Le Chant du Couchant XXVII
L'air était lourd à Lenkaro. Les rues étaient vides et silencieuses, comme le calme avant la tempête. Sur les différentes minuscules places qui parsemaient la cité, trônaient les têtes de différents leaders de la révolte, capturés et exécutés durant les jours précédents par l'Okrana. La Clanique espérait que ces exécutions capitales allaient calmer le peuple, mais quiconque était capable de ressentir les fluctuations du mantra comprenait que c'était exactement l'inverse qui était en train de se produire. C'était le cas de Naïa. Terrée dans la minuscule demeure où Dol'Taïm récupérait de ses blessures et de son empoisonnement, elle était au cœur de la cité, loin du palais royal et de ses hauts murs le séparant de la plèbe. Et elle ressentait tous ces mélanges d'émotions négatives, de douleur, de souffrance, de rancœur, de haine, et de tristesse. La Clanique tentait de les réprimer par la répression, car c'était la seule méthode qui avait jamais fonctionné correctement sur l'esprit dur des nains. Mais cette fois-ci, cela semblait avoir l'effet opposé. Cette fois-ci, chaque nouvelle exécution ne faisait que renforcer la noirceur qui planait sur Lenkaro. L'immense cité était telle une poudrière géante prête à exploser à tout moment, et les autorités tentaient tant bien que mal de ne pas générer l'étincelle fatidique. Naïa savait que c'était vain. Elle le sentait. Et elle avait peur, autant pour elle que pour la keshiane qui dormait paisiblement à ses côtés pour la première fois depuis des jours. Elles étaient au cœur du maëlstrom. Et la nymphe savait que, lorsque l'inévitable étincelle viendrait tout enflammer, leur vie ne tiendrait plus qu'à un fil.
Une présence, puis un bruit attirèrent l'attention de la nymphe, qui tourna la tête en direction de la porte d'entrée de la petite mansarde. Triss se glissa à l'intérieur, baissant la tête pour ne pas se cogner sur le chambranle des basses portes naines. Naïa lui offrit un sourire sympathique. Triss, la main de la Kesjarinna, la guerrière Nordique. Elle avait été leur lien avec les autres, restées dans le palais royal, depuis qu'elles étaient bloquées à l'extérieur. Naïa avait voulu tenter une expédition pour ramener Dol'taïm à l'abris des immenses murs du palais, mais la Kesjarinna semblait considérer que cet endroit n'était plus sûr pour elle. Néanmoins, elle ne semblait toujours pas décidée à choisir un camp dans l'affrontement inévitable qui se profilait à l'horizon, et c'était une situation terriblement frustrante. Nara, l'hôte naine qui logeait la blessée et sa compagne, était également d'accord. Pour elle, il n'y avait aucune raison pour que la Kesjarinna continue de prétendre à son alliance avec la Clanique, particulièrement après l'attaque qu'avaient subi Naïa et Dol'taïm. Mais Triss, elle, était plus prudente.
-Il est difficile de prévoir ce qu'il va se passer. Avait-elle déclaré. La révolte va-t-elle seulement réussir à renverser un régime aussi ancien et aussi puissant que la Clanique? Et si elle y parvient, qui seront les nouveaux dirigeants? Qui ne dit que ce ne sera pas le départ d'une longue guerre civile? Si tel est le cas, la Kesjarinna devra de nouveau choisir un camp, se battre, tout cela pour une cause qui n'est pas la sienne. Elle ne devait être que de passage, ne l'oublions pas. Les nains, qui n'ont jamais connu que la Clanique, ne s'en rendent peut être pas compte. Mais pour nous, qui avons grandi dans le monde Nordique, nous savons à quel point une révolte n'est jamais que le prélude à des années voir des décennies de trouble.
-Ce ne sera pas une révolte. Avait rétorqué Nara. Ce sera une révolution.
-Cela ne change rien à la position de la Kesjarinna. Nous allons attendre. Attendre, et voir. Et dès que l'occasion se présentera de partir, alors nous le ferons immédiatement, et nous n'aurons aucune attache ou serment nous en empêchant.
Mais leur petit groupe pouvait-il simplement rester à observer, alors que la ville s'apprêtait à s'embraser? Naïa n'était pas sûre que cette option soit viable.
-Fais attention à toi, Triss. Murmura-t-elle lorsque la guerrière se prépara à repartir. Les rondes sont plus fréquentes, désormais. Ne te fais pas attraper.
-N'ai crainte. Répondit la guerrière. Je commence à avoir l'habitude de franchir ces murs.
***
-Je suis désolée, Lefko. Déclara Joukov, le bibliothécaire. Mais tant que la Kesjarinna ne choisit pas de nous aider, je ne vous viendrait pas en aide.
L'opaline grinça des dents, et lança un regard meurtrier au jeune nain.
-Vous commencez à tous m'ennuyer, avec vos conditions! S'énerva-t-elle. Nous ne sommes pas venus dans ce pays pour le changer, nous aurions dû le quitter il y a des semaines! Est-ce trop demander qu'un peu d'aide charitable, dans cette terre stérile?
-Je comprends votre énervement, Lefko. Répondit l'homme, se voulant apaisant. Mais il faut que vous compreniez que la présence de la Kesjarinna à Lenkaro est sûrement la différence entre la victoire et la défaite, pour nous. Son symbole est puissant, dans le coeur des habitants, et il suffirait d'un geste de sa part pour que les flammes de la révolution brûlent ce palais.
-Et sa bibliothèque? Demanda Lefko, acide. Nous privant de toutes les informations que nous sommes venues y chercher?
-Je protégerai ces livres avec ma vie. Déclara le nain. Ces mêmes mains qui réduiront la Clanique à néant.
Lefko fixa Joukov pendant de longs instants, de ses yeux flamboyants, et le nain soutint son regard. Elle finit par se détourner, et faire demi tour, se dirigeant vers la sortie de l'immense bibliothèque.
-Je vois que discuter avec toi n'est d'aucune utilité. Lança-t-elle. Très bien, puisque vous semblez l'avoir décidé ainsi, nous nous passerons de votre aide. Après tout, tout allait mieux quand nous nous débrouillions seules.
-Lefko! S'exclama le nain en tentant de la rattraper. Je vous en prie, essayez de-
Il fut interrompu par un soudain et violent cri de la part de la jeune femme, qui s'effondra sur le sol en serrant sa main sur sa poitrine, en proie à de vives souffrances.
-Lefko!
Le nain se jeta à son côté, et tenta de calmer la jeune femme qui se roulait au sol de douleur, incapable de cesser de haleter et de gémir. Sans attendre, Joukov tenta de retirer la main de la jeune femme, qui semblait tenter d'arracher quelque chose autour de son cou. Le nain s'en saisit, et découvrit un joli pendentif orné de runes mystérieuses, qu'il crut reconnaitre comme étant issu de forge magique. Certains qu'il tenait là la cause de la douleur soudaine de l'opaline, le nain tira d'un coup sec sur le pendentif, l'arrachant du cou de Lefko qui cessa instantanément de crier et tenta, difficilement, de reprendre sa respiration, ses yeux écarquillés par la violence et la soudaineté de la douleur. Pendant quelques instants, elle resta ainsi, pantelante, alors que les mots de Joukov ne parvenaient pas à l'atteindre. Sa vision floue finit par se focaliser sur le pendentif, désormais éloigné de son cou, qui gisait sur le carrelage à quelques dizaines de centimètres d'elle. Son esprit ne mit pas longtemps à faire le lien.
C'était le pendentif de Bjorn, celui que Triss lui avait donné. Que lui avait-elle expliqué en le lui donnant? Que les deux pendentifs étaient liés par le sang. Une boule se forma dans la gorge de l'opaline, alors qu'elle se saisit de la pierre runique avec terreur en titubant pour se relever. Une nouvelle décharge de douleur la traversa. Mais surtout, la douce chaleur que la pierre émettait auparavant semblait s'en échapper, lentement. Un éclair de compréhension la frappa. Elle se mit à courir vers la sortie du grand bâtiment, ignorant Joukov qui tentait difficilement de la suivre. Le spectacle qui s'offrit à elle la glaça.
***
Une douleur. Une douleur intense. La Kesjarinna la ressentit, comme si elle eut été la sienne. Elle tituba légèrement, et se retint à une colonne de marbre blanc, tandis que Rehyan accourut pour la soutenir, le regard inquiet.
-Kesjarinna? Demanda-t-elle d'une voix où perçait l'inquiétude.
-Non... murmura la Dragonicide. C'est... encore un mauvais rêve.
C'est le moment que choisit une cloche pour sonner, donnant l'alerte et faisant accourir un grand nombre de garde dans une direction. Kiine ne réfléchit pas, et se jeta à la suite de la petite marée de nains en armes, qui se dirigeait vers le mur d'enceinte.
-Kesjarinna! Interpella Rehyan.
-Va me chercher mes armes. Répondit froidement l'impératrice nordique, sans s'arrêter.
Même au milieu de tous ces soldats, de tous ces êtres vivants, chacun ayant sa propre vibration, sa propre présence dans le mantra, brouillant l'environnement, la douleur que Kiine avait ressenti était encore limpide, claire comme de l'eau de roche. Elle en ressentait la provenance, et avait portant l'impression de la subir elle même. Elle était insupportable, violente, virulente. Mais la Kesjarinna en avait vu d'autre. Et surtout, sa peur et sa colère la faisaient tenir debout, et continuer à courir malgré la douleur indicible, qui prenait en intensité alors qu'elle avançait, qu'elle approchait du lieu de réunion de tous les gardes. Bientôt, leur masse compacte l'empêcha d'avancer plus loin, alors elle se fraya un chemin à coup de poings et de pieds, ignorant la douleur, les insultes, et tout le reste.
Quand elle arriva au centre du cercle, elle se figea. Tous les gardes formaient un demi cercle, coinçant, contre le mur d'enceinte, le corps criblé de flèches de Triss, tout en restant à distance respectueuse. Les cadavres d'une dizaine de garde entouraient la guerrière Nordique, dont l'épée était sortie. Mais le sang coulait abondamment de ses plaies, et ses yeux semblaient se recouvrir d'un voile. A la gauche de la Kesjarinna, un nain banda son arbalète et la pointa vers la blessée, qui buta sur sa jambe blessée en essayant de se tenir debout pour l'esquiver. Mais le garde n'eut pas le temps de décocher son carreau. Une immense colonne rouge s'éleva de la flaque sanglante créé par les corps étendus au sol, et le transperça de part en part, faisant gicler encore plus du liquide rouge sur les gardes qui l'entouraient, et générant un vent de panique. Tous les nains reculèrent, alors que Kiine, elle, avança vers Triss, d'un pas incertain, tremblant. Une cascade de souvenirs douloureux remontaient, souvenirs qu'elle avait pourtant tenté d'enterrer pendant si longtemps. Sa vision se brouilla, alors que les larmes coulaient. Elle s'agenouilla, et saisit le corps de sa garde du corps, sa conseillère, sa compagne, et, surtout, son amie, pour la serrer fort contre sa poitrine. La respiration de Triss était sifflante. Ses mouvements lents et patauds. Ses magnifiques cheveux blonds étaient poisseux et collants. Elle tremblait de froid.
En désespoir de cause, Kiine tenta de rattraper le sang qui s'écoulait de ses nombreuses plaies, de l'empêcher de couler, de le retenir alors qu'il fuyait, emportant avec lui la vie de cette femme. Cette femme, qui avait été la première à lui tendre la main alors qu'elle était consumée par la vengeance. Cette femme, qui avait été la première à partager son lit depuis Yuriana. Cette guerrière, qui l'avait soutenue alors qu'elle avait repris en main l'empire, incertaine et craintive. Cette mère qui avait porté avec elle ses premières filles, qui avait refondé avec elle la famille qu'elle pensait ne jamais avoir. Cette amie, qui l'avait toujours suivie, compréhensive de ses peurs et de ses blessures, à chaque fois qu'elle avait fui Yurena pour parcourir le monde et fuir le spectre de Yuriana.
Cette compagne, qui était venue la retrouver à l'autre bout du monde, pour s'effacer stupidement sous le flèches des gardes de la Clanique. Pourquoi? Pourquoi elle? Pourquoi maintenant? Pourquoi n'était-elle pas restée à la tribu de Kynareth, comme Kiine le lui avait ordonné? Pourquoi venir se jeter dans cette folie que les nains abattaient sur eux même? Pourquoi devait-elle avoir été attrapée au moment de traverser le mur d'enceinte, alors que jamais Dol'taïm n'avait été vue quand elle en faisait autant? Pourquoi tout ce sang, pourquoi la vie quittait lentement son magnifique corps alors que Kiine faisait tout son possible pour l'empêcher de partir?
-... dé... solée... murmura Triss, d'une voix rauque.
-Ne pars pas toi aussi, Triss... répondit la Kesjarinna d'une voix tremblante. Ne me laisse pas... s'il te plait...
-... occupe... toi bien... d'Elsa... et Bella... continua la guerrière, en levant une main tremblante vers le visage de la Kesjarinna. J... t'aime...
La main retomba, mais Kiine la retint, et vint la poser contre sa joue, sans cesser de tenter de retenir le flot de sang qui s'échappait du corps de Triss.
-Kesjarinna?
Une voix. Une simple voix, haïe, honnie, vint percer le silence mortel qui s'était abattu sur la petite assemblée. Kiine ne tourna même pas le visage. Elle se contenta de serrer plus fort le corps froid de Triss contre elle. Koulov continua.
-Cette femme... a été vue en compagnie d'agitateurs. J'ignorai que vous la connaissiez, je le jure! Je...
-Triss!
La voix déchirante de Rehyan fut celle qui coupa le monologue du nain.
-NON! NON! S'écria l'ex esclave en accourant, laissant tomber les armes de la Kesjarinna. NON! REVIENS! TU NE PEUX PAS M'AVOIR DIT TOUT ÇA ET PARTIR AINSI! TRISS! TRISS!
Les cris du coeur de la jeune femme semblaient être tous ceux que la Kesjarinna n'arrivait pas à pousser elle même. Les cris de son âme restaient profondément enfouie dans son esprit, cognant violemment contre ses barrières, lui vrillant le crâne. La douleur était immense. Le fleuve de haine se déversait dans son esprit, rompant toutes les barricades qu'elle avait dressée.
-Kesjarinna, reprit Koulov, je-
La violence de l'onde de choc disloqua le corps du nain en une fraction de seconde. Les yeux mauves de la Kesjarinna prirent une couleur pourpre, tandis que les blanc de ses yeux virait au noir nuit. L'immense lame de sang avait fendu le sol, traversé Koulov de part en part comme s'il n'avait été que du beurre, et coupé au travers les délicieuses décorations du jardin, les façades ouvragées des palais, et l'épaisse couverture de pierre du mur d'enceinte, qui commença à se craqueler. La violence du choc n'était cependant rien devant la soudaine et violente pression qui s'abattit sur les environs de la Dragonicides. Son mantra décuplé fissurait le sol, les murs, écrasait les nains dans leurs armures, brisait les flèches plantées autour d'elle. C'était comme une apparition divine, d'une violence inouïe et inarrêtable qui se réveillait. Un garde, à demi sonné par la violence du choc, parvint tout de même, en rampant au sol, à se saisir de son arbalète, et tenta de la pointer vers la Kesjarinna qui, toujours immobile, tenait encore le corps de Triss dans ses bras, alors que le monde semblait s'écrouler tout autour d'elle. Mais avec d'avoir pu décocher son carreau, le bras du nain s'embrasa d'une flamme si intense qu'elle en était blanche. Le feu commença à se répandre le long de son membre, dévorant sa chair avec appétit, ignorant ses cris de douleurs, alors que Rehyan le fixait d'un regard fou.
Lorsque la Kesjarinna finit par se lever, laissant au sol, derrière elle, le corps sans vie de Triss, Rehyan vint se placer à ses côtés telle un automate guidé par nulle autre force que la haine, nourrie de leur pouvoir, qui nourrissait en retour leur haine. Il n'y avait plus la moindre once de conscience, ni de pitié dans ces deux êtres qui avaient cédé intégralement au pouvoir du chaos. La peau de la Kesjarinna elle même semblait se déliter, prenant une couleur noire et informe d'energie pure et sombre. Elle fit un pas en direction du palais, et la puissance du mantra qui l'entourait était telle qu'elle en était visible, tordant l'air, n'enflammant, déviant la lumière qui passait au travers. Cette créature de colère qui s'était réveillée, après être restée endormie depuis si longtemps, ne cherchait rien d'autre que la destruction. Et la violence des flammes de Rehyan qui l'accompagnait ne faisait que renforcer son implacable détermination.
Le mur d'enceinte finit de s'effriter et de s'effondrer, là où l'attaque de Kiine l'avait fendu, là où le corps de Triss gisait encore, au milieu d'une mare de sang et de cadavres. Derrière le mur abattu, les habitants de Lenkaro purent, pour la première fois de leur existence, voir l'intérieur du palais royal, le havre de paix et de tranquillité où se terraient depuis toujours leurs tortionnaires. Et ce havre était en proies aux flammes, jonchés des corps exsangues de tous ceux qui avaient le malheur de croiser le chemin de la Kesjarinna. Ce havre était en train de chuter avec ses maîtres. L'étincelle jaillit de la flèche ayant mis fin à la vin de Triss.
La poudrière s'embrasa.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro