Le Destin du Kesjare XVII
Il faisait noir. Les frondaisons de la forêt commençaient déjà à se refermer autour du flot tranquille de la Neva, plongeant ses eaux sourdes dans l'obscurité si naturelle de Brocéliande. Le silence de ces bois commença bientôt à résonner des gémissements des spectres, des grognements des monstres et des cris de ses habitants. La lune disparaissait de plus en plus régulièrement au dessus du fleuve au fur et à mesure que l'on s'enfonçait dans cette terre de chaos sans retour. Pourtant, courageusement, cinq femmes, aussi peu armées que vêtues, longeaient les rives à la recherche de quelque chose.
-Là. Déclara Dol'taim, le jeune Keshiane. Je sens une odeur de sang assez diffuse, mais également celle de la Seigneure Freya.
-Es-tu certaine de ce que nous faisons, Lefko? Demanda Naïa, la nymphe à la chevelure pomme, avec un air inquiet mais mature sur le visage.
-Pas vraiment... avoua la jeune Opaline. Mais je dois retrouver Freya. C'est le seul espoir que je n'ai jamais rencontré de sauver Viyanah. Avant... avant qu'il soit trop tard.
La concernée baissa les yeux avec son habituel visage si mature. Elle et Naïa étaient les plus âgées, et cela se sentait très rapidement. Elles étaient plus matures, plus réfléchies, mais également parfois plus... distantes. Elles avaient subit suffisamment de choses dans leur vie pour briser n'importe qui d'autre, et il était étonnant qu'elles aient tout de même encore toute leur tête et n'ait pas cédé au désespoir absolu. Cependant, les mots de Viyanah n'était pas des plus optimistes.
-Je comprends ce que tu veux faire, Lefko, et j'en suis ravie. Mais... je ne pense pas que l'on puisse faire confiance à Freya, et surtout... je suis préparée à mourir. Je m'y suis résignée dès lors que ma Floraison est apparue sur ma peau, comme toutes les Kisaengs passées, présentes et futures. Je... je ne veux pas espérer pour rien, tu comprends. Et surtout, je ne veux pas vous mettre en danger alors que nous sommes enfin libres...
-Nous ne serons pas libre tant que nous n'aurons pas quitté les Mines et le Pont. Grogna Rehyan. Nous sommes en fuite, je vous rappelle. Et pour faire ça sans attirer l'attention, avons nous vraiment un autre choix que Brocéliande?
-Kiine vous aurais faites libérer. Protesta Lefko. Je pouvais mener cette quête seule, sans vous mettre toutes en danger...
-Lefko... répondit avec douceur Naïa. Nous sommes une famille, tu te rappelles? Il est hors de question que nous laissions notre jeune soeur partir seule dans la forêt des Fous à la recherche d'une femme aussi dangereuse.
-Silence! Coupa Dol'taim, ses oreilles félines tendue vers les arbres. J'ai entendu un râle...
-Un... monstre? Trembla Viyanah. Ô Grande Créatrice, sauvez nous...
-Je ne laisserai aucune sale bête toucher à vous. Grogna Rehyan en s'avançant courageusement, sa simple robe dénotant gravement avec ses intentions guerrières.
-Je crains que ça ne soit pas une sale bête, mais bien pire. Pâlit Naïa en jetant un oeil au delà des frondaisons. Nous l'avons trouvée.
La petite troupe frémit. Elles connaissaient si peu du monde extérieur, et craignaient tant de choses. Leur maître, ses coups et ses amis, en première place. Mais la terreur qu'inspirait Freya était d'un tout autre niveau. Ses râles étaient de plus en plus forts.
-Elle a l'air en mauvais état... murmura Lefko.
-Elle a dû se trainer de la rivière... supposa Dol'tair. Personne ne devrait survivre à une nage forcée sur une telle distance. Elle devrait s'être noyée au moins trois fois!
-Mais cette femme n'a rien d'une humaine normale. Grogna Rehyan. C'est un monstre.
-Monstre ou pas, nous devons aller voir. Restez... un peu en retrait. Dol'tair? Fit Lefko.
La concernée se hérissa un peu, mais soupira. Elle était la seule à pouvoir en quelque sorte se défendre grâce à ses reflexes félins, et à ses griffes rétractiles. Les deux ex-esclaves s'approchèrent avec lenteur au travers du buisson, derrière lequel le corps déchiré de Freya se convulsait au sol. Déchiré... correspondrait d'ailleurs mieux à ses habits, car sa peau était tout aussi parfaite que lorsqu'elle avait fait l'amour à Lefko, quelques temps auparavant. Cette nuit là aussi, elle était intégralement intacte malgré l'état de ses habits, comme si les attaques avaient ricoché sur sa peau.
-Elle est immortelle ou quoi... souffla la jeune femme.
-Elle devrait être noyée. Confirma Dol'tair en tâtant avec prudence la poitrine et le visage de la guerrière. Elle étouffe à cause de l'eau dans ses poumons, mais je ne comprends pas... elle devrait avoir trépassé depuis longtemps.
-Elle est pas humaine. Répéta Rehyan, avec un regard mauvais, faisant rempart de son corps entre la guerrière immobile et les deux doyennes du groupe, au visage effrayé.
-Il faut vite la sauver. Murmura Lefko. Mais ne soyons pas idiotes. Attachons là avant. Essayez de détacher ces lianes.
-Je peux me charger de ça. Fit Naïa, avant de commencer à chanter une douce mélodie.
Les lianes, comme animée d'une volonté par la beauté de la mélopée, s'allongèrent et rampèrent au rythme des notes, tels de longs serpents végétaux, pour aller s'enrouler autour des bras et des jambes de Freya. Cela sembla coûter une énergie considérable à la nymphe, puisqu'elle s'écroula, exténuée, dès sa tâche terminée.
-Naïa! S'exclama Rehyan.
-Silence! La rabroua Viyanah. Elle est simplement épuisée. Elle n'a pas l'habitude d'user ce pouvoir. N'oublie pas où nous sommes, Rehyan... Freya est peut être inoffensive pour le moment, mais qui sait ce qui nous guette, tapi dans les buissons...
Rehyan déglutit, mais reprit sa position immobile et aux aguets, tandis que Lefko et Dol'tair commencèrent à tenter de faire sortir l'eau des poumon de la guerrière. Elle appuyèrent sur sa poitrine, lui firent du bouche à bouche, et la retournèrent pour la faire cracher. Tous ces mouvements mirent à jour son corps au travers de son armure de cuir lacérée, et Rehyan et Viyanah se turent en apercevant le rosier blanc qui ornait le ventre et la poitrine de Freya. Elles reconnaissaient parfaitement le mal qui les rongeaient elles même, et l'idée folle de Lefko prit soudain une toute nouvelle tournure.
Après de longues minutes de lutte pour enlever l'eau, Freya toussa, projetant une longue gerbe d'eau. Se voyant en bonne voie, Lefko redoubla d'efforts. Finalement, elle ne parvint plus à tirer la moindre goutte de la bouche Freya.
-Merde... on a mis trop de temps? Demanda Dol'taim, sans que son interlocutrice soit en mesure de lui donner la moindre réponse à ses interrogations.
Les deux femmes restèrent un long moment devant le corps figé et froid de la guerrière aux cheveux blancs, épuisées et désespérées.
Soudain, un spasme secoua le corps de Freya, et elle toussa si fort que cela la fit vomir. Lefko la tint penchée, car ses bras étaient entravés, puis la laissa s'effondrer pantelante, les yeux écarquillés et injectés de sang, aspirant d'énormes bouffées d'air. Des larmes surgirent dans les yeux de la guerrière, à la stupeur de toutes les femmes qui l'entouraient. Elle se recroquevilla sur elle même pour tenter d'échapper à ces yeux qui la fixaient, incapable de retenir les émotions de la frayeur qu'elle avait vécu. Ses sanglots terrifiés et pathétiques résonnèrent longuement dans la forêt, avant que Viyanah, se défiant de la protection de Rehyan, vint s'asseoir auprès d'elle pour serrer fort son visage baigné de larme dans ses bras, en un geste tendre et maternel. La Kisaeng avait la sensation de tout comprendre de qui était Freya, en cet instant. Tout de son passé, de ce qui la guidait, de cette peur si intense, à en tordre les tripes, qu'elle ressentait à nouveau.
Cette peur, nulle Kisaeng ne l'ignorait. Celle d'une mort inéluctable et programmée, d'une vie de souffrance constante à laquelle personne n'est autorisé à mettre fin. Celle d'une souffrance à éternelle à laquelle on ne peut échapper. Un terreur semblable à celle que l'on pourrait ressentir, en réalisant que l'on va se noyer éternellement, sans espoir de mourir ni de pouvoir bouger, à contempler une éternité de souffrance. Une peur que Freya, en tant qu'ancienne Kisaeng, connaissait et avait espéré ne plus jamais ressentir - jusqu'à aujourd'hui. Viyanah resserra son emprise autour du corps tremblant de la guerrière, et sentit elle même les larmes lui venir aux yeux.
Elle aussi, avait peur. Elle aussi souffrait, et elle aussi, au fond d'elle même, refusait de mourir, refusait d'accepter cette souffrance. Elle était terrifiée. Tout comme cette femme terrible qui, face à ses anciennes peurs, était redevenue l'enfant effrayée qui avait dû grandir trop vite pour accepter son sort.
La forêt de Brocéliande sembla satisfaite du lot de douleur des nouvelles venues, car aucune des créatures terrifiques qu'elle recelait en son sein ne surgit pour s'en prendre au petit groupe.
***
-Guerrière Yuriana! S'écria Mundvir.
-Alors? Vous les avez retrouvées?
-Oui. Il y a une paire de gant, une étrange cage et un sablier. Comme tu l'as demandé, les hommes se sont relayés pour les porter afin de ne pas y être exposés trop longtemps.
-Bien. Confiez les moi, je me chargerai de les cacher, car d'autres personnes sont encore à leur poursuite. Continuez les recherches, cependant. Si je ne me trompe pas, Freya en possédait deux de petite taille, et elle nous en a dérobé deux. Il en manque encore une.
-Très bien, Guerrière Yuriana. Mais je ne te promets rien... ces trois là étaient relativement lourd, et on pu tomber dans la partie du fleuve où mes hommes peuvent draguer simplement. Mais si cet artefact est réellement plus léger, alors le courant pourrait l'avoir entrainé plus au centre du fleuve, voir en aval... il nous faudrait alors des plongeurs. Beaucoup de plongeurs.
-Faites ce qu'il faudra. Si on ne le trouve pas, alors je serai ravie de considérer que personne ne pourra plus le retrouver, mais c'est un espoir dont je préférerai m'affranchir...
-Je comprends. Comment se porte la Dragonicide?
Yuriana soupira en s'appuyant contre le rebord de la fenêtre toute proche. Ses yeux étaient noirs, cernés par d'épaisses valises de fatigue. Il était clair qu'elle n'avait pas plus dormi de la nuit que les hommes draguaient les rives de la Neva où s'était déversée l'eau de la crypte.
-Mal, à vrai dire. Avoua-t-elle durement. Si nous avions des guérisseurs d'Hel, maitrisant le mantra, tout serait plus certain... mais ses blessures son graves, et le... choc de l'eau lui a brisé des os. La bataille contre les draconistes ne date pas de si longtemps, et la revoilà alitée...
-J'avoue que je n'aurai jamais cru voir la Dragonicide en si mauvais état après un combat contre une simple humaine.
-Oh, mais elle n'a rien d'une humaine, Mundvir. Fit Yuriana avec un regard sombre. Absolument rien. Même pas la mortalité.
Mundvir déglutit devant le ton sérieux de la Guerrière d'Hel, puis la laissa à ses sombres ruminations, pour retourner superviser les recherches.
***
Une silhouette se glissa discrètement le long des barques stationnées sur le port. Elle se mouvait un peu maladroitement, comme si elle avait du mal à contrôler ses mouvements, mais cela lui suffit pour sauter dans une barque et prendre le large sur le cours tranquille de la Neva. Tout proche, le courant devenait moins fort, là où l'eau du fleuve rencontrait celle du bras de mer. C'est là que l'inconnu dirigea sa barque avec plus ou moins d'habileté. Puis, il se leva et, sans la moindre hésitation, tel une marionette aux mains de son maître, la silhouette sauta dans les eaux noires de la Neva. Longtemps. Très longtemps. Finalement, la silhouette resurgit de l'eau. Elle se hissa avec un frémissement d'excitation sur la barque. Une rire naquit dans sa gorge, une démence terrible, qui résonna sur les flots nus de la rivière et sembla le troubler.
Vu de loin, cette scène aurait pu sembler tout à fait banale, bien qu'étrange. Un plongeur de Pont-Majeur, choisissant la nuit pour éviter les concurrents. Mais on y regardant plus près, on pouvait voir que, tout proche de la barque, un corps remontait, immobile, et qu'il s'agissait du corps de l'homme qui était monté dans la barque et avait plongé. Le second, toujours entrain de rire comme un dément, était un homme à l'aspect jeune et chaleureux, beau et attirant. Un vrai apollon, si l'on omettait l'expression terrible qui défigurait son visage.
Luxuria réussit à atténuer sa crise de joie, et fixa, entre ses mains, la minuscule clef ornée d'un crâne humain, luisant légèrement dans l'obscurité avec une lueur surnaturelle.
-Enfin... j'ai la Nekkreidi... et je suis de retour...
Son soupire de soulagement se mêla avec une nouvelle quinte de rire. Il respira à grands coups, appréciant la douceur de l'air nocturne sur sa peau et la circulation de l'air dans ses poumons.
-Il est temps de réunir tout le monde... conclut-il en saisissant les rames, et en menant la barque vers la rive opposée.
Dans l'obscurité de na nuit, le corps du malheureux qui avait été outil du retour du Crépusculaire flottait comme une bouée sans âme.
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