tu es dignes de ma succession. Ce soir est le soir de la défaite de nos ennemis.
-Bien sûr, Kesjare. Laisse moi simplement te poser une question avant que tu ne nous quittes. Est-ce à cause de la raison d'état que tu étais absent lorsque les draconistes ont attaqué? Lorsque Balta est mort? Lorsque Maman a été massacrée? Pendant que j'ai été trainée jusqu'à Brocéliande par une folle? Lorsqu'Actée s'est sacrifiée aux Rives Blanches? Pendant que Yuriana et Kiine parcouraient le monde afin de le défendre contre les forces qu'elles ont elle même réveillées, inconsciente qu'une d'entre elles n'en reviendrait jamais?
Orgnar resta muet. Son regard questionnait Elpa, qui le fixait, immobile, le visage dépourvu de la moindre étincelle d'émotion.
-Nous avons déjà évoqué ce sujet bien trop souvent, Elpa. Ce n'est ni le moment, ni l'endroit.
-Ce n'est jamais le moment ni l'endroit avec toi, Orgnar... alors écoute bien. Si c'est le genre de responsabilité qu'implique cette couronne que tu tente de me faire accepter, alors je la refuse.
Orgnar fronça les sourcils. Ce genre de plaisanterie ne l'amusait vraiment pas.
-Cesses ce petit jeu, Elpa, car ça ne m'amuse pas la moins du monde.
-Moi, au contraire, je m'y plais beaucoup. Allumez le signal.
L'un des guerriers stationné à l'entrée de la salle sortit en trombe en entendant cet ordre, comme s'il l'avait attendu toute la soirée. D'autres guerriers de la tribu vinrent s'amasser aux portes de la salle de tribu.
-Que signifie tout cela? Demanda Orgnar en se levant, et en se tournant, accusateur, vers Elpa.
-Du calme, mon cher père. Tout comme tu l'as si bien dit, ce soir est celui où nous défaisons nos ennemis. Je crois simplement que nous n'avons pas les mêmes. Bjorn!
Sans laisser le temps au Kesjare de réagir, l'un des guerriers situés à la porte dans le dos de l'Empereur s'approcha et planta un poignard dans son dos. Avec un cri étranglé, Orgnar s'effondra sur la table à manger, renversant les plats, les assiettes et les couverts tout en tentant d'ôter la courte lame enfoncée dans son dos.
-Vois tu, continua Elpa sans se soucier de la situation, et en engloutissant une nouvelle tranche de viande, Bjorn a toujours été fidèle à l'Empire, tout comme ses parents. Pourtant, sa tribu a été rasée par les draconistes. Ses parents exécutés comme des chiens. Sa soeur violée. Tout cela, au nom de ta raison d'état. Sylvia!
Les autres guerriers de Kynareth étaient entrés dans la salle. L'une d'entre eux s'avança et, avec violence, planta un long stylet dans le bras du Kesjare, le clouant sur la table.
-Sylvia, pour le coup, a été violée par lesdits draconistes. Elle attendait que toi, en tant que chef des armées, puis Kesjare, tu fasse un détour par sa tribu toute proche du campement de ton armée pour venir les aider. Tu n'as rien fait; tu as attendu qu'Odin le fasse à ta place, et il ne l'a pas fait. Résultat, cette tribu n'existe plus, et Sylvia en est la seule survivante.
-E... Elpa... grogna le vieil homme. Espèce... de...
-Aristène!
L'homme qui s'avança n'avait rien d'un Nordique. Il avait le port et les traits fins des Miniens, malgré ses atours typiques de la Taiga d'Odin. À l'aide de son gourdin, il écrasa la jambe du Kesjare qui se rompit dans un craquement immonde, accompagné du cri de son propriétaire.
-Comme tu l'imagines, Aristène n'est pas Nordique. Pourtant, il fait partie de l'Empire... tu as pillé avec beaucoup de méticulosité sa cité de Dorean, quand elle s'est révoltée, faisant disparaître toute raison qu'il avait d'y rester... et de ne pas t'en vouloir. Et enfin... Phobon! Nikaïa!
Le jeune Pontois et l'ancienne servante s'approchèrent du Kesjare. Phobon était tremblant de haine, ses yeux fous semblaient vouloir désintégrer le corps de l'Empereur. Il serrait la main si fort sur son arme que les jointures de ses doigts blanchissaient. Nikaïa, quant à elle, fixait le corps ensanglanté avec une répulsion difficilement traduisible en mots. Ses bras ballants le long de son corps svelte semblaient manquer de bien de force pour pouvoir asséner un coup de poignard. Ses tremblements étaient incontrôlables, mais une main rassurante de son compagnon lui permit de reprendre lentement de son calme.
-Phobon était un très bon ami de Yuriana. C'était son frère qui a mené la guerrière d'Hel et Kiine au travers du Golfe du Pont sur le bateau où il est devenu la victime collatérale de ta raison d'état. Nikaïa, quant à elle, devait la vie sauve à Yuriana. Elle l'a épargnée et tirée des geôles de Mines-sous-pont, quand bien même elle avait été payée pour la tuer. Tu vois, Orgnar, tous ces gens sont ceux qui ont été brisés par tes choix. Et il y en a d'autres, que je n'ai pas le temps de te présenter, mais qui ne souhaitent tous qu'une chose: planter leur lame dans ta chair, et te porter le coup fatal. Tu vas probablement me faire remarquer qu'on ne gouverne pas sans faire de sacrifice. C'est peut être vrai... mais tu as oublié une chose, Orgnar. La plus importante. C'est à toi de te sacrifier pour ton peuple, avant l'inverse. Car il se retournera contre toi dès qu'il le pourra autrement.
Nikaïa planta son couteau dans le dos d'Orgnar, Phobon vint perforer violemment son épaule. Les cris du Kesjare retentirent dans la grande pièce, mais cela ne fit qu'attiser la colère et l'appétit de vengeance des conjurés. Elpa termina son morceau de viande, et s'essuya la bouche avec lenteur.
-En ce moment même, les troupes de l'alliance du Nord prennent les tiennes à revers. Elle vont refluer le long des pentes des monts d'Alduin, mais trouver les portes de la tribu closes. Si elles résistent assez longtemps, elles verront peut être même les Heliens venir les achever. C'est la fin de cette guerre, en effet, Orgnar. Elle n'a que trop duré. Et ta vie aussi.
-E... elp... aaa... ma... ma fille... p-pour... quoi... crachota l'Empereur.
Elpa le fixa comme on fixerait un insecte avant de l'écraser.
-Tu l'ignores toujours, Orgnar? Toi qui me connais si bien... toi qui m'a abandonnée alors que je t'aimais et t'admirais tant. Toi qui a brisé le cœur de maman. Toi qui l'a lâchement abandonnée quand elle avait besoin de toi! Toi qui n'a pas esquissé un seul geste pour seulement savoir si j'avais survécu! Toi qui a laissé Actée mourir par dépit, toi qui a assassiné lâchement Yuriana dans son sommeil et qui a plongé par la même occasion ma sœur dans les abysses du désespoir! Tu OSES me demander pourquoi tu es en train de te vider de ton sang sur ma table? Ha... hahaha! Haaaa, c'est trop drôle. Hilarant... tu es la malédiction de notre famille, Orgnar. Le fait de simplement te voir me donne la nausée, le souvenir de l'admiration que je t'ai portée un jour me donne envie de m'ouvrir les veines! Il n'y a pas de mots assez fort pour exprimer le dégout, la haine, que j'ai pour toi!
S'approchant avec une lenteur calculée malgré la violence de ses propos, Elpa écarta les guerriers qui s'étaient groupés autour du corps sanguinolent du Kesjare tout en glissant sa hache hors de sa ceinture.
-Kynactis. Murmura Elpa, comme appelant le prénom de l'arme pour la réveiller. Le nom de mes deux mères. Une arme qui porte la volonté de leur amour, de leur lien, de leur confiance, même au delà de la mort. Elles n'auraient sans doute pas aimé te voir finir ainsi. Surtout Maman. Je crois qu'au fond, elle t'aimais toujours beaucoup. Avoua-t-elle avec un demi sourire.
Le sourire disparu immédiatement pour laisser place à un vide absolu d'émotion.
-Pas moi.
La hache siffla dans l'air et claqua. La table du repas servit de billot. Une gerbe de sang alla éclabousser les murs, tandis que la tête du Kesjare alla rouler sur le sol. Le corps, maintenu par les poignards le transperçant se détendit, comme libéré. Sans s'attarder plus sur son geste, Elpa retourna s'asseoir sur son siège, en essuyant le tranchant de son arme avec une tendresse toute particulière.
-Dire que j'ai nourri ce porc sous ton toit, Maman... je suis désolée. Je suis vraiment une sale gamine qui t'en fais voir de toutes les couleurs. Bon! Apportez moi quelques fruits, j'ai faim! Et faites moi nettoyer ce bazard. Ça fait désordre. Il faut que tout soit parfait pour accueillir notre future Kesjarinna.
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