Le Destin du Kesjare XXXII
-Plus haute, ta garde.
Les épée claquèrent l'une contre l'autre dans un vacarme désagréable, et Triss fut obligée de reculer sous le violent assaut de Kiine.
-Ne recule pas, te me laisse la place pour prendre de l'élan. Ça ne sert à rien de grimacer! Campe toi mieux sur tes jambes!
-J'essaie!
La lame de la Dragonicide glissa au travers de la défense de l'aide de camp et vint frapper de son plat sa tempe, l'étourdissant légèrement, ce qui suffit à Kiine pour la faucher et l'envoyer au sol.
-Tu n'essaie pas assez. Conclut-elle.
-Tu es juste trop forte pour moi, Dragonicide. Répondit-elle avec un ton morne.
-Personne n'est trop fort à l'escrime. Ce n'est qu'une question d'entrainement.
Triss eut aimé y croire, mais elle en doutait. Pour elle, Kiine était tout simplement d'un autre niveau, entrainée au combat depuis l'enfance, puis par la meilleure bretteuse helienne en la personne de Yuriana. Il n'y avait rien de plus à comprendre dans son excellent maniement de l'épée, au point qu'on la voyait souvent se jeter sur le champ de bataille une arme à chaque main, ignorant la nécessité d'un bouclier malgré le chaos.
-Peut on faire une pause? Demanda Triss en soufflant, épuisée.
Kiine sembla sincèrement surprise par la demande, mais haussa les épaules en signe d'acceptation, et alla boire à sa gourde. Son apprentie soupira longuement. Elle avait bien du mal à croire qu'elle était plus âgée que sa maîtresse quand elle se faisait vaincre si facilement, au point où s'en était presque déshonorant. Les cours du vieux Vultgard, dans sa tribu natale, n'étaient pourtant pas si mauvais, à ce qu'il lui semblait. Les parades et coups qu'elle y avait appris lui avaient sauvé la vie plus d'une fois sur le champ de bataille; mais avec Kiine, c'était un immense horizon de coups inconnus qui s'ouvrait à elle - et qu'elle devait retenir.
Cela faisait presque une semaine que les heliens campaient devant Arga. Comme elle l'avait annoncé, Kiine attendait Suriana. Elle était déterminée à régler une fois pour toute l'opposition qui les déchiraient depuis le début des conflits. En effet, une sorte de compétition implicite s'était installée entre elles, comme un concours de celle qui vaincrait le plus - compétition que Kiine emportait largement au goût de Triss, mais ce n'était apparemment pas l'avis général. Si la Dragonicide n'avait pas subi les revers de son homologue helienne, c'était aussi qu'elle n'avait pas dû faire face au gros des troupes impériales comme Suriana, qui s'était démenée comme une lionne malgré plusieurs échecs cuisants pour repousser ces envahisseurs en surnombre hors de la Taiga d'Hel, alors que Kiine en était sortie depuis longtemps déjà et avait rallié plusieurs cités miniennes à sa cause. Les partisans de Suriana se basaient souvent sur ces faits: la cheffe d'Hämnd avait fait face à un danger bien plus grand, sans bénéficier d'importante aide extérieure.
Pour autant, ça ne ternissait pas l'aura de Kiine. Les troupes heliennes étaient polarisées entre ces deux personnalités, occultant largement les autres cheffes de guerre qui pouvaient s'y illustrer. C'était une situation intenable pour beaucoup, comme un choix draconien à effectuer entre la peste et le choléra: une disciple d'Hämnd ou une Odinienne. Le choix était difficile pour beaucoup, mais il ne faisait pourtant aucun doute que la tension entre les deux femmes était le principal facteur de tension au sein des armées d'Hel, désormais - les piques de Suriana à l'encontre de sa rivale étant connues de tous, car largement répandues et exagérées par la rumeur.
Tout cela, Kiine comptait y mettre fin là, à l'entrée de la Taiga d'Odin, un choix aussi symbolique que critiqué, car en mettant fin à sa puissante et rapide avancée, elle laissait le temps aux troupes impériales de se réorganiser, et de préparer la défense de la Tribu. Kiine le savait. Cela ne semblait pas l'inquiéter, malgré l'évidente erreur stratégique que cela représentait - une erreur que sa rivale ne manquerait pas d'exploiter. En attendant l'arrivée de cette dernière, les troupes heliennes et leurs alliés prenaient un repos bien mérité. Les guerriers affutaient leur lame émoussée par tant de combat, les guerrière graissaient leur armure, les forges tournaient à plein régime pour les réparations, et tous sans exception profitèrent du répit pour s'adonner à quelques jeux ou autres occupations d'ordinaire si futiles en temps de guerre. La vision du camp empli de cette activité frénétique semblait apaiser l'esprit tourmenté de la Dragonicide.
Triss n'osait pas vraiment questionner sa nouvelle protectrice. La plupart du temps, elle se contempler de l'assister en silence, ou tour simplement d'être là. Mais cela lui convenait parfaitement. La présence de Kiine, à défaut d'être apaisante, procurait un sentiment de sécurité. Il était difficile de croire que quiconque puisse jamais l'arrêter. C'était en partie pourquoi son immobilisme à l'entrée de la Taiga d'Odin étonnait la guerrière, malgré son respect pour la Dragonicide. Elle leva les yeux vers cette dernière, sentant que l'heure de la pause touchait déjà à sa fin, et faillit gémir en imaginant déjà la volée de nouvelles blessures qui l'attendaient.
-Si la cheffe Suriana ne venait pas, combien de temps allons nous attendre ici? Lança précipitamment, espérant repousser ainsi au moins un peu l'échéance.
-Suriana ne te sauvera pas de l'entrainement. Debout! Je ne tiens pas à que tu sois un poids sur le champ de bataille.
Triss gémit, se releva et se mit en garde. L'attaque ne se fit pas attendre. Une estocade, une longue attaque, quelques parades rapides, et un énième coup vint sonner la guerrière blonde qui s'effondra la tête en avant.
-Déjà? Demanda Kiine.
-Je... suis fatiguée, Dragonicide.
Cette dernière soupira longuement, et s'assit sur un rocher proche, son épée plantée dans le sol entre ses jambes écartées. Le long manteau noir devait bien la protéger contre le froid et l'humidité de ce début de soirée.
-Quelle relation as-tu avec ton père, Triss? Demanda Kiine de but en blanc.
-Eh bien... ce serait difficile à dire...
-Conflictuelle?
-Plutôt... inexistante.
Devant l'air soudain intéressé de la Dragonicide, Triss se rattrapa.
-Parce que je n'en ai pas. J'ai été conçue par deux femmes.
-Tu n'es pourtant pas d'Hämnd.
-Hämnd n'a pas le monopole sur ces techniques! Rit Triss. Disons simplement... qu'elle sert leur idéologie, quand ailleurs en Taiga d'Hel, c'est juste un moyen de reproduction.
-Je me demandais comment cela fonctionne... murmura Kiine. Enfin... ça n'a plus d'importance.
-Il faut faire appel à une sage. Commença Triss comme si elle n'avait pas entendu. Elles sont formées dès leur plus jeune âge au mantra et aux techniques d'accouchement. La sage doit attendre que les deux femmes aient leur cycle menstruel en adéquation, autrement ça ne fonctionne pas, pour une raison qui, je l'avoue, m'échappe un peu. Elle leur fait alors boire deux potions, et fait se baigner les amantes dans de l'eau purifiée pendant trois jours. Après cela, il se passe une série de trucs magiques...
-Tu ne peux pas être plus précise?
Triss se frotta le front, essayant de rappeler certains de ses lointains souvenirs.
-Il me semble que la sage doit guider l'eau afin de faire se rencontrer... des sortes d'oeufs. Puis les guider jusqu'aux ventres des femmes. Quelque chose comme ça.
-Il n'y a donc aucune relation sexuelle?
-Je crois que ça peut faciliter le rituel, mais j'avoue ne pas vraiment en connaître les implications. Tout ce que je sais, c'est que si ça marche, les deux femmes tombent enceintes.
-Les deux?
-Oui. C'est une des raisons pour lesquelles les tribus d'Hämnd ont conquis si vite une part de la population. Cependant, les enfants sont nécessairement des filles.
-Tu as donc une soeur.
-Oui. Elle... est sage, justement. Ma mère l'était, et elle lui a transmis tout son savoir. Avant... elle était très malade, et...
Triss se tut.
-Et ton autre mère?
-Les Impériaux.
Un silence tomba. Puis, Kiine prit la parole.
-Je vais tuer mon père. Clama-t-elle finalement.
Triss se redressa. C'était bien la première fois que la Dragonicide parlait d'elle.
-J'ai longuement hésité vis à vis de ce que j'allais faire de lui. J'ai hésité. J'ai douté. Et je doute toujours. Mais je n'arrive pas à lui pardonner. La simple évocation de son nom déclenche une rage en moi que je ne peux ni ne veux contrôler. Je le tuerai de mes mains, malgré tout ce que cela implique. Je n'y prendrai aucun plaisir. Mais je ne serai pas libre tant que je ne l'aurai pas fait. Et l'âme de Yuriana non plus.
-Pourquoi... me dire ça?
-On se ressemble, d'une certaine manière. Tu me fais penser à celle que j'étais avant... tout ça.
Triss tenta d'imaginer la Dragonicide comme elle: un peu naïve, pleine d'espoirs et de vie, mais également un peu perdue dans un monde qui s'était bouleversé trop vite. Elle essaya d'imaginer son visage sans cette expression froide, mais avec un grand sourire joyeux.
Elle n'y parvint pas.
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