Le Chant du Couchant XXXIII
Une course contre la montre. Effrénée, infinie, à travers couloirs, grottes, boyaux et crevasses. Un long périple, à éviter les accidents, combattre ou fuir les horribles créatures hantant les bas-fonds de l'inframonde, tout en limitant au plus tout arrêt, toute forme de pause, de peur de voir les poursuivants reparaître au coin d'un tunnel. Tel était l'épreuve à laquelle était confrontée la désormais de nouveau épuisée petite expédition. Leur départ précipité avait limité la quantité de nourriture qu'elle avaient pu emporter, mais la peur de voir crépuscule reparaitre, et surtout le rythme effréné imposé par une Kesjarinna n'ayant plus rien d'autre que son objectif en vu, rendait toute possibilité de renouveler les rations impossible. Rajoutant à ça les nombreuses tensions n'ayant toujours pas été résolues, et l'incapacité de Kiine à préciser à quelle distance précisément se trouvait leur objectif, et on se retrouvait avec une situation au moins autant, sinon plus explosive que durant leur séjour chez les créatures cuirassées.
Leur périple leur permis de croiser d'autres de ces étranges humanoïdes qui semblaient peupler les souterrains, cultiver les plantes, chasser les créatures, et paraître enchantés lorsqu'ils remarquaient la couleur des yeux de la Kesjarinna. Le petit groupe aurait certainement pu s' arrêter pour reprendre des forces auprès d'un de leurs villages, si la Kesjarinna n'eut été trop obnubilée par son objectif pour s'arrêter. Alors, les rencontres fortuites avec les membres de cette races étaient les rares et quasiment uniques occasions qu'elles avaient de réunir un minimum de rations avant de reprendre leur course effrénée. Crépuscule, du moins ses deux membres qui les poursuivaient, n'étaient pas reparus, mais chacune savait qu'ils n'avaient pas abandonné. Après tout, que Kiine les y guide volontairement ou non, leur objectif restait le même: l'Okron. Et il était très difficile de sentir leur présence, mais le petit groupe comptait sur le fait que leurs poursuivants également auraient des difficultés à suivre leur trace.
Néanmoins, et comme toute créature possède ses limites, vint le moment où, alors que le petit groupe galopait à bride abattue le long d'une corniche dans une large grotte dont le nombre impressionnant de stalacticte n'égalait que la profondeur du gouffre qu'elle contenait, Naïa défaillit et glissa de la selle de son fenrir. Son corps s'abattit bruyemment sur le sol, l'un de ses bras ballant dangereusement dans le vide tout proche, tandis que l'humidité du sol la faisant lentement y glisser. Heureusement, Rehyan le remarqua immédiatement, elle qui avait été aux petits soins avec la nymphe depuis le début de leur aventure souterraine.
-NAÏA! S'écria-t-elle, se jetant de sa selle en pleine course au risque de se précipiter dans l'abîme en contrebas, pour aller saisir le corps de la nymphe en train d'y glisser et la tirer sur le sol.
Les autres mirent un certain temps à se rendre compte de ce qui venait de se passer, et arrêtèrent immédiatement leur fenrir, sans pouvoir faire demi tour pour autant, la corniche n'étant pas assez large pour permettre aux imposants loups de le faire.
-Par la Grande Créatrice! S'exclama Lefko, descendant de la croupe de Torgal pour s'approcher. Comment va-t-elle?
C'était une question évidemment stupide, tout le monde savait que Naïa allait mal.
-A ton avis? Demanda Rehyan, hargneuse. Elle n'en peut plus! Je savais que c'était une mauvaise idée depuis le départ, je savais que nous aurions dû repartir, je savais que nous n'aurions pas dû continuer! Mais vous avez préféré vous engouffrer tête baissée dans cette aventure stupide, sans un seul instant penser à Naïa!
-Ne sois pas stupide! S'exclama Lefko, elle aussi à bout. Tu crois que ça ne me fais rien, de la voir dans cet état? Tu crois peut être que tu aurais mieux réussi à la ramener à la surface, peut être?
-Si nous êtions restées à la surface, ce ne serait jamais arrivé! S'écria Rehyan, les yeux emplis de larmes.
-Pour nous faire massacrer par des révolutionnaires? Rétorqua Dol'taïm.
-Nous les aurions combattu!
-Tu ne tenais même pas debout!
-Ferme la, putain!
La voix de l'ancienne kisaeng résonna longuement dans l'immense crevasse, faisant frémir quelques stalactites pendant du plafond. Un mugissement retentit du fond du gouffre, et le petit groupe sut exactement de quoi il s'agissait. L'une de ces imposantes créatures vivant dans de tels gouffres, aux nombreuses pattes acérées leur permettant d'escalader les parois à toute vitesse afin d'attraper au vol les créatures tentant de traverser leur territoires.
-Si vous avez fini de vous chamailler, déclara froidement Kiine, nous devons repartir. A moins que vous ne préféreriez reposer dans l'estomac de cette bestiole.
-Viens, lança Lefko à Rehyan, je vais t'aider à la hisser sur sa selle. On va l'accrocher pour qu'elle ne tombe pas.
-Non.
La réponse de Rehyan était sans appel. Son regard rouge semblait enflammé. A vrai dire, tout son caractère semblait s'être empiré, depuis sa violente perte de contrôle à Lenkaro.
-Ne blague pas avec moi. S'offusqua Lefko. Et dépêche toi! La bestiole ne va pas attendre qu'on soit prête pour-
-A l'Abysse la créature. A l'abysse vous toutes. Combien de temps encore avant que cette soi disant miraculeuse oasis n'apparaisse? Combien de fois Naïa aura-t-elle le temps de mourir avant que l'on y parvienne? Je refuse d'aller plus loin.
-Rehyan... commença Dol'taïm, menaçante.
-Faites un pas de plus, et je vous brûle vivante. Rétorqua la rousse, et de sa main, elle fit jaillir une flamme si chaude que sa couleur en devenait blanche.
Lefko eut un mouvement de recul, et dévisagea Rehyan comme une étrangère. Son visage était déformé de douleur et de tristesse, mais également de haine. Elle semblait ne plus réfléchir normalement. En contrebas, les cliquetis indiquant que la créature avait commencé son ascension commencèrent à résonner.
-Rehyan, arrête ça tout de suite... murmura Lefko. Je n'ai aucune envie de me battre contre toi, alors-
-Alors fais demi-tour avec moi. Répondit Rehyan d'un ton égal. On aurait jamais dû venir ici. On aurait jamais dû risquer d'avoir une deuxième Viyanah. On aurait dû rester à Yurena, ou, mieux, à Brocéliande. Au moins, là bas, on connaissait! Au moins, là bas, on savait ce qu'on risquait, et il n'y avait que nous!
-Rehyan. Intima la voix dure de Kiine. Souviens toi de ce que je t'ai appris. Ne laisse pas le chaos dominer ta raison.
Le regard brûlant de Rehyan se détourna de Lefko pour fixer la Kesjarinna.
-Vous... vous seriez prête à la laisser mourir.
-Je suis prête à faire ce qu'il faut pour atteindre notre objectif, qui permettra de la sauver.
-Et à quelle distance se trouve-t-il, au juste?
-Il se rapproche, je le sais, bien que je ne puisse en estimer la distance exacte. Tu dois me faire confiance, Rehyan.
Un rire terrifiant s'échappa des lèvres de la rousse.
-Vous faire confiance? Vous faire confiance? Je n'ai fait que ça, vous faire confiance! Je vous ai suivi plus que n'importe quelle autre, j'ai fait de vous mon objectif, mon but de vie! Je voulais être tout à fait comme vous, exactement et pas autrement! Mais qu'êtes vous, au final? Une pleurnicheuse incapable de se remettre de la mort d'une femme ayant eu lieu il y a une décennie? Une terrible dirigeante qui préfère fuir plutôt que d'administrer? Une piètre négociatrice, qui nous a faites rester des semaines piégées à Lenkaro? Une femme tant obnubilée par son objectif qu'elle en est prête à sacrifier tous ceux qui l'accompagnent pour y parvenir!
-Rehyan! S'exclama Lefko, dont les yeux s'étaient eux aussi allumés d'une étincelle de fureur.
Un long silence s'ensuivit, durant lequel autant la rousse que Kiine se défièrent du regard, sous le bruit régulier du cliquètement des pattes de la créature contre la roche.
-Je n'ai pas été à la hauteur de tes attentes, la belle affaire. Sourit alors Kiine. Alors quoi, je dois me blâmer du fait que tu m'ai adulée au point de me croire parfaite, Rehyan? Me flageller du fait que tu sois déçu de ce que tu trouves face à toi? La vérité, c'est que j'ai toujours été ainsi, et que tu as été la première à me suivre en t'aveuglant toi même sur ce que tu refusait de voir. Et maintenant, tu comptes aussi me mettre sur le dos l'état de Naïa? J'étais inconsciente lorsque vous m'avez trainée sous terre, pas toi. Je continue de pousser pour qu'on atteigne l'Okron et qu'on la soigne, tandis que tu ne fais que nous ralentir. Par l'Abysse, cesse de rejeter tous les torts sur les autres et sert toi de ta foutue tête!
Rehyan resta figée face à ce discours, mais, bien loin de l'apaiser, il ne fit que renforcer la haine qui brûlait dans ses yeux. Si grande fut son admiration pour la Kesjarinna, si haute fut la chute. La flamme de sa paume multiplia en intensité, et, d'un seul geste, elle la projeta en direction de la Dragonicide.
-NON! S'écria Lefko, et une cascade d'ombre poisseuse s'abattit sur Rehyan, tandis que la flammèche, elle, alla frapper la roche au dessus de la corniche, menaçant de faire s'effondrer les nombreux stalactites sur elles.
Ce fut l'instant où la créature apparut au bord de la corniches. Ses immenses pattes, semblables à celles d'une araignée, se plantèrent dans la roche et son corps rond recouvert de dent se jeta sur sa première proie, le fenrir de Rehyan, qui disparut instantanément dans un couinement d'horreur. Les autres loups, sentant la disparition d'un des membres de leur meute, commencèrent à s'agiter violemment, tentant de s'éloigner le plus possible de la bête, mais également de Rehyan et Naïa, se trouvant de l'autre côté par rapport à elles.
-REHYAN! S'écria Lefko, ignorant Dol'taïm et Kiine, entrainées par leurs montures plus loin. REHYAN, RÉPONDS MOI!
-VA EN ENFER, LEFKO! Répondit la voix hargneuse de la rousse. TU AS CHOISIS CETTE TRAITRESSE DE KESJARINNA, ALORS VA DONC LA REJOINDRE! Moi, je retourne à la surface sauver la dernière membre de ma famille.
-Rehyan... sanglota Lefko... arrête... tu ne sais pas ce que tu dis... tu n'es pas toi même.
-Au contraire, je n'ai jamais été aussi lucide que maintenant. Déclara la rousse. D'abord Viyanah, ensuite Dol'taïm, et maintenant toi. Il n'y a plus que Naïa, et je la sauverai. Par la Grande Créatrice, je jure que je la sauverai!
Et, sans un mot, elle s'extirpa de la mélasse sombre qui se dissolvait déjà dans la lumière des liane luminescente, parvint très difficilement à faire se retourner son fenrir sur un endroit où la corniche s'élargissait un peu plus, monta sur sa selle sans lacher Naïa un seul instant, et repartit, se défendant des attaques de la créatures à grand coups d'éclaires enflammés. Lefko resta figée, incapable de bouger, regardant s'éloigner au loin deux des membres de sa petite famille, elle le savait, probablement pour toujours. Elle ne pouvait l'accepter. Elle ne pouvait l'accepter et pourtant... elle restait immobile, inconsciente de la bête qui jetait désormais son dévolu sur elle.
Ce fut Torgal qui la sauva, en la saisissant violemment par le col et en la trainant, ce qui lui fit reprendre ses esprits alors que les dents du monstre approchaient. Une violente vague de mantra envoyée par Dol'taïm parvint à faire glisser une de ses pattes hors de son support, lui faisant perdre l'équilibre assez longtemps pour que Lefko parvienne à se mettre en selle, et Torgal à s'extirper des griffes du monstre. Ce dernier cependant, ne comptait pas laisser ainsi passer la promesse d'un aussi rare repas, et commença à poursuivre le groupe désormais bien réduit en courant à toute vitesse le long de la paroi, juste en dessous de la corniche sur laquelle couraient à toute vitesse les fenrirs. Dans un effort immenses, ils parvinrent à maintenir une vitesse trop élevée pour que la créature ne parvienne à remonter à leur niveau sans les perdre, durant un certain temps, du moins.
-Le bout de la crevasse! S'exclama Dol'taïm.
A cette simple évocation, Kiine, le regard froid et déterminé, se saisit de son épée et, sans une once d'hésitation, se trancha une veine du poignet, verticalement. Le liquide rouge commença alors à couler et, alors qu'elle enroulait déjà un morceau de sa tunique autour de sa blessure, elle se servit des quelques gouttes de sang ainsi versé pour viser l'unique patte de la créature qui surgit alors, le transperçant de part en part. Cette dernière rugit et glissa une nouvelle fois. Kiine réitéra l'opération à chaque fois qu'elle tenta de remonter sur la corniche jusqu'à ce qu'enfin elles parviennent au bout de la corniche, s'enfonçant dans un boyaux trop étroit pour la bête, et s'éloignèrent ainsi de son territoire, laissant loin, derrière elle, Rehyan et Naïa, seules, sans guide et avec une unique monture, dans le dédale mortel de ce monde impitoyable.
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