Le Chant du Couchant XXIX
Kiine ouvrit lentement les yeux. Mais ce ne fut pas la douce lumière du jour qui l'accueillit, ni le moelleux confort d'un lit douillet. Plutôt l'obscurité moite d'un souterrain, et le cisaillement dur des pierres sur lesquelles elle reposait. Cependant, la Kesjarinna en avait vu d'autre, et son esprit alerte regagna rapidement toutes ses capacités - et particulièrement le dernier souvenir enregistré par sa mémoire avant que sa conscience ne chute de nouveau dans les limbes.
-Yu! S'exclama-t-elle en tentant de se relever. Y... aïe!
Tout son corps la brûlait. C'était comme si un forgeron sadique s'était amusé à passer fer chauffé à blanc sur chaque parcelle de sa peau. Sa tête cognait violemment, sa respiration était sifflante, et ses muscles refusaient de lui répondre correctement. En bref, elle était comme un nourrisson, incapable de se mouvoir par elle même, et rien que les quelques mots qu'elle avait prononcé lui avaient couté l'équivalent d'une journée d'énergie.
-Doucement... fit une voix apaisante à ses côtés. Vous êtes épuisée, Kesjarinna. Ne faites pas de mouvement brusque.
La Dragonicide reconnut sans peine la douce voix de Naïa. La nymphe était donc avec elle? Pourtant, aux dernières nouvelles, elle était coincée de l'autre côté des remparts, à s'occuper des blessures de Dol'Taïm pendant que Triss faisait la messagère. Triss... une nouvelle vague de douleur et de colère s'empara de la Kesjarinna, avant de s'écraser comme une petite ride vient s'abattre sur le rocher bordant l'étang où elle a pris forme. Même son esprit semblait incapable de ressentir des émotions fortes, drainé par le combat intense dont elle n'avait pourtant aucun souvenir. Epuisé, il ne pouvait se concentrer que sur une seule chose: cet unique souvenir, cette apparition soudaine, miraculeuse.
-Yu... murmura-t-elle difficilement. J'... vu... Yu! Où... où est...
-Calmez vous, Kesjarinna. Lui demanda Naïa avec douceur, en caressant le front humide de la nordique d'un geste empli de tendresse. Vous avez vécu un moment difficile, mais nous sommes en sécurité maintenant!
-Yu! Continua de gargouiller Kiine, incapable d'avoir la moindre autre pensée, le moindre autre mot à la bouche.
-Je pense qu'il faudrait encore la laisser dormir. Soupira Naïa.
-Encore? Se tendit Lefko. Mais...
Un simple regard de la nymphe la fit taire, et l'opaline attendit donc que la Kesjarinna retombe dans les bras de morphée pour continuer. Cependant, bien que mentalement et physiquement épuisée, Kiine semblait refuser de vouloir s'y glisser, continuant de répéter sans fin le nom de sa défunte compagne en une longue et agonisante litanie.
-Je... vais la rendormir. Déclara Naïa.
-Tu penses y parvenir? S'inquiéta Lefko.
-Je ne sais pas. Elle est particulièrement faible, mais elle reste puissante. De toute manière, il faut qu'elle dorme.
Lentement, son chant commença à franchir ses lèvres et à emplir l'espace vide et sombre de la caverne, résonnant longtemps contre ses parois infinies. Les paroles étaient douces, apaisantes, le chant langoureux s'enroulait autour de l'esprit épuisé de Kiine, avec une tendresse telle qu'il aurait suffit à la Kesjarinna d'une simple réaction pour le déchirer. Mais elle en était incapable, dans son état, et elle ne se rendait de toute manière quasiment pas compte de ce qui lui arrivait. Lentement, mais sûrement, ses paupières s'alourdirent, et elle retomba dans un sommeil profond et sans rêve.
La voix de Naïa se tut, mais son écho continua de se répercuter quelques instants dans le souterrain. La nymphe sembla soudain épuisée, et ses jambes se dérobèrent sous elle. Cependant, Rehyan parvint à la rattraper de justesse avant que son corps ne heurte le sol.
-Tout va bien? Demanda cette dernière d'une voix dans laquelle perçait l'inquiétude.
-Oui, oui... répondit la nymphe avec un sourire qui se voulait rassurant. Le chant m'a juste puisé plus d'énergie que ce à quoi je m'attendais.
Même dans l'obscurité quasi totale, les yeux de Naïa purent entrevoir le froncement de sourcil de son amie.
-Ce n'est pas rien! S'emporta-t-elle. Cela fait des jours que nous sommes dans les mines, évidemment que tu t'affaiblis! Tu n'as pas vu le soleil depuis des jours! Si ça continue comme ça...
-C'est pour ça qu'il est impératif que Kiine se réveille! Glapit Lefko, à proximité. C'est elle qui peut nous guider! Du moins, qui est censée le pouvoir! Sans elle, nous ne faisons qu'errer dans l'inframonde, à attendre que-
-Silence! Claqua la voix de Dol'taïm.
Immédiatement, toutes les voix se turent. L'ouïe fine de la keshiane avait en effet détecté quelque chose. Et les rares rencontres que les aventurières avaient pu faire au cours des précédents jours leurs avaient appris que l'inframonde était bien loin d'être aussi vide qu'elles l'avaient imaginé, et que ce n'étaient pas des nains qui en occupaient ou en creusaient la majorité des tunnels.
-Ce tunnel n'est pas sûr. Grogna la keshiane.
-Comment tu le saurai? Grinça Rehyan, qui avait à vrai dire peu envie de lever de nouveau le campement.
-Odeur. La même que la bestiole de l'autre jour.
Les quatre femmes eurent un silence qui marquaient leur compréhension. Les fenrir, eux aussi, étaient agité. Les créatures qui rôdaient dans ces profondeurs étaient loin d'être sympathiques, et avec la Kesjarinna inconsciente, et Dol'taïm toujours blessée, elles pouvaient faire des cibles faciles. Les flammes de Rehyan, et le début de maîtrise des ombres et des lumières par Lefko pouvait leur permettre de se défendre, mais la faim commençait à sérieusement se faire ressentir. Après tout, leur départ avait été plus que précipité, dans le chaos de la capitale naine en proie aux flammes. Nara, l'hôte qui avait accueilli Naïa et Dol'taïm, s'était contentée de leur montrer la seule entrée de mine qu'elle connaissait, et de leur fournir quelques maigres provisions. Mais au vu de la rage de combats, c'était, même selon elle, la meilleure solution. La Clanique les recherchait, les insurgés attaquaient sans vraiment de distinction... il ne faisait plus bon rester à Lenkaro. Et, avec les informations qu'elle avait enfin réussi à obtenir, Lefko était persuadée de pouvoir enfin reprendre le cours de leur expédition.
Mais l'inconscience de Kiine les mettait dans l'impasse. Et le peu de temps qu'elle passait réveillée, son esprit ne cessait de divaguer sur l'apparition de Yuriana qu'elle pensait avoir entraperçu. Rehyan et Lefko s'étaient disputées à plusieurs reprises sur le sujet, mais, au final, la première était obligée d'avouer que, malgré les conséquences de l'idée de la seconde, elles n'avaient eu aucun autre moyen de stopper la Kesjarinna dans son élan destructeur - même si cela se payait maintenant. Le contrecoup qu'elle subissait était terrible. Mais plus le temps passait, plus les conditions de survie de la petite troupe devenaient précaires.
Un bruissement retentit dans la caverne, et les fenrirs se hérissèrent. D'un regard entendu, les quatre femmes décidèrent de lever le camp. On fit basculer Kiine sur le dos de son Annsvir au pelage crême, puis on récupéra les rares affaires qui avaient été éparpillées, et on reprit la route. Les femmes s'étaient privées de rations pour permettre à leurs montures de tenir le coup de la marche forcée dans cet environnement inconnu et hostile. Les tunnels très visiblement creusés à même la roche par les créatures vivant dans cet environnement menaient sur des grottes naturelles, de hautes crevasses, de profonds puits, d'immenses caverne. C'était un monde entier, en trois dimensions, où grouillait une faune très rarement ragoutante. Les rares créatures qu'elles étaient parvenues à chasser pour se nourrir ressemblaient à des termites ayant la taille d'un bras, mais dont les yeux ressemblaient à ceux de serpents. Les fenrirs n'en avaient pas voulu, et les jeunes femmes ne pouvaient pas dire qu'elles en avaient apprécié le gout rance et la texture gélatineuse. Dans ce monde toujours plongé dans l'obscurité, on montait, descendait, tournait à gauche, glissait le long d'une courte pente, devait rebrousser chemin face à un cul de sac... c'était un immense labyrinthe sans fin, mais surtout un labyrinthe qui semblait tout le temps évolué, au gré des galeries qui s'effondraient ou des nouvelles creusées par les êtres y vivant.
-J'en peux plus! S'exclama soudain Rehyan, après quelques heures de chevauchées depuis leur dernier campement. De la pierre, de la pierre, et encore de la pierre, partout, tout le temps! Je deviens folle! J'ai faim! J'ai froid! Je veux voir le soleil! Pourquoi est-on venues jusqu'ici?
-Arrête de te plaindre et avance. Grogna Dol'taïm.
Rehyan fusilla cette dernière du regard, leur relation ne s'étant toujours pas améliorée depuis leur dispute. Elle s'apprêta à envoyer une remarque cinglante, quand soudain, elle s'exclama.
-De la lumière! C'est la sortie!
La petite troupe qui avançait épuisée releva la tête, et remarqua que, en effet, un lueur bleutée semblait luire au bout du boyau dans lequel elles avançaient.
-Allons-y, vite! S'exclama l'ancienne kisaeng en poussant sa monture pour dépasser les autres.
-Attends, Rehyan! S'exclama Lefko. C'est peut être un piège!
Mais la jeune femme n'écoutait pas, et son fenrir, tout aussi ravi qu'elle, galopa joyeusement jusqu'à la provenance de la lueur. Grognant à leur suite, les autres membres de l'expédition accélérèrent, pour finalement rejoindre Rehyan qui s'était arrêtée, bouche bée, devant le spectacle qui s'offrait à elle.
La grotte qui s'ouvrait était immense. On aurait facilement pu y faire rentrer Lenkaro en entière, avec les tours du palais royal, vu l'altitude à laquelle se trouvait la voute. Mais surtout, elle était baignée dans une douce lumière bleue qui semblait émaner de lianes qui longeaient le plafond et pendaient vers le sol, ou bien poussaient le long des flaques et des stalagmites au sol. Un lac ornait le cœur de l'immense crevasse, et ses eaux froides et bleues reflétaient la beauté de ce spectacle, face auquel toutes les membres de la petites famille recomposée restaient béates. Un léger mouvement attira cependant l'oeil des fenrir, quand une petite créature semblable à une étranges souris à cornes, parfaitement blanche, surgit d'un renfoncement dans la roche pour aller brouter les curieuses lianes lumineuses.
-Les plantes d'ici sont bien vivantes. Murmura Naïa. Mais je ne ressens aucune liaison avec elles. Comment vivent-elles sans soleil?
-Je sais pas. Grogna Lefko. Mais nos bêtes ont faim, et je crois qu'il y a ici du gibier qui les intéresse.
-Montons le camp ici. Déclara Lefko. Proche d'une sortie, de préférence. Je ne sais pas combien de temps passera avant que quelques créatures un peu moins... passives ne traverse les environs.
Les quatre femmes descendirent, et Rehyan alla allonger la Kesjarinna sur le sol, tandis que les fenrirs commencèrent à s'éloigner, en position de chasse, prêts à remplir leurs estomacs bien loin d'avoir été satisfaits durant les jours précédents. Il était d'ailleurs difficile de savoir depuis combien de temps elles étaient sous terre. Toute notion de passage du temps avait disparu dans le soleil au dessus de leur tête, et cela également avait un impact sur leur état de fatigue, ce qui, allié à la faim, expliqua pourquoi elles s'effondrèrent presque toutes immédiatement sur le sol inconfortable pour s'endormir.
Le réveil fut, cependant, loin d'être des plus agréables, lorsque le grognement des fenrirs les tirèrent de leur sommeil. Sans attendre une seconde, elles se jetèrent sur leur pieds pour faire face à la menace, mais déchantèrent rapidement. Elles étaient encerclées. Et ces créatures humanoïdes n'étaient pas des nains, bien loin de là. Très grands, le corp recouvert de large plaques qui semblaient être métalliques, et les pointes de leurs lances dirigées vers elles, les inconnues étaient terriblement impressionnants. Les yeux rouges qui luisaient dans l'ombre de leur visage, camouflé par ces étranges excroissances semblables à des armures, les fixaient, et il était impossible d'y lire quoi que ce soit. Tout cela était même sans compter les montures sur lesquelles ils semblaient être arrivées, étranges serpents à pattes et possédant des myriades de têtes pointant toutes dans leur direction, et sifflant d'un air affamé.
Lefko, autant que ses compagne, resserra leur cercle, tandis que les fenrirs reculaient également. Elle ignorait si les créatures étaient agressives, mais s'il était évident qu'elles étaient au moins sentientes. Peut être ne voyaient-elles pas souvent des habitants de la surface. Ou bien peut être les haïssaient-elles? L'opaline déglutit.
-Qu'est-ce qu'on fait là, au juste? Demanda Rehyan sur un ton tendu.
-Qu'est ce que j'en sais, moi? Siffla Lefko, qui tentait pourtant de ne pas céder à la panique. Bon sang, si seulement Kiine s'était éveillée plus tôt...
-Si seulement je m'étais éveillée plus tôt?
La voix résonna, enrouée et grasse, faisant sursauter tous les membres de l'expédition.
-Kiine! S'exclama Lefko.
-Kesjarinna! Enchérit Rehyan.
-Oui, oui... murmura la concernée avec difficultés. Hum... je crains pourtant de ne pas être d'une grande aide, je suis incapable de bouger le moindre orteil.
-Donc notre situation reste la même. Grinça Dol'taïm, s'attirant un regard noir de Rehyan.
Cependant, l'une des créatures ayant les plaques les plus développées sortit du cercle qui les entourait pour s'approcher d'un pas prudent, en direction de la Kesjarinna. Annsvir grogna, et les trois femmes capables de se tenir debout se préparèrent à se défendre. Mais la créature s'arrêta, à distance respectueuse. Ses yeux rougeoyants fixaient ceux de Kiine, qui, de sa position immobile, lui rendait son regard. Soudain, la créature lança une série de mots absolument incompréhensibles et visiblement dirigés vers ses camarades, et tous, instantanément, baissèrent leurs armes et reculèrent de quelques pas.
-Il... se passe quoi, là? Demanda Rehyan.
-Pourquoi t'imagines-tu que qui que ce soit a la réponse? Siffla Lefko.
C'est alors que celui qui semblait être le chef des créatures se prosterna longuement devant Kiine.
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