Le Chant du Couchant XIV
-Comment vas-tu... mon amour?
La voix lancinante de Yuriana résonna dans le rêve de Kiine.
-Je vais bien. Répondit cette dernière. Maintenant, disparais.
-Je peux disparaître mille fois... que je reviendrai toujours. Car c'est toi qui me fait apparaître, mon amour. Toi, la coupable de ma démise.
-TAIS TOI!
Dans la noirceur moite de cette caverne onirique, Kiine se mit à avancer à tâtons, tentant d'échapper aux griffes du spectre de son amante.
-Tu te voiles la face, Kiine... tu tentes de me chasser ou de me fuir, de m'évincer ou de me remplacer... mais tu ne le peux pas. Tu ne le pourras jamais...
-Silence! Je n'ai que faire de tes reproches, spectre. Tu n'es que le fruit de mon esprit.
-Si je suis ici, n'est-ce pas que ton esprit sait qu'il a pêché?
La Dragonicide ne répondit pas, continuant d'avancer. Le sol se faisait de plus en plus inégal, la pente semblait s'enfoncer toujours plus profondément dans les entrailles de la terre. Une odeur de souffre remplaça celle mentholée que l'apparition de la guerrière d'Hel avait laissée. Et, au loin, la lueur de la fin du tunnel apparut, minuscule, lointaine, mais bien présente.
Un cri déchira l'atmosphère. Non pas un cri de tristesse ou de douleur. Un cri de rage, une rage à l'état pur qui sembla se déverser dans l'enceinte obscure de la grotte et y noyer la Kesjarinna. Cette dernière eut le réflexe de se jeter sur le côté pour éviter la chose qui se jetait sur elle en poussant ce cri. Après une roulade maladroite sur un sol invisible à ses yeux, elle se releva pour faire face, saisissant son épée. Avant de se figer d'appréhension.
Devant elle, se tenait une silhouette humaine diaphane, presque totalement transparente, qui flottait au dessus du sol en émettant une faible lueur. Son visage lui était familier, au contraire de l'expression qu'il revêtait.
-Luxuria... grinça-t-elle.
L'être face à elle eut un rictus de rage infinie, et son nouveau hurlement de colère résonna dans le rêve. Il ressemblait à Luxuria, oui. Mais son comportement n'avait rien de celui calme et posé du Crépusculaire, et il avait toujours sa forme coupée de mantra. S'agissait-il vraiment de Luxuria? Kiine en doutait. Mais elle savait également que ses rêves n'étaient que rarement totalement dénués de sens, même si ce dernier était souvent difficile à comprendre. Tout ce qu'elle sut, c'est que l'homme qui se tenait face à elle la terrifiait absolument. Sa bestialité la prenait à dépourvu, la lueur de colère qui luisait dans ses yeux désincarnés avait de quoi faire trembler le plus valeureux des guerriers. Il se jeta sur elle, tandis qu'elle lui présentait le pommeau de son épée, et sa sphère de volonté. Mais un craquement soudain vint ébranler le rêve.
-Kiine!
Une voix lointaine semblait l'appeler.
-Kiine! Réveille toi!
En un instant, la Kesjarinna avait la main sur le manche de son épée, bien réveillée cette fois. Le lueur faible du feu qui brûlait au centre du petit campement installé par les cinq femmes révéla les positions de celles ci, tendues et silencieuses. C'était la seule lueur perçant l'obscurité de la Taiga pendant cette nuit sans lune... Le voyage durait depuis trois semaines déjà. Elles avaient traversé les rives blanches jusqu'à la Tribu d'Arga, pénétré dans les grandes étendues herbeuses des Mines et enfin rejoint la Taiga d'Hel, à l'est. Maintenant, au travers des ouvertures dans la canopé de pins, elles pouvaient apercevoir les immenses sommets enneigés de Helljarchen. Mais ce qui avait poussé au réveil de la Kesjarinna était un problème tout autre. Un grondement sourd emplissait la forêt, et le sol tremblait légèrement. Les fenrirs s'agitaient, tout proche du campement de fortune.
-Que se passe-t-il, Kiine? Demanda Lefko, le visage inquiet.
-Si je ne me trompe pas, rien de très dangereux. Une harde d'Ériman, probablement. Mais si nous sommes sur leur chemin, nous serons piétinés. Levons le camp.
Dans le même silence pesant qui avait caractérisé une grande partie de leur voyage jusque là, les cinq femmes levèrent le camp en hâte.
***
Le pas lourd et boiteux, l'ombre déambulait dans les couloirs de la maison impériale de Yurena, vidée d'une grande partie de ses habitants. Un pas, puis un autre, avec une lenteur infinie, chaque mouvement semblait être une immense souffrance silencieuse pour l'homme. Dans le complexe déserté, chacun de ses pas résonnait longuement contre les parois des murs de pierre, sur les poutres de bois, contre les sculptures et les rares tentures. Mais malgré son évidente difficulté à se déplacer, l'homme n'émettait pas le moindre son. Il était comme muet à la douleur qui semblait l'handicaper, tel un automate abimé, près de rendre l'âme. Les cours et les couloirs se succédèrent lentement, les uns après les autres, au rythme lent de la démarche chaotique du guerrier, jusqu'à enfin parvenir à la grande porte du palais.
Deux guerriers s'y trouvaient en faction.
-C-Chef de guerre Jundvir? S'interrogea l'un d'entre eux en apercevant le guerrier à la marche chaotique. Le... conseil vous a libéré? Je pensais que le jugement...
Jundvir contempla les deux guerriers, longuement, d'un regard vide. Sans crier gare, il s'approcha, et, avec des gestes robotiques, saisit celui qui venait de parler à la gorge et serra. Le guerrier en faction n'était pas fragile, mais face à l'imposante carrure et Jundvir et à sa force presque surhumaine, il ne parvint à se défaire de la poigne presque métallique du chef de guerre. Le second guerrier réagit un peu tard.
-Qu'est ce que...
D'un geste peu adroit mais terriblement puissant, Jundvir souleva sa victime du sol et s'en servit pour faucher le second garde en faction. Le tibia metallique vint lui frapper la tempe, et il s'écroula, contre le mur, sonné, tandis que le premier, devenu arme improvisée, échappa à la poigne de Jundvir sous le choc, et vola quelques mètres avant de se fracasser au sol quelques mètres plus loin, où il se mit à tousser et râler, la respiration apparemment coupée.
Sans un autre regard pour ses deux victimes, Jundvir se tourna vers l'imposante porte d'entrée et la tira. L'épais linteau grinça sur ses gonds, résista quelques instants, puis s'entrouvrit. Sur le perron, éclairé à la seule lueur des étoiles durant cette nuit sans lune, se révéla, seul, un homme bien plus svelte, au traits fins, aux grands yeux bleus et aux cheveux blonds coiffés élégamment.
-Beau travail, Ira. Commenta Luxuria en pénétrant dans le palais. Maintenant, guide moi vers ces pierres dressées...
Le corps de Jundvir fut parcouru d'un violent spasme, puis, de sa poitrine, s'extirpa la silhouette blafarde et désincarnée du Crépusculaire. Son rictus de colère était toujours figé sur son visage, comme un masque mortuaire, accentué par la chute du corps désormais sans vie de Jundvir sur le sol, et dont le fracas résonna longuement dans les couloirs.
-C'était trop court... murmura-t-il d'une voix tremblante... plus... plus...
-Du calme, Ira. L'apaisa son frère. Tu es à peine capable de contrôler un corps aussi robuste que celui là. Gardes tes pulsions pour lorsque tu auras retrouvé un corps tangible.
Un léger bruit attira l'attention du Crépusculaire, dont les grands yeux moqueurs se tournèrent vers les deux gardes. Son grand manteau noir voleta autour de lui, tandis qu'il s'approchait du plus proche des deux, assomé contre le mur, et tandis sa main vers son front, dans laquelle luit l'éclat mauvais de la Nekkreidi. La Relique toucha le front du pauvre guerrier, qui commença à se torde de douleur, à hurler, avant de finalement retomber, inerte, sur le sol, tandis que Luxuria saisissait une étrange lueur bleue au creux de sa main. Le crâne ornant le bout de la Nekkreidi s'anima alors. Ses yeux luirent de la même lueur bleuté, et ses mâchoires métalliques s'écartèrent lentement, avant de claquer violemment, avalant la lumière flottante que Luxuria venait d'extirper du corps du guerrier. Sans la moindre émotion apparente, le Crépusculaire réitéra l'opération avec le deuxième guerrier, qui tentait de ramper hors d'atteinte de l'effrayant duo, sans succès. Ses yeux tremblèrent de terreur lorsque la Nekkreidi s'approcha de son front, avant de s'éteindre à jamais.
Luxuria se releva, et, d'un simple signe de tête, ordonna à son frère de lui montrer la voie. L'âme désincarnée se glissa alors silencieusement au travers de couleurs et des salles, en sens inverse, montant peu à peu les étages du palais qui s'étendait le long de la paroi de Rive Blanche, jusqu'au sommet de la corniche de laquelle, des années auparavant, avait opéré Actée afin de combattre Numinex.
Au sein d'une cours fermée, défendue par une dizaine de guerriers désormais sans vie, les deux Crépusculaires trouvèrent les Pierres Dressées, toujours debout par delà les siècles, étendant leurs hautes pointes noires vers les cieux tout aussi sombres.
Le regard de Luxuria sembla s'illuminer à cette vue.
-Oh... j'arrive à sentir leurs vibrations... c'est très léger, mais bien là... cette puissance... ce chaos, à même de catalyser la puissance même des Reliques... magnifique.
Ira ne dit rien, se contentant de flotter aux côtés de son frère. Mais une étrange expression fébrile s'était emparée de leurs deux visages.
-Enfin... enfin nous allons avoir notre vengeance...
-J'espère que cela va marcher.
-Ça marchera, Ira... crois moi...
Luxuria s'avança jusqu'au centre du cercle. Dans sa main, la Nekkreidi s'agitait violemment, comme révulsée par les pierres noires. Mais, bien loin de se soumettre à la volonté de l'artefact, le Crépusculaire la planta dans le sol avant de la tourner, comme s'il ouvrait une serrure. Puis, un sourire sur les lèvres, il souffla cinq mots, cinq mots qui sonnèrent comme une invocation, et semblèrent vers vibrer le mantra aux alentours:
-Actée, Reine de la nuit...
Alors, sous la voute céleste noire comme l'encre, des volutes de fumées commencèrent à se concentrer au centre des Pierres Dressées, et un vent puissant se leva. Les murs de la cours se mirent à trembler sur leurs fondations, et un le sifflement de l'air devint comme un long hurlement incapable de s'arrêter, qui s'amplifiait à chaque seconde. Bien loin de l'effrayer, le phénomène agrandit encore le sourire de Lux, au centre du maelström. La fumée commença à se concentrer en un point, dessinant une silhouette humaine prenant peu à peu forme. Une robe déchirée, des bras décharnés, un peau translucide, de longs cheveux azur ternis, des yeux verts comme une herbe fanée, et de longues oreilles pointues.
-Luxuria... articula alors une voix résonnante. Bien sûr, cela ne pouvait-être que toi... j'imagine que tu ne comptais pas me laisser passer de l'autre côté du voile sans m'infliger quelques dernières souffrances.
-Ma Reine... susurra le Crépusculaire sur un ton sarcastique qui avait bien du mal à camoufler sa joie malsaine. Je me doutais bien que, même privée d'une part de tes pouvoirs, tu serai trop puissante pour traverser le Voile de si tôt, même si je m'attendais à un spectre quelque peu plus... voyant.
-Épargne moi tes sarcasmes, Crépusculaire. J'ignore ce que tu veux de moi, mais je ne me laisserai pas faire.
Le spectre d'Actée rugit, et les plantes recouvrant le sol de la petite cours se misent à grandir, s'enroulant autour des jambes du Crépusculaire, tandis qu'elle s'éloigna à distance respectueuse de la Nekkreidi, dont l'éclat s'était ravivé à l'apparition du spectre.
-Je sais bien des choses sur ces Reliques, Luxuria. Par exemple que tu ne pourras me soumettre sans me toucher.
-En effet, ma Reine. Admis le Crépusculaire. Mais tu n'es pas sans savoir que j'ai toujours un coup d'avance.
Avant que les plantes ne capturent ses bras, Luxuria brandit la main tenant la Nekkreidi et effectua une série de gestes complexes, tandis qu'Ira se jeta sur le spectre d'Actée. Cette dernière esquiva cet adversaire intangible, ce qui ne lui permit pas de stopper Luxuria. Le crâne de la Nekkreidi entrouvrit de nouveau ses mâchoires, et en surgit plusieurs volutes de fumée noires qui vinrent se concentrer en plusieurs lieux de la cours, où apparurent les chairs décomposées et les vêtements délités de plusieurs spectre. Ceux ci, comme soumis au pouvoir de la Relique, vinrent se jeter sur les plantes qui tentaient d'enserrer le Crépusculaire. Ils arrachèrent les lianes et furent capturés à sa place, permettant à Luxuria de se défaire de sa prison végétale et de se jeter sur Actée.
La Nekkreidi toucha son front décharné.
Actée fut prise de convulsion, et hurla. Son corps se délita en une myriade de particules, qui furent comme aspirées par la gueule béante du crâne de la Nekkreidi.
Et le silence retomba.
-Bien. Repris Luxuria, essoufflé, en s'époussetant. Maintenant, retrouvons la Kesjarinna...
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