Le Destin du Kesjare XII
Lefko attendait, transie de froid. Elle voulait partir. Elle voulait quitter à l'instant ces thermes miteuses où elle ne pouvait échapper aux regards des clients sur sa peau nue constellée de marques. Parnaxercès n'autorisait ses esclaves sexuelles à ne porter rien d'autre que ce collier en fer marquant leur appartenance. Alors, Lefko restait immobile, impassible, au bord de l'un des deux minuscules bassins, alors qu'on la reluquait, qu'on commentait la couleur de sa peau, la rougeur de ses yeux, les anneaux qui perçaient ses seins ou le noir de sa chevelure d'ébène. Certains osaient même venir lui caresser la poitrine en ricanant: elle n'y réagit pas. Elle aurait pu se défendre, après tout elle ne devait obéir à nul autre que son maître, et ce dernier eut été très fâché d'apprendre que des inconnus touchaient à son trophée - car elle était son trophée, tout comme toutes ses autres esclaves.
Elles étaient cinq à le servir sexuellement, ce qui ne comptait donc pas la myriade d'autre esclaves au service du marchand, serviteurs, cuisiniers, et autres, parmi lesquels le maître venait parfois piocher les jolis minois pour les enfermer dans sa terrible salle de jeu, quand il se lassait des cinq filles qui y passaient leur vie sans jamais en sortir. Lefko était la seule opaline; mais aucune des cinq n'était une simple humaine, et en cela, elles s'étaient rapprochées par leur différence. Il y avait Naïa, une nymphe de saule à la belle chevelure pomme et aux traits fins, comme tous les membres de sa race. Il y avait Dol'taim, une keshiane, cette race aux aspects félins, avec ses deux grandes oreilles de chat, ses pupilles fendue et sa longue queue tigrée, seules différences notables avec une simple humaine. Puis, il y avait Viyanah et Rehyan, les deux Kisaengs, ces femmes frappées par la malédiction des fleurs, esclaves de l'appétit sexuel et de la douleur provoquée par la progression de la plante qui poussait sous leur peau, et les terrassait, disait-on, avant l'âge de trente ans. Telle était la singulière équipe qui, chaque nuit, devait satisfaire leur maître insatiable par tous les moyens. Les autres s'étaient faites une raison déjà longtemps auparavant. Lefko, elle, en souffrait atrocement. Elle avait cru que rien ne pouvait être pire que de satisfaire certains des pires client du maître Algamaque... elle n'aurait jamais imaginée être acquise par l'un des clients en question, et devoir subir ses châtiments quotidiennement. Elle pleurait souvent, la journée. Elle était alors consolée par ses compagnes de misères, celles qu'elle avait fini par appeler ses amies malgré le peu de temps depuis lequel elles se connaissaient. Le chant de Naïa séchait ses larmes. Le ronronnement de Dol'taim l'apaisait. Les caresses chaleureuse et l'odeur enivrante de fleur de Viyanah et Rehyan la rassuraient. Le soir venu, cependant, toutes baissaient les yeux. Toute priait en silence pour que les supplices finissent au plus vite. Et, parfois, discrètement, elles se tenaient la main alors qu'elles devaient endurer les tortures de leur maître, comme si ce lien les unissant était la seule chose leur permettant de tenir.
Mais ce soir, elle avait pu s'échapper. Ce soir, le maître s'était trouvé une maîtresse, à qui il obéissait comme un bon chien; il aurait remué la queue devant elle si elle le lui avait demandé, et les surnoms ridicules qu'elle lui donnait avaient beaucoup fait rire les esclaves. Personne n'aimait le maître. Presque tous ses serviteurs avaient servi d'autre maîtres, Miniens ou Pontois, et ceux ci avaient tous une certaine considération pour leurs esclaves, et les employaient souvent au milieu d'hommes et femmes libres. Parnaxercès n'était pas Minien, et il n'était pas un homme bon. Il ne voulait aucun employé, sa paranoïa constante l'empêchant de faire confiance à quiconque n'étant pas en son pouvoir total. Il était cruel, sadique, et méchant. Il fouettait ses esclaves et en retirait du plaisir, il leur enfonçait des objets toujours plus gros jusqu'à ce qu'elles en saignent ou s'évanouisse, il s'amusait à écrire des insultes sur leur peau au fer rouge. Mais face à la Seigneure Freya, il avait juste l'air d'un chiot. Et la grande guerrière devait visiblement préférer les chats.
Lefko l'avait immédiatement trouvér aussi attirante qu'effrayante. Ses yeux mauves et sa chevelure argentée lui rappelaient Kiine, bien que la comparaison s'arrête là: la seconde était gentille, loyale, aimante et désintéressée, quand la première semblait toujours ennuyée, impatiente, orgueilleuse, et surtout aussi violente et cruelle que le maître, voir plus. Et c'était à cette femme que Lefko voyait son corps être offert pour la nuit...
Son entrée dans la salle des bains fut fracassante. Souvent, femmes et hommes Miniens se couvraient le corps d'un linge jusqu'à leur entrée dans l'eau - un signe de pudeur qui faisait beaucoup rire les Pontois, toujours prêts à montrer nus leurs corps - mais la guerrière, elle, était au niveau au dessus, puisqu'elle portait encore ses habits. Ceux ci, déchirés en de nombreux endroits, étaient couverts de sang séché, tout comme sa peau ou la grande épée qu'elle n'avait pas jugé bon de laisser aux vestiaires. L'employé chargé d'empêcher ce genre d'évènements protestait faiblement derrière elle, et elle le fit taire d'un simple regard. Elle jeta le même aux autres clients encore présents.
-Le Noble Parninou a réservé cet endroit pour la soirée. Fit-elle d'un ton sarcastique. Vous êtes donc priés de dégager avant que je vous dégage.
Les concernés émirent quelques protestations, mais lorsqu'elle s'approcha d'eux avec un sourire mauvais, ils pataugèrent hors de l'eau et se dirigèrent vers la sortie par le chemin le plus éloigné d'elle. Freya fit également gentiment comprendre au commis que sa présence n'était pas souhaitée, et il se retira aux vestiaires. Seulement alors, la guerrière se détendit et poussa un profond soupire.
-Ouaah, quelle chevauchée, par l'Abysse.
Lefko la fixa sans bouger. Elle avait bien appris a ne rien faire tant qu'on ne lui ordonnait rien. Freya ne semblait pas appliquer les mêmes règles.
-Qu'est ce que tu attends, a rester plantée là? Viens me déshabiller et me laver! Je ne vais pas me baigner avec tout ce sang sur la peau.
Lefko s'executa. Elle mena la guerrière vers le mur où étaient pendus quelques miroir métalliques devant des bassines. Elle détacha le long fourreau pour le poser au sol, puis entreprit de décoller la moulante armure de cuir de la peau de sa propriétaire. Le sang séché se craquelait sous ses doigts et rougissait ses doigts blancs, mais elle parvint à son but, sous le sourire amusé de Freya - sourire qui restait terrifiant, quelque soit l'émotion qu'elle y mettait. Lefko alla ensuite chercher des seaux d'eau qu'elle versa sur le dos de la belle guerrière, avant de se mettre a le frotter avec vigueur. Le sang ne partait pas facilement, la jeune opaline dut rester un long moment sur chacune des tâches. Aucune ne révéla la moindre blessure, comme si elle n'avait pas versé une seule goutte de son propre sang au court du combat. Cela ne fit que renforcer la crainte de Lefko.
-Je me demandais... finit par dire la Crépusculaire. Comment as-tu rencontré Kiine?
-Je... ne vois pas de qui...
Lefko déglutit. Mentir à une telle personne? Il fallait être folle... mais la jeune esclave sentait le danger. Elle sentait que les questions de Freya ne découlaient pas d'une simple curiosité. Elle cherchait autre chose, et Lefko était tiraillée entre sa peur et l'envie de couvrir son amie.
-Oh, vraiment? Tu ne vois pas de qui je veux parler, c'est ça? Quel dommage... moi qui pensait vous aider à vous retrouver... enfin!
Lefko se tendit. Elle mentait, c'était certain. Mais pourquoi? Que cherchait-elle, au juste? La jeune esclave tenta d'arrêter de penser pour se concentrer sur sa tâche. Sous la tâche de sang qu'elle enlevait, se dessinait une forme étrange, comme tatouée sur la peau de la guerrière. Le toucher à cette endroit était irrégulier. Intriguée, Lefko suivit cette longue marque noire qui barrait le bas du dos de la guerrière. En ôtant tâche après tache, le dessin se révélait. Et Lefko déglutit.
C'était une longue tige, ornée de feuilles toutes aussi noires et décrépies que ce qui la portait. Elle prenait racine au creux du dos de Freya, pour s'allonger paresseusement vers son ventre, là où Lefko ne pouvait pas la voir. Cela aurait pu ressembler à un tatouage, la jeune esclave avait déjà vu des étrangers en porter. Mais la peau semblait bombée là où courait la tige, comme si cette dernière existait sous la peau... Lefko se détacha se cette vision pour finir de nettoyer le dos. Elle était tremblante. Elle pria la Grande Créatrice pour que Freya n'ait pas remarqué qu'elle avait vu ce que toute personne en portant cachait comme la plus grande des hontes.
Une Floraison.
Marque de la malédiction des Fleurs.
Freya était une Kisaeng. Lefko n'en avait aucun doute. Et nulle Kisaeng ne peut échapper au bordel ou à la vie de religieuse. C'était ainsi.
Lefko ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas comment une Kisaeng avait pu devenir une guerrière aussi terrifiante, une meneuse d'hommes aussi puissante, et une femme aussi accomplie... elle trembla en comprenant que le secret qu'elle avait découvert pouvait lui coûter la vie.
-Tu veux la voir en entier? Demanda soudain la voix grave de Freya, brisant le silence et faisant sursauter Lefko.
-D-De quoi parlez vous?
-De ma Floraison, bien sûr. Quoi d'autre?
Lefko était perdue. Elle ne comprenait pas ce qu'il se passait. Pourquoi... proposait-elle de lui montrer? Mais la guerrière ne lui laissa pas le choix, puisqu'elle se retourna, exposant ses formes magnifiques, dépourvues de la moindre cicatrice si propre, pourtant, aux guerrières. Et sur ce torse aux forms généreuse, s'étendait paresseusement un rosier blanc. Ses tiges, feuilles et épines étaient noires comme la suie, mais les fleurs, elles, semblait toujours épanouies sur la peau nue de la guerrière. C'était comme si le rosier était mort, bien loin des couleurs vertes chatoyantes du buisson de violette et de rose rouge qui ornaient la peau de Viyanah et Rehyan, s'enroulant autour de leur formes en de multiples spirales feuillues et fleuries.
-Plutôt différent de celles de tes amies, pas vrai? Ricana la guerrière. Allez, au boulot, je suis encore toute tachée ici aussi.
Toujours aussi perdue, Lefko entreprit de nettoyer l'avant du corps de Freya tandis que celle ci passait une main paresseuse dans les cheveux noirs de la jeune esclave, s'amusant avec ses mèches.
-J'imagine que tu dois te poser quelques questions, et j'avoue avoir bien peu envie d'y répondre. Tu peux cependant savoir une chose: j'ai largement dépassé l'âge de trente ans. Car j'ai vaincu la malédiction.
Son sourire s'agrandit.
-C'est un secret que je pourrai volontiers te transmettre, afin que tu puisse sauver tes deux amies Kisaeng... après tout, au vu du développement impressionnant de la Floraison sur la peau de la violette, il ne doit pas lui rester plus de deux ans... il serait bien dommage qu'elle les passe entre les pattes d'un porc comme Parninou, à attendre patiemment que le poison que recèle son sang vienne à bout de son coeur...
Freya plongea sa main au coeur de la chevelure de Lefko et la tira, pour relever son visage vers elle.
-Tu pourrais les sauver, tu sais... je pourrais même vous libérer de Parninou une fois qu'il me sera inutile. Mais pour cela... tu vas devoir m'aider.
Elle darda une langue pointue sur les lèvres rouges de l'esclave.
-Parles moi de Kiine, jeune Opaline... c'est une vieille amie. Elle a quelque chose dont j'ai le devoir de m'occuper... et je crois avoir mis la main sur une chose pour laquelle elle a le même sentiment.
Lefko ne sut que faire. Elle se souvint de la promesse de Kiine, de leur nuit passée ensemble, de la douceur et de la gentillesse de la guerrière Nordique. Mais son esprit fut envahie par l'image de Viyanah, se tordant de douleur sur le sol alors que les lianes mortelles glissaient sous sa peau, la salle emplie d'une odeur suffocante de violette. Elle revit ses douces caresses alors que la jeune opaline venait de subir sa première nuit avec le maître, et elle repensa aux nombreuses soirées où elle s'était sacrifiée pour prendre la place des autre sous les coups du maître, arguant qu'elle se devait de satisfaire le terrible désir né de sa malédiction. La vision de cette amie, presque mère de substitution, suffoquant dans une immense douleur finale au terrible poison floral lui fut insupportable. Elle ne pouvait pas abandonner ses compagnes de fortune... Kiine était libre, elle pouvait aller où elle voulait, voler de ses propres ailes et se défendre.
Ni Viyanah, ni Rehyan ne le pouvaient. Et Freya avait le pouvoir de les sauver. Mais jamais cette femme cruelle ne le ferait sans contrepartie.
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