Le Chant du Couchant XXI
Lefko prit une grande inspiration avant de traverser l'immense porte parée d'or et de joyaux, Dol'Taïm et Naïa à sa suite. Face à elle, s'élançaient vers une coupole d'une taille impressionnantes des colonnades de marbre dont les chapiteaux, gravés savamment de bas reliefs animaux et végétaux, étaient recouverts de feuilles d'or et serties de lapis-lazuli faisant ressortir les yeux des bêtes représentées. Et, au milieu de cette forêt lithique, s'étendait un sous bois d'une nature bien plus organique, des dizaines d'étagères parcourues d'échelles et balustrades permettant d'atteindre tout point de leur hauteur dantesque, recouverte en tout point de livres dont les tranches montraient qu'on prenait grand soin d'eux. Le pas des trois femmes résonna dans l'immense hall marquant l'entrée de la Grande Bibliothèque, tandis que leurs regards sautaient de points en points, incapables de se focaliser sur un détail précis de la décoration surchargée du bâtiment.
-Ce n'est pas une bibliothèque, c'est un palais... murmura Lefko. La Bibliothèque de Brocéliande n'a rien à voir avec ça.
Lefko ressentit le tressaillement de Dol'Taïm à l'évocation de la demeure du démon à cause duquel elles cherchaient ainsi désespérément une Relique dont personne n'avait idée de la localisation exacte. L'opaline soupira. Chacun de milliers de livres qui s'alignaient bien en rang sur les étagères face à elle comportait des centaines de pages, chacune comportant des centaines de mots, probablement écrit en langue naine dont ni elle, ni ses compagnes, n'avait la moindre connaissance. Pourtant, elles étaient venues ici avec l'espoir d'y trouver les réponses qu'elles cherchaient. Elles s'étaient lancées dans ce voyage afin de remplir une promesse, un pacte fait avec un démon en échange de moyens de survivre. Toutes avaient du abandonner une part de leur humanité dans ce contrat, mais y avait gagné la force de résister à l'impitoyable loi régnant au cœur de la forêt maudite. Mais elles étaient désormais au bout de la seule piste qu'elles avaient. "A l'est" avait dit Freya. "Un lieu auquel on ne peut accéder ni par Terre, ni par mer, ni par les airs". Il fallait qu'elles passent par le monde souterrain. Mais pour aller où? Où pouvait donc se cacher cette Relique sacrée de laquelle la Kesjarinna devait obtenir quelque chose que Lefko devait rapporter au démon, caché dans les tréfonds de sa bibliothèque? A quoi ressemblait-elle? Et, si elle était si puissante, comment être sûre que quelqu'un ne l'avait pas déjà dérobée depuis longtemps?
Tout cela semblait perdu d'avance. Lefko ne savait même pas réellement pour quelle raison elle devait mener cette quête dont elle ne comprenait pas la finalité, et qui pourtant était à l'origine de tout ses choix récents. C'était comme si elle n'était pas totalement maître de sa vie, comme si un marionnettiste jouait dans l'ombre, l'entrainant là où il désirait sans le moindre intérêt pour la volonté et les envies de l'ancienne esclave. Mais, quand bien même elle était libre de cette promesse faite, où serait-elle allée? Qu'aurait-elle fait? Tout ce qui lui avait jamais importé, c'était de tenter de maintenir en un seul morceau sa petite famille recomposée, de veiller à la survie de toutes. Mais désormais, c'était elle, elle et sa promesse, qui les mettait toutes en danger, les amenant au cœur d'un Royaume inconnu, poursuivie par des démons d'un autre temps, accompagnée d'une reine au cœur froid comme la glace des Grands Monts Gelés. Et tout ça pour quoi? Elle se sentait être comme une coquille vide ballotée par les flots du destin, sa la moindre capacité à agir. Et cela la terrifiait. Face à l'ampleur de la tâche qui s'élevait face à elle, ces montagnes de livres incompréhensibles dans lesquelles se cachait potentiellement une unique information qui la guiderait au devant d'autres dangers encore, Lefko frémit et se mit à trembler. Elle ne voulait plus avancer. Elle ne voulait plus remplir cette promesse folle passée avec un démon enfermé dans son antre à l'autre bout du continent. Elle ne voulait plus se débattre ainsi dans les flots, elle voulait se laisser couler au fond de la mer, là où tout est calme et silencieux, là où elle ne devrait plus se battre pour survivre, là où elle et sa petite famille pourraient poser leurs valises définitivement et ne plus jamais se soucier d'autre chose que du temps du lendemain et de la teneur des récoltes.
L'espace d'un instant, Lefko voulut tout abandonner. La promesse. L'Orkon. Le Logophage. La Kesjarinna. Les Nains. Crépuscule. Et ce pouvoir qu'elle savait exister en elle, mais ne pouvait accepter de peur de la réaction de Kiine. Pendant l'espace d'un court moment, seule une plaine herbeuse infinie habita son âme, au centre de laquelle une petite chaumière grinçait avec douceur sous les assauts du vent, et dans laquelle elle trouvait la paix, avec Dol'Taïm, Rehyan et Naïa. Enfin...
Une unique larme roula sur sa joue blanche. L'instant était terminé. Sous ses pieds l'herbe verte avait été remplacée par la froideur lithique du marbre. L'horizon claire avait laissé place aux rayonnages n'attendant qu'elle. Et, à ses côtés, Dol'Taïm et Naïa la fixaient, les yeux emplis d'appréhension.
-Ca va, porcelaine? Demanda la keshiane d'une voix dans laquelle Lefko sentit l'inquiétude percer, ce qui lui perça le coeur.
Lefko se débattait depuis longtemps déjà avec cette bête noire qui cherchait à l'engloutir, avec cette vision onirique de paix qui ne resterait à jamais qu'un mirage. Mais elle savait que ce n'était qu'un rêve égoïste. Elle ne pouvait pas faire taire ce pouvoir en elle. Elle ne pouvait pas échapper à Crépuscule, même si elle le voulait. Elle ne pouvait pas éviter les Nains en plein coeur de leur Royaume. Elle ne pouvait pas abandonner la Kesjarinna après tout ce qu'elle avait fait pour sa famille. Et surtout, elle ne pouvait renoncer à son pacte. Car elle savait, au fond d'elle même que son abandon signifierait sa perte, et celle des femmes qui lui étaient si chères. Sa famille. Alors, une énième fois, elle repoussa la terreur au plus profond d'elle même, et renfila son masque d'optimisme. L'unique larme s'évapora dans l'air noirci de la cité naine, et Lefko déposé un baiser volatile sur la joue de Dol'Taïm.
-Tout va bien, ne t'en fais pas. La rassura-t-elle. Nous devrions commencer à chercher maintenant, si nous voulons avoir la moindre chance de mettre la main sur une information utile.
Dol'Taïm ne le montra pas, mais elle n'était pas dupe. Naïa ne l'était pas beaucoup plus, et interrompit le mouvement qu'elle avait entamé pour consoler Lefko - que pouvait-elle dire, après tout? Elle aurait aimé être capable de trouver les mots, mais elle n'en était pas capable. Les deux femmes emboitèrent donc le pas à leur sœur d'adoption, la mort dans l'âme, conscientes du poids de leur amie, mais incapable de lui en retirer le moindre gramme.
Un bureau de marbre rose trônait au centre du hall, délimitant l'entrée des rayonnages, et Lefko se dirigea donc naturellement vers le nain qui y était stationné, un mâle au cheveux blonds, au nez pointu et à la barbe rasée de près, bien loin de celles portées par les membres de la Clanique qui pullulaient dans la cité Royale de Bolrev, où Kiine et ses compagnes de voyage étaient arrivées la veille. Il leva un regard bleu azur vers Lefko, et sembla hésiter. L'Opaline elle même ne sut dans quelle langue s'adresser à ce bibliothécaire qui semblait bien jeune selon les critères nains, mais qui ne parlait probablement aucune des locutions maîtrisées par l'ancienne esclave.
-Etes vous par hasard de la suite de la Kesjarinna? Demanda alors le nain dans un Pontois quelque peu maladroit, ce qui étonna grandement Lefko autant que ses compagnes, qui n'avaient plus entendu cette langue depuis leur départ mouvementé des arènes d'Herkanim.
-Oui, en effet. Répondit Lefko, un poids soudain ôté des épaules.
Le nain hêla alors un autre, tout proche, qui se précipita à entre les rayonnages sans demander son reste.
-Nous avons été prévenus par le Vodj Koulov de votre venue. Expliqua le réceptionniste. Un interprète vous sera associé afin de vous aider à faire vos recherche pour préparer votre expédition.
Le nain qui s'était engouffré entre les hautes étagères reparut, accompagné d'un second. Ce dernier se démarquait encore plus de celui qui leur parlait. Ses cheveux, également blonds, étaient bouclés, coupés courts sans être rasés, et retenu par un serre tête à la pure mode Pontoise, le tout malgré sa tenue bien plus typiquement naine. Il avait un regard franc et profond, et ses deux grands yeux verts avaient quelque chose d'hypnotique. Dans la masse si uniforme des nains, il sortait du lot, et ce dès le premier regard. Il vint se planter face à Lefko et fit une révérence tout en embrassant la main de cette dernière, sous le regard électrique d'une Dol'Taïm hérissée.
-Enchanté de vous rencontrer, belles dames. Je m'appelle Joukov, et je serai votre interprète pour la préparation de votre expédition dans l'inframonde.
-Enchantée de te rencontrer également, Joukov. Je me nomme Lefko, et voici mes compagnes Dol'Taïm et Naïa.
-Vous n'êtes que trois? J'ai ouïe dire que vous étiez quatre à accompagner la Kesjarinna, pourtant.
-Nous sommes quatre, en effet, mais notre amie est restée en compagnie de la Kesjarinna pour assister au conseil des clans. Ils semblent que le roi soit très curieux de voir une fille fleur humaine...
-Sa majesté a plein d'occupations pour le moins triviales. Assura le nain. Mais tandis que la clanique est occupée à discuter, personne ne viendra s'intéresser à ce que vous venez chercher dans ce grand lieu de savoir. Alors, dites-moi, quelle est le coeur de votre recherche? Un mot, et je pourrai vous ouvrir les plus grands secrets que renferme cette bibliothèque.
Lefko échangea un regard rapide avec Naïa et Dol'Taïm. Elle hésitait à faire une demande honnête au nain, à savoir qu'elles recherchaient l'Orkon. Après tout, si une information à son sujet devait se trouver quelque part, c'était bien là. Mais, d'un autre côté, la Kesjarinna avait bien fait comprendre que leur présence en ces lieux était très précieuse aux clans, et qu'il ne fallait donner aucune information sur leur but réel, autre que celui de voyager via les mines. Il était évident qu'au milieu de cet immense hall, toute phrase prononcée pouvait être entendue pas dix oreilles indiscrètes, dont beaucoup devait rendre des comptes à tel ou tel clan, et au vu du manque de connaissance de la situation, il était probablement plus prudent de rester sur ses gardes.
-Nous souhaitons simplement trouver un plan du réseau de Mine. Déclara froidement Dol'Taïm, coupant court à l'hésitation de Lefko.
Si cette dernière avait hésité à accorder sa confiance au joyeux Joukov, Dol'Taïm, elle, n'avait pas eut cette faiblesse.
-Très bien. Répliqua le nain. Suivez moi dans l'aile Baklan, dans ce cas.
Les trois femmes suivirent le jeune nain le long du mur ouest de l'imposant bâtiment vers un couloir menant vers une seconde grande salle circulaire surmontée d'une coupole, moins grande que la première cependant. Là, Joukov s'engouffra entre deux rayonnages, puis tourna à droite, monta à une échelle, longea une longue balustrade avant de redescendre d'un niveau et d'enfant observer les tranches de plusieurs imposants volumes poussiéreux qu'il sortit des étagères et posa sur une table proche.
-Ce recueil des couloirs connus du secteur proche de Lenkaro date de l'an 975 de l'Ere d'Emergence. Annonça-t-il.
-Il n'y a pas plus récent? Demanda Lefko en fronça les sourcil. Ca a plus de deux siècles!
-Malheureusement, nos puissants n'ont pas jugé bon de garder trace de l'évolution de l'état des tunnels depuis bien longtemps, je le crains. Déclara le nain. Seuls les Kojols vivent sous terre, les bannis n'ayant pas les moyens de vivre à la surface. Les criminels, selon les Claniques. Peu leur importe le nombre de galeries qu'ils creusent ou celles qui s'effondrent, ils ne s'y rendent jamais.
-Mais nous avons besoin de savoir où nous nous rendons pour ne pas nous perdre. Insista Lefko. On ne peut pas se lancer dans une telle expédition avec une carte dépassée comme celle-ci.
-Je crains qu'il ne s'agisse de la seule carte disponible à ce jour. Se désola le nain en caressant la couverture de l'ouvrage. Mais, si je puis me permettre, une carte ne vous servira que si vous savez où elle est sensée vous mener.
Dol'Taïm grinça légèrement des dents, mais Lefko ne se démonta pas.
-Ce que nous cherchons ne regarde que nous, Joukov. La Kesjarinna n'a pas de compte à rendre aux rois, ni aux clans.
-Je m'excuse si mes paroles vous ont offensées. Déclara le nain. Peut être que ce que vous cherchez sera cependant indiqué dans ces cartes anciennes.
Il souleva l'épaisse couverture, qui révéla des pages jaunies par le temps et recouvertes de runes naines, puis commença à feuilleter les pages qui semblèrent rapidement montrer différentes cartes de la région indiquant le tracé de nombreuses galeries et grottes, ainsi que leur profondeur et leur largeur.
-Quel est cet endroit? Demanda soudain Dol'Taïm en pointant du doigt un motif particulier sur une des cartes.
-C'est une ancienne nécropole. Expliqua Joukov. Elle se trouve dans une ancienne mine d'or, car nos ancêtres appréciaient tout particulièrement reposer au milieu de métaux précieux et de joyaux.
-Et cette mine n'est pas exploitée?
-Pourquoi le serai-elle? Les âmes de nos ancêtres y reposent, et la production d'or de Bolrev est largement suffisante sans qu'il y ait de nécessité de les déranger.
-Je connais beaucoup de personnes que cela n'arrêterait pas. Grommela Lefko.
-Moi de même, croyez moi. Assura Joukov.
Il continua de feuilleter les pages, s'arrêtant de temps à autre lorsqu'un élément particulier attirait l'attention des trois femmes et lui demandaient de leur en traduire la légende. Jusqu'à ce que Naïa demanda de sa voix douce et éthérée.
-Joukov?
-Oui, ma dame?
-Tu n'es pas un Clanique, n'est ce pas?
-Pas le moins du monde, ma dame. Je ne suis qu'un simple kolimi comme tant d'autre dans ce pays.
-Pourtant, as un emploi au sein du palais royal. Ce n'est pas rien, pas vrai?
-Certes! Vous semblez en connaître plus que vous ne voulez l'avouer.
-Ma terre d'origine est frontalière de Bolrev, après tout, alors j'ai ouïe dire quelques rumeurs durant mon enfance. Gloussa la nymphe. Mais les dépictions de Lenkaro parlaient de deux villes séparées, sans le moindre échange de population entre le palais royal et le reste de la cité.
-C'était le cas, auparavant, oui. Avoua Joukov. Mais les choses ont changé depuis la guerre. Les rangs de la Clanique ont été décimés, et maintenant, même de simples kolimis tels que moi peuvent accéder à une certaine éducation et à certains postes auparavant inaccessibles. Du temps de mes parents, jamais je n'aurai pu seulement apprendre à lire, et encore moins voyager au Pont pour parfaire mon éducation.
-Oh, je vois... quel est cet endroit?
Et la recherche reprit de plus belle, et s'éternisa une longue partie de la journée. La petite troupe éplucha plusieurs épais manuscrits retraçant l'évolution des tunnels souterrains, enchevêtrement complexe de galeries creusées puis effondrées à un rythme effarant. Cependant, alors que le soleil disparut derrière les cimes d'Helljarchen, leur recherche n'avait rien donné, et aucune trace ou mention de l'Orkon n'était apparut sur les cartes. C'est donc bredouilles que le trio traversa la Grande Bibliothèque, puis les jardins du palais royal, en direction de la suite qui leur avait été attribuée dans l'un des bâtiments de l'aile ouest du palais. Lefko posa cependant une question qui l'avait titillée pendant une bonne partie de la journée.
-Pourquoi ces questions sur l'origine de Joukov, Naïa?
-Je ne sais pas trop. Admit la nymphe. Peut être voulais-je vraiment lui faire confiance? La méfiance entre les classes est très grande en Bolrev, et un kolimi est probablement ce que nous puissions avoir de plus proche d'un allié...
-S'il n'est pas à la solde des clans. Fit remarquer Dol'Taïm.
-C'est sûr. Approuva Lefko. Une telle offre d'élévation sociale peut changer bien des choses.
-Mais Joukov n'avait pas l'air particulièrement reconnaissant envers la Clanique pour autant. C'était à vrai dire plutôt l'opposé, vous ne trouvez pas?
Lefko et Dol'Taïm ne répondirent pas. Mettre le nain dans la confidence de leur but pouvait peut être les aider à trouver un indice, quel qu'il soit... mais cela valait-il le risque que celui-ci remonte aux oreilles des clans? La position de la Kesjarinna était déjà assez peu enviable, et il Koulov n'avait jamais précisé combien de temps elle devrait jouer les pions avant que sa part du marché soit remplie. Ce n'était pas le moment de risquer de fâcher leurs seuls alliés.
-La solution serait peut être de s'adresser directement aux habitants des mines. Soupira Lefko. Mais je n'ai pas la moindre idée de comment y parvenir, et c'est probablement dangereux.
-Je pense que c'est une idée à creuser. La rassura Naïa en posant une main pleine de douceur sur son épaule. Il faudra en parler à la Kesjarinna.
-Oui. En espérant que les choses se soient bien passées de leur côté... grimaça Lefko.
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