Le Destin du Kesjare V
Kiine se releva, chancelante. Sa vision était brouillée, son équilibre précaire, se jambe se dérobaient sous son poids. Elle tenta de prendre une grande inspiration, mais l'air lui manquait. Soudain, elle entendit les pas qui se rapprochaient. On la cherchait... et on ne tarderait pas à la trouver si elle ne faisait rien. Tentant de reprendre ses esprits, Kiine s'appuya contre le mur du couloir de l'immense demeure, et s'en servir comme support pour avancer avec lenteur vers le bout, vers l'extérieur, dont le vent frais était comme la promesse d'une délivrance et de la liberté. Elle franchit le seuil et se retrouva ainsi sur une immense terrasse surplombant les toits de Mines-sous-pont, du sommet de la colline, le tout surplombé d'un immense dôme scintillant d'étoiles. Kiine se serait bien appesantie à admirer ce spectacle plus longtemps, mais un bruit dans son dos la ramena à la réalité. Elle chercha à fuir, mais une douleur la pris soudain au ventre et elle se tordit. Les mains l'attrapèrent...
-Arrête de tenter de t'enfuir, Kiine! S'énerva la voix de Yuriana. C'est furieusement impoli, et je dois faire des pieds et des mains pour t'excuser à chaque fois.
-Peu pas... manger... plus.
Kiine conclut ses quelques mots en vomissant dans un pot de fleur, dans lequel s'élevait un arbre inconnu portant de drôles de fruits orange et ronds, et dont la douce odeur couvrait celle des affaires de la guerrière déchue, vaincue par un banquet Minien.
-C'est bon? Tu as fini? Fit Yuriana, passablement agacée.
-J'y peux rien... répondit une Kiine haletante. Comment ils peuvent manger autant de chose en une seule fois? C'est pas humain!
-Ils ont l'intelligence de ne pas engloutir chaque plat qui leur est présenté mais de manger un peu de chaque! Et quand ils n'ont plus faim, ils se font vomir pour continuer. Tu sembles avoir au moins saisi cet aspect là de la culture, quoiqu'il ne me semble pas qu'il soit précisé de « vomir dans le parc sur les arbres importés du bout du monde ».
-Arrête, s'il te plait... tu as de l'eau?
-Bien sûr que non, on ne boit que du vin lors de ces banquets.
-Et même pas une goutte d'hydromel... ronchonna Kiine.
-Ne deviens pas une alcoolique en plus d'une goinfre, par tous les dieux. Soupira Yuriana. Allez, relève toi, je vais te fixer un peu. Rhaa, tu as fait couler ton maquillage! J'ai aucune idée de comment régler ça, moi! Bon, au moins tu as eu le bon goût de ne pas en mettre sur ta robe.
-Vous semblez être très proches.
Yuriana se retourna pour regarder le convive qui se prélassait, adossé à la barrière de la terrasse, surplombant les jardins et, plus bas, la ville. Elle avait choisi d'ignorer sa présence, supposant qu'il avait lui aussi cherché la tranquillité des jardins, mais n'avait pas pu deviner qu'il parlerait Nordique - avec un accent horrible, soit dit en passant.
-On peut dire ça, oui. Répondit la Guerrière d'Hel en relevant Kiine, dont l'état était visiblement autant dû à la nourriture qu'au vin.
-La Dragonicide, vaincue par un banquet trop garni et des discours de vieux politiciens. Comme quoi, elle est bien humaine, elle, et ce doit bien être la seule à l'intérieur de cette salle.
-Et vous êtes? Demanda tout la guerrière d'Hel.
-Alcibas.
-Mais encore?
-Oh, je suis un peu tout. Je fais de la politique, de la dramaturgie, de la recherche, des sciences, de la théologie, de la philosophie...
-Vous êtes l'un des érudits dont cette cité s'enorgueillit.
-Elle s'enorgueillit de beaucoup de choses, et bien peu sont vraies... beaucoup des érudits que vous croiserez ici ne le sont que parce qu'ils ont une bourse bien remplie. Être érudit est plus devenu une classe sociale qu'un mode de vie ou une profession, et c'est bien triste.
-Oui, en effet, c'est très triste. Bon, Kiine, marche un peu, le banquet nous attend!
-Vous devriez la laissez là, elle n'est pas en état d'y retourner.
-Et la laisser seule avec vous?
Le ton était agressif, et Alcibas sembla s'en amuser.
-Je crains de ne pas pouvoir lui faire grand chose quoi qu'il arrive. Répondit il avec diplomatie. Mais il n'est pas aussi sûr que ce puisse être votre cas, surtout avec un bagage comme le votre.
Yuriana releva immédiatement le regard, et fixa Alcibias pour la première fois. Il semblait être entre deux âges, une apparence que cultivaient apparemment tous ceux qui ne pouvaient pas encore se faire passer pour des vieillards pleins de sagesse. Ses cheveux étaient blonds et bouclés, tout comme la barbe bien taillée qui lui mangeait le bas du crâne. Il avait des yeux bleus globuleux, des joues creuses et des sourcils arqués d'une étrange manière, lui donnant l'air malicieux et fourbe.
-Vous ne faites pas de reflexion sur ma laideur? C'est souvent ce que font les gens en premier lieu.
-Ce genre de détail ne m'intéresse pas, je te jugerai plutôt sur la beauté de ton âme. Parles donc, Alcibias l'érudit, que sais tu au juste sur notre chargement.
-Pas grand chose, sinon d'anciennes légendes tantôt Nordiques, tantôt Suomen, voir provenant de peuples plus anciens encore dont le nom s'est perdu dans les âges. Mais ce sont des artefacts magiques très puissants, et nombre sont ceux qui... convoitent... tout ce qui touche de près ou de loin à cette magie.
-Le mantra n'est pourtant pas bien mieux perçu par les Miniens que par les Nordiques. Fit remarquer Yuriana.
-Evidemment. Pour les Elites, c'est un art barbare hérité des dragons, et que seule la lie du peuple pratique dans les bas fonds pour maudire les puissants, ourdir des complots et répandre des maladies. Mais il s'avère qu'en général, ces trois activités attirent plus les puissants que les pauvres gens. Ce n'est pas sans raison que la cité qui s'est érigée comme l'Erudite se situe à proximité de la forêt.
-J'espère pour toi que tu n'es pas de ces gens là. Nous ne sommes pas venus remettre les Reliques pour qu'elles soient étudiées.
-Je m'en doute bien. Et vos loups géants sont un bon moyen de dissuader les curieux. Mais... prenez garde. Nous ne sommes pas en terre Nordique, quoi qu'en dise l'Empire. Ici, nul notion d'honneur, de combat à la loyal et de règles du duel. Aux Mines, on vous plante un couteau dans le dos, on empoisonne votre verre, ou on met le feu à votre maison.
-Une chance que nous soyons on mesure de nous prémunir face à toutes ces attaques. Merci de votre considération, Alcibias. J'imagine qu'une contrepartie est exigée en échange de ces informations?
-Simplement un message de la part de Dame Meritaxa: ce soir, veillez, et surveillez. Le Culte Interdit n'a pas disparu, et la forêt s'agite beaucoup depuis le passage des draconistes. Prenez garde.
Yuriana hocha la tête. Puis, sans en attendre plus, elle hissa Kiine sur son épaule et la porta à l'intérieur, jusqu'à la salle du banquet, où la Dragonicide s'écroula sur la banquette qui lui était réservée, à moitié endormie. Plusieurs personnes lancèrent des plaisanteries que l'interprète ne jugea pas bon de traduire, rougissant légèrement de honte. Yuriana soupira, et tendit la main vers une date qu'elle engloutit sans plus attendre. Le Culte Interdit... la forêt de Brocéliande... l'héritage du Royaume Obscur et du Chaos recherchait les Reliques, c'était certain. Elle laissa son regard parcourir l'assemblée des convives qui, couchés, se délectaient à main nus des mets raffinés qui leur étaient présentés. Elle scruta chacun de leur regards, ressentit chacune de leur vibration dans le mantra, à la recherche de la faille qui pourrait trahir celui qui voudrait leur nuire. Elle ne sentit rien. Mais cela ne voulait rien dire.
Comme elle l'avait appris plusieurs fois à ses dépends, elle ignorait encore bien des choses du mantra.
***
Les rayons blancs de la lune caressaient paisiblement le sol de la grande chambre dans laquelle les deux femmes avaient été menées, et le vent léger faisait onduler paresseusement les rideaux translucides qui en recouvraient la principale fenêtre. En contrebas, Yuriana pouvait sentir la pulsation noire des Reliques, recouvrant presque intégralement celles, sauvages et indomptées, des deux Fenrirs. À ses côtés, nue, mais enchevêtrée dans les draps blancs comme dans une grande toge, se trouvait Kiine, abattue par une énième coupe de vin Pontois servie par l'échanson du Polémarque. Ses ronflements légers et réguliers donnaient envie à Yuriana de glisser ses doigts dans les mèches blanches qui lui retombaient paresseusement sur le visage, mais la Guerrière d'Hel se contint. Elle scrutait l'obscurité de la grande chambre, tendue, persuadée que, comme l'avait annoncé Alcibias, quelque chose allait arriver cette nuit - car le lendemain, il était fort probable qu'elles soient reparties, et soient hors de portée de quiconque cherchait à leur nuire. La nuit s'étalait, lentement, ne laissant rien présager des évènements qu'attendait Yuriana. Ses yeux étaient habitués à l'obscurité, son mantra baignait chacune des ombres de la pièce dont elle ressentait les moindres changements.
Et ces changements finirent par avoir lieu. Un déclic léger, presque inaudible, eut lieu dans l'un des murs, et, d'un mouvement svelte, Yuriana leva un bras qui ordonna aux ombres de happer le projectile qui venait de siffler dans sa direction. Sans attendre que le tireur embusqué ait le temps de se remettre de sa surprise, la Guerrière brandit l'épée qu'elle gardait camouflé entre ses jambes, sous les draps, et en fendit l'air de manière à projeter une onde de mantra fracassante qui, en rencontrant le mur, explosa en projetant un nuage de fumée et de morceaux de pierre. Yuriana fut étonnée de ne ressentir qu'une présence si faible qu'elle en était quasiment indétectable, et se jeta tout de même à sa suite à travers les débris du mur, donnant sur un couloir de service envahi par la poussière provoquée par l'effondrement. La brune se baissa instinctivement, ce qui lui permit d'éviter un autre projectile, puis bondit en avant. En sortant de la poussière à une vitesse impressionnante, elle se retrouva face à une femme en robe blanche, visiblement une servante ou une esclave, tenant dans sa main un petit tuyau de bois dans lequel elle tentait de glisser ce qui semblait être une flechette. Surprise par l'attaque soudaine de la guerrière, elle cria de surprise et trébucha, avant de chercher à s'enfuir, mais la main de Yuriana se refermait déjà sur le tissu de sa robe, et la tira violemment en arrière, où elle la saisit à la gorge et la plaqua contre le mur si fort que celui ci se fissura, et que l'attaquante suffoqua bruyamment, les yeux exorbités par la douleur et le manque d'air.
-Hmpf. Grogna Yuriana dans un Pontois approximatif. Si vous passiez moins de temps à vous pomponner et plus à vous entrainer, vos attentats ne seraient pas aussi ridicules.
Yuriana s'en retourna dans sa chambre en trainant sans ménagement sa prisonnière, ayant également saisit l'étrange tuyau qui se révéla être en une autre matière plus légère que le bois, du roseau peut être. Le grabuge avait attiré dans la chambre deux hoplites ainsi que le vieil interprète, qui virent avec ébahissement la Guerrière d'Hel surgir du creux dans le mur.
-Vous pourrez dire au Polémarque qu'il a évité la honte ultime de voir ses invitées assassinées sous son toit, sa carrière politique est sauve. Grogna Yuriana face à l'immobilisme des trois hommes. Ben alors, vous attendez quoi? Mettez là aux fers! Et...
Yuriana sentit soudain un changement dans les émotions de sa prisonnière, qui reprenait un peu conscience. D'une violent coup de genoux dans le ventre, elle la fit se tordre en deux, et la servante toussa avec force dans l'espoir de reprendre de l'air, crachant par la même une minuscule capsule qui était apparemment logée dans sa bouche.
Cela, les Hoplites y étaient beaucoup plus habitués. Comme s'ils comprenaient seulement ce qui se passait devant eux, il se saisir immédiatement de la servante avec des gestes méticuleux et professionnels. Tout en déchirant sa robe afin d'en extraire toute potentielle autre arme, puis lui utilisèrent une des bretelles comme bâillon qu'ils lui passèrent dans la bouche, Yuriana le comprit, pour l'empêcher de se suicider en se mordant la langue. Les deux soldats lui attachèrent ensuite les mains dans le dos à l'aide d'une corde, et ses chevilles à l'aide d'une autre, avant de se saisir de la pilule tombée au sol pour la glisser dans une petite sacoche. Le soldat tendit ensuite la main vers Yuriana, comme pour lui demander de lui remettre quelque chose. La guerrière le fixa avec étonnement. Le chahut commençait à résonner dans les murs de l'immense demeure.
-Il souhaite que vous lui remettiez les preuves afin qu'elles soient étudiées. Expliqua l'interprète. Cette sarbacane...
-Oh... je vois. Il y a aussi un projectile que j'ai intercepté au sol, et une sacoche contenant plusieurs fléchettes renversée dans le couloir là bas.
L'interprète traduisit, tandis que Yuriana remit la sarbacane à l'Hoplite. Puis, un peu plus sereine, La Guerrière d'Hel se retourna vers Kiine, alors que les curieux se pressaient à la porte de la chance, séparée du lit par un auvent et cachant la nudité de la Dragonicide à ce public avide. Mais Yuriana blêmit en réalisant que Kiine se débattait violemment, mais en silence, avec ses draps, poussant des cris qui ne parvenaient pas à quitter sa gorge comme si elle étouffait. La brune se jeta sur elle, craignant qu'une fléchette ne l'ai atteinte sans qu'elle le réalise, mais elle soupira en constatant qu'il ne s'agissait que d'un nouveau cauchemar.
-Là, du calme, Kiine... tout va bien, tout est terminé. Tu es à l'abri...
-... fen...
Quelques sons sortirent de sa bouche, et Yuriana se baissa pour mieux les entendre.
-... rir... viande... som... ni... ah...
Le sang de Yuriana ne fit qu'un tour, quand elle réalisa que son bien être soudain n'était pas simplement dû à l'arrestation de la servante: la vibration obscure des Reliques avait disparu - ou, du moins, elle avait faiblit. Yuriana poussa un juron en se précipitant à la fenêtre, de laquelle elle entrevit les masses inconscientes des deux Fenrirs. La sacoche d'Annsvir était ouverte. Seule restait la lente pulsation de la Matrice, enfermée dans la sacoche de Torgal, sur laquelle le Grand Loup s'était effondré, empêchant au voleur de s'en emparer.
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