Le Destin du Kesjare XXX
Triss parcourut le champ de bataille, enjambant les corps entassés et les flaques de boue rougie. La jeune guerrière frissonna en croisant le regard vide d'un guerrier Odinien, dont le crâne avait été fracassé d'un coup de hache. Elle ramena une mèche de ses longs cheveux blonds devant son visage pour camoufler ce spectacle à sa vue. Elle ne voulait voir que les visages, pas les blessures... mais c'était impossible. Dans l'enchevêtrement des corps, il était difficile de retrouver qui que ce soit. Chaque cadavre qu'elle reconnaissait était un poignard de plus planté dans sa poitrine, les autres amenaient la peur que les suivants lui soient connus. Son visage était fatigué, épuisé de la longue lutte qui durait maintenant depuis des mois pour repousser les envahisseurs hors de la Taiga d'Hel. L'été avait laissé place à l'automne et l'hiver, et les neiges commençaient à fondre pour laisser apparaître les premiers bourgeons fleuris, là où le feu et la mort n'avaient pas tout détruit. Désormais, les forêts profondes de la Taiga d'Hel étaient loin derrière eux, mais l'avance était difficile et lente. L'Empire disposait de ressources immenses, mais avait des difficulté à combattre les maîtres du mantra qui constituaient le fer de lance des forces Heliennes. De plus, la présence de Kiine la Dragonicide, fille du Kesjare, à la tête des troupes Heliennes avait porté, dès son arrivée au début de l'automne, un coup au moral des Impériaux. Les dissensions internes à l'Empire avaient également donné un avantage décisif au Heliens durant plusieurs batailles majeures, notamment celle de Minékorpis, durant laquelle l'ancienne rivalité entre la cité Minienne et celle de Belles-Mines, alliée principale de l'Empire, avait éclaté lorsque les célèbres hoplites à la cape rouge s'étaient retournés contre leur maîtres pour venir grossir les rangs des Heliens. Ce scénario avait eut lieu à plusieurs reprises, et, quand ce n'était pas une aide officielle, cela n'empêchait pas des volontaires de partir rejoindre les troupes de Kiine, simplement par admiration de la Grande Cheffe des armées Heliennes du Nord.
Triss repéra la Grande Cheffe, debout, droite comme un i, au bout du champ de bataille, observant, à l'horizon, les pics noirs des Monts d'Alduin. Kiine semblait aussi âgée qu'elle, bien qu'elle soit d'au moins cinq ans sa cadette. Elle avait toujours une expression grave et renfermée, parlait peu, et menait ses troupes à la bataille avec une rage et une violence rarement égalée. Bien que souvent moins expérimentée que les chefs ennemis en terme de stratégie, les charges dont elle prenait la tête étaient réputées pour pouvoir percer toute formation, et son pouvoir impressionnant causait toujours des dommages irréparables dans les troupes ennemies. La Grande Cheffe Kiine ne reculait jamais. Elle ne laissait dans son sillage que des champs de batailles. Elle était crainte et respectée, mais tous ces sentiments semblaient ne pas pouvoir l'atteindre. Elle restait stoïque, à regarder vers l'horizon. Certains disaient qu'elle n'avait pas enlevé son armure depuis le début de son combat, portée par un voeu de vengeance. D'autres affirmaient qu'elle menait cette guerre afin de prendre la place de son père à la tête de l'Empire. Triss distribuait joyeusement de bonnes baffes aux supporters de cette dernière théorie fumeuse.
Triss admirait sa cheffe plus que tout. Elle l'avait suivie depuis la libération des Tribus du nord de la Taiga d'Hel, où elle attendait avec désespoir la libération du joug impérial. Pas une seule fois, Kiine n'avait exprimé son désir de diriger. Elle voulait simplement se battre, se venger, et menait sa barque avec une froideur et un courage indiscutables. Triss admirait les profil si noble de la Dragonicide, la distance qu'elle gardait autant avec le pouvoir qu'avec le succès, sa hargne au combat et son calme serein en dehors de celui ci. Elle adorait la voir observer le coucher de soleil à l'ouest, tous les soirs, en direction de sa propre patrie, en compagnie de ses deux Fenrirs, devenus aussi légendaires qu'elle. Elle était celle qui avait vaincu Numinex, le Nouveau Tyran! Celle qui avait été la compagne de Yuriana la Corneille, plus puissante guerrière d'Hel! Et elle était bien au delà de tout ce que Triss avait espéré d'elle avant de la rencontrer.
Pourtant, la guerrière helienne se demandait souvent à quoi ressemblerait sa cheffe si elle souriait. Elle maintenait une certaine distance avec tout le monde, renforçant ce sentiment d'inaccessibilité qui faisait aussi sa renommée. Elle n'affichait jamais d'autre expression que son visage fermé et intense, même en cet instant où, face au soleil couchant, surplombant et tournant le dos aux restes de la bataille qu'elle venait de gagner, elle fixait les premiers arbres marquant la frontière entre les Mines et la Taiga d'Odin. Triss la fixait, fascinée, comme à son habitude. Elle aimait voir la Dragonicide dans cette position, et tentait, chaque soir, d'entrapercevoir ses cheveux blancs baignés dans l'ocre du soleil mourant. Cette fois-ci, cependant, les choses allèrent différemment.
-Tu es bien insistante.
La constatation froide de la guerrière Odinienne ne pouvait être adressée à nulle autre que Triss, qui l'observait discrètement en contrebas de la petite bute où se tenait Kiine, car il n'y avait personne d'autre que les deux gros loups somnolent à ses côtés. La guerrière blonde, surprise, eut un pas de recul, doutant tout de même que cette voix s'adresse à elle, simple soldate dans cette vaste armée. Mais lorsque les yeux violets vinrent se poser sur elle, elle ne put pas en douter plus longtemps. Malgré leur apparente indifférente, Triss avait l'impression de sentir le feu qui brûlait derrière ces pupilles mauves. Elle ne sut pas quoi répondre, pétrifiée sur place, alors que son idole daignait lui adresser la parole. Son coeur battait la chamade, et elle sentit des frissons la parcourir de part en part.
-Si une simple parole de ma part te met dans cet état, c'est que tu ne te maîtrise pas suffisamment. Ajouta la Dragonicide, en retournant à son observation de la longue plaine.
-Je... suis à même de me défendre sur un champ de bataille! Protesta la jeune guerrière, non sans balbutier.
-La vie est un champ de bataille. Si tu baisse ta garde parce que tu n'es pas au coeur d'une mêlée, alors tu mourras. Ainsi en va le monde.
Ces paroles correspondaient bien à l'image que Triss se faisait de la grande Guerrière. Elle continua à l'observer en silence, attendant avec impatience un autre mot de sa part, quel qu'il soit - mot qui ne vint pas. Triss déglutit alors, et prit la parole.
-Ô Dragonicide... p-pourquoi aimes tu autant regarder le soleil se coucher?
Le regard de la cheffe de guerre sembla passer au travers d'elle, comme si elle n'était pas vraiment là. Un soupire lui échappa tour de même, et elle parla.
-Je médite sur la signification du crépuscule.
Sa réponse était mystérieuse, mais Triss se tut, attendant plus. Un long silence s'écoula.
-Parfois, je me demande s'il n'a pas raison. Murmura-t-elle. Ce monde est déjà empli de chaos. Il serait si facile de céder à toutes les promesses qu'il peut offrir, tu ne trouves pas?
Triss ne sut trop que répondre.
-Les chamans disent que pour toute goutte de chaos il y a une goutte d'ordre.
Un spasme qui pouvait s'apparenter à un léger rire sarcastique parcourut le corps de Kiine.
-Mais bien sûr... l'équilibre, c'est ça? Pourtant, les disciples de l'ordre sont plus rares que les Reliques elles même. Personne ne peut contenir le Chaos. Personne ne peut empêcher le Crépuscule... et quand on observe un coucher de soleil, on peut comprendre pourquoi personne ne le veut. Regarde ces couleurs chatoyantes, brûlantes... regardes ses rayons se déverser sur les cimes de la Taiga... on pourrait presque croire qu'elle est en feu. Quel magnifique spectacle...
Triss resta immobile, n'osant monter sur la bute pour observer elle aussi le feu qui, jusqu'à la disparition de l'astre, dévorait la Taiga d'Odin. Les deux femmes restèrent immobiles jusqu'à la disparition de la dernière lueur solaire dans les cieux des Mines. Finalement, Kiine se retourna.
-Toi. Ton nom. Lança-t-elle.
-M-moi?
-Qui d'autre?
-J-je suis Triss, fille de Merim.
-Très bien, Triss. Puisque tu sembles tant aimer me regarder que tu y passes tes soirées, tu vas devenir mon aide de camp.
-T-ton... mais... et Sylgia?
Triss blêmit à l'idée d'être opposée à Sylgia, la voluptueuse aide de camp nommée par les cheffes d'Hel, autant pour assister la Dragonicide que pour la surveiller. La noirceur de ses lèvres n'avait d'égal que la taille de son orgueil - démesuré. Sylgia s'imaginait déjà en nouvelle Yuriana, et faisait du zèle envers tous ceux qui tentaient d'approcher un peu trop près de la Dragonicide - cette dernière ne semblait d'ailleurs ne pas en avoir quoi que ce soit à faire.
-Sylgia m'ennuie. Répondit simplement la Dragonicide. Et je n'ai que faire d'un chiot qui aboie sans cesse tout en faisant ses rapports à Suriana.
-Mais...
-Pas de discussion. Nous retournons au camp. Demain, nous marchons sur la Tribu d'Arga.
Un frisson d'excitation traversa le corps de la jeune guerrière en entendant cela. La Tribu d'Arga... lieu natal d'Hel, tribu rebelle du premier Empire... sa prise était aussi symbolique qu'importante: elle signifierai également le premier pas de l'armée Helienne dans le territoire Odinien. Triss n'osa pas s'opposer à la Dragonicide lorsqu'elle prit le chemin du campement. Elle brûlait d'être le lendemain autant qu'elle craignait le courroux des cheffes si leur surveillante attitrée se voyait remplacée au pied levé. Mais au fond, peu lui importait...
Tant qu'elle pouvait servir son héroïne favorite.
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