Le Chant du Couchant IV
Kiine entra dans la pièce de vie avec un soufflement exaspéré, et immédiatement une douzaine de paire d'yeux se tourna vers elle, dont une partie non négligeable accourut dans sa direction.
-Mère!
-Bella! Elsa! Vous êtes magnifiques, mes petites. Comment tout s'est passé en notre absence? Vous avez bien appris vos leçons?
-Ouiii! Répondirent en coeur les deux enfants, amenant un sourire attendri sur le visage pourtant dur de la Kesjarinna. Dis, tu joues avec nous?
-Hum... c'est à dire que je sors d'une réunion épuisante avec les vieux croutons du Conseil, et que je suis fatiguée par le voyage... vous ne voulez pas demander à votre mère?
Une grimace orna le visage de Triss, assise à une table à faire semblant de lire un épais volume écrit en runes Miniennes qu'elle ne comprenait très probablement pas.
-On a déjà joué ensemble tout l'après midi! Se plaignit Elsa en secouant sa tignasse blonde dans tous les sens. Je veux jouer avec toi!
-Et moi je veux m'asseoir avec une choppe d'hydromel. Rétorqua la Kesjarinna. De toute façon, on va bientôt manger, alors vous ne ressortez pas.
Un gémissement mécontent résonna dans la grande salle, tandis que Kiine s'avança jusqu'à la longue table occupant le centre de la pièce.
-Alors? Demanda Bjorn sans relever la tête du morceau de bois qu'il sculptait habilement avec son stylet malgré la taille impressionnante de ses doigts.
-Parles avec plus de respect à la Kesjarinna! Cracha Sylgia, mais la concernée lui fit signe de se rasseoir.
-Pas très bien, comme d'habitude. Répondit l'impératrice. Arnbjorn essaie de monter les autres chefs au créneau contre moi, et ça marche dans une certaine mesure. Notre visite à Herkanim lui a juste servi de prétexte pour me reprocher une énième fois ce qui ne lui plait pas dans ma politique.
-Et qu'est-ce qui ne lui plait pas? Demanda Lefko, s'attirant le regard foudroyant de Sylgia.
-Pas mal de choses. L'arrêt des conquêtes et de l'expansion, l'accueil des non-nordiques sur nos terres, les liens que j'entretiens avec Hel, le fait que je ne procrée qu'avec des femmes... si je choisissais de dormir sur le côté gauche plutôt que sur le côté droit, il serait capable de s'en plaindre.
-C'est un vieux chef attaché à ses privilège qui craint de voir la montée en puissance des femmes dans son fief. Ajouta fièrement Sylgia, comme s'il s'agissait d'une réussite personnelle.
-Elle n'a pas totalement tort. Fit simplement Kiine. Il craint que les coutumes que je rapporte de l'extérieur, et plus précisément d'Hel, ne mettent en danger nos traditions. Il craint que je ne cherche à mettre en place le même genre de modèle matriarcal que là bas - ce qui est stupide, bien sûr. J'ai déjà bien assez de Suriana pour vouloir moi aussi parler de ce genre de bêtises.
Sylgia sembla piquée au vif, mais ne dit rien. La guerrière Helienne, soutient récurrent de Suriana, préféra se renfrogner dans son siège, sous le regard narquois de Bjorn, qui reçut en retour un coup d'oeil à faire pleurer les enfants les plus récalcitrants.
-Bien, ne parlons plus de cela! S'exclama soudain la Kesjarinna. Quel est le diner?
-Écoute toi un peu... soupira une voix douce. Tu viens et tu pars sans jamais faire la moindre tâche ménagère!
Lefko tourna la tête vers la nouvelle venue. Elle était d'une beauté simplement époustouflante. Des yeux de chats, de belles pommettes, un port fier et noble, ainsi que de long cheveux bruns réunis en une longue tresse coulant le long de son épaule, alors que sa frange était retenu par une broche travaillée. Vêtue d'une longue robe blanche, bien différente des habituelles tenues Nordique, son accent et son apparence eurent tendance à rassurer autant Lefko que ses trois compagnes, restées particulièrement silencieuses dans cet univers nouveau où elles ne comprenaient plus rien.
-J'ai des responsabilités, Andromie. Soupira la Kesjarinna, avec, cependant, un léger sourire. Je ne peux même pas te garantir combien de temps je vais rester avant de devoir repartir...
-Je le sais bien. Je te taquine juste.
La nouvelle venue eut un sourire, et l'ambiance dans la grande salle sembla soudain se réchauffer et s'adoucir. Cette femme, Lefko en était sûre, n'était pas Nordique, et n'avait rien de la rudesse des autres habitantes de la maison impériale. De plus, son air maternel et mature rappela douloureusement à Lefko et à ses compagnes celui de Viyanah.
-Tout s'est bien passé en notre absence? Demanda Triss.
-Eh bien, si on omet les méchancetés de Julena ou les nuits difficiles d'Ysa, non, rien de spécial.
-Tu n'as jamais aimé ma fille. Cracha Sylgia.
Un regard de la Kesjarinna suffit à la faire taire.
-Je n'ai pas encore vu Anna. J'imagine qu'elle s'occupe des deux petites?
-Oui, elle est assez fatiguée. Enfin, tant que je suis là, cette maisonnée devrait survivre!
-C'est sûr que sans toi, tout tomberait en ruine. Soupira Kiine. Parfois, j'aurai aimé avoir appris des choses dans ce genre plutôt que le maniement de l'épée.
Elle plongea dans ses pensées, et se ferma à la conversation qui continua pendant quelques instants. Lefko l'observa pendant quelques instants. Elle semblait réellement fatiguée, et bien plus rude qu'à l'époque. L'Opaline se priva bien de poser la question qui brûlait ses lèvres: qu'était devenue la nymphe Actée qui l'accompagnait, à l'époque, à Mines-sous-Pont? Elle se doutait que la réponse était en grande partie contenue dans l'expression sombre que revêtait la Kesjarinna.
Andromie, interceptée par Rheyan, se révéla en effet capable de parler Minien, ce qui dérida les compagnes de Lefko, trouvant enfin en ces lieux une personne à qui s'accrocher linguistiquement. La soirée se déroula ainsi, rythmée par les cris des petites filles jouant autour de la table sous les invectives des trois mères présentes, Kiine étant, apparemment, bien plus laxiste en terme de discipline que ses compagnes. Mais Lefko, elle, se mit à craindre le moment inévitable où elle devrait livrer son message. Et l'impact inévitable qu'il aurait sur la petite famille tranquillement réunie.
***
Lorsque Lefko sortit dans le jardin de la maison impériale, elle eut la sensation de ne jamais avoir eu aussi froid, même lors des longues nuits passées au coeur de la noirceur insondable de Brocéliande. Il lui semblait que chacun de ses doigts allait se décrocher, et ses tremblements étaient difficilement contrôlables.
-Attends, Dol! Interpelle-t-elle son amie Keshiane. Il fait trop froid! On peut pas sortir par ce temps.
-Froid? Il fait tout juste frisquet, je trouve. Répondit Dol'taim avec un haussement d'épaule.
-Tu n'as pas les mêmes dispositions que moi face au froid! Viens, restons un peu au chaud ce soir.
-Désolée, porcelaine, mais il faut que j'aille me dégourdir les jambes. Je ne vais pas pouvoir rester en place un instant de plus après ces journées à chevaucher.
-Je rêve, tu vas m'abandonner?
-Tu survivras. Je serai rentrée avant l'aube. Probablement.
-Dol!
Lefko s'élança dans le jardin malgré le froid qui lui mordait la peau, mais rien n'y fait. Avec une grâce féline, Dol'taim s'élança parmi les pins vers les murailles et, en quelques bonds agiles, parvint a leur sommet avant de disparaître de l'autre côté.
-Mais c'est pas vrai! ragea l'Opaline, seule, tremblante sur l'herbe humide et froide. Par la grande créatrice, qu'est-ce qu'il fait froid...
-Abandonnée par ta compagne? lança une voix dans son dos, et Lefko se retourna instantanément.
La survivante de Brocéliande se retourna, pour découvrir, perchée à une branche d'un pin tout proche, la silhouette élancée de la Kesjarinna, dont les cheveux courts ondulaient au vent.
-Dol a régulièrement besoin de... solitude. C'est dans sa nature. Répondit simplement Lefko.
-Les Keshians ont une bonne résistance au froid, tu ne devrais pas trop t'en faire pour elle. Quant au choses qui peuvent roder la nuit dans les bois... eh bien, rien de plus dangereux que ce que vous avez pu rencontrer à Brocéliande, j'imagine.
D'un bond, Kiine sauta de son perchoir et vint enrouler sa longue cape brodée d'un corbeau blanc autour des épaules de Lefko, avant de s'asseoir.
-Un peu froid?
-Plus que jamais. Comment pouvez vous vivre dans un endroit si glacial?
-Glacial? Il ne fait pourtant pas si froid, cette nuit. J'imagine qu'il ne faudra absolument jamais te laisser sortir en hiver, si tu grelottes ainsi par cette température.
-Je n'y peux rien s'il fait meilleur au sud. Grommela l'ancienne esclave en resserrant la cape autour de ses épaules.
Il s'en dégageait une douce odeur de menthe, envoûtante, mais également particulièrement apaisante. Elle s'assit aux côtés de la Dragonicide, et observa le ciel étoilé. Il était si beau, si profond et les étoiles étaient si nombreuses... Lefko avait oublié tous ces détails durant ses longues années à l'écart du monde, où la voûte céleste était presque toujours invisible, cachée par le couvert épais des arbres. La beauté absolue du ciel arborant ses plus beaux atours lui en fit presque oublier le froid glacial qui lui gelait le nez et les joues.
-Tu as changé, Lefko. Finit par dire Kiine, le regard également tourné vers le firmament.
-Toi aussi. Je veux dire, tu n'es plus la gamine un peu perdue ayant débarqué à Mines-sous-pont. Tu es une impératrice, une mère, et une légende vivante. Et puis, tu as l'air plus mature, aussi. Ta coupe y est pour beaucoup, je pense. Elle te va très bien.
-Merci. Sourit Kiine. Mais le changement qui a opéré en toi est tout autre, Lefko. Tu as passé presque dix ans dans la forêt, mais as tu pris le temps de bien te regarder? Toi, ou tes amies?
Lefko fronça les sourcils.
-Quoi, j'ai quelque chose sur le visage?
Une léger sourire fendit le visage de Kiine, mais elle ne se démonta pas.
-Non. Au contraire. Ton visage... est absolument identique. Pas une ride, ni une trace de vieillissement. Tu es identique ou presque à la Lefko de Mines-sous-pont, comme si tu avais toujours 17 ans... mais tu le sais, pas vrai?
Lefko ne répondit pas. Ses yeux continuèrent à fixer le ciel. Kiine continua.
-J'imagine que tu le sais, mais je me suis déjà rendue en Brocéliande. Ce fut un court séjour, mais suffisant pour me marquer à vie. J'ai cependant croisé suffisamment de personnes y ayant vécu longuement pour en apprendre plus sur cet endroit... et sur l'effet qu'il a sur les personnes qui y vivent. Le Mantra y est si corrompu que tous en subissent les conséquences, notamment celles sur le corps ou l'esprit. Les habitants sont des mutants, et leur santé mentale est souvent très dégradée... et tu as toi aussi subi ces mutations. Cependant...
Le regard de Kiine quitta enfin la voute céleste pour se fixer sur son amie.
-...les tiennes semblent avoir été contrôlées. Je me trompe?
Lefko soupira avec un demi soupir.
-On ne peut rien cacher à la Dragonicide, j'imagine. Soupira-t-elle. Tu as raison. J'ai subi des mutations, comme mes compagnes. Personne n'y échappe quand on reste si longtemps dans un tel endroit. Mais si seules les mutations existaient... alors, tout le monde serait soit fou, soit mort. Il y a un peuple au coeur de ces arbres, Kiine. Enfin... peuple est peut être un grand mot... ils sont quelques centaines, tout au plus, et vivent éparpillés. Mais leur savoir est grand... et ils sont plus ou moins soumis à l'une des deux forces dirigeant la forêt. En quête de survie, nous sommes allées voir ces puissants... et avons brigué leur savoir, en échange de loyauté.
-Les spectres des anciens rois... murmura Kiine. Bien sûr... certains ont mené des recherches sur les mutations afin, notamment, de créer une armée du Chaos composée de surhommes. Est-ce encore leur but?
-En partie... mais ils ne cherchent plus vraiment à s'étendre. Ils ne cherchent plus vraiment à gouverner tout court, à vrai dire. Ils n'ont qu'une seule chose à l'esprit, la vengeance. Envers la dernière Reine de la Nuit, et envers Crépuscule.
-Evidemment. Grogna Kiine. Ce sont des spectres. Même en ayant gardé une partie de leur conscience, ils restent avant tout guidés par des émotions comme la colère ou la vengeance... ils ne peuvent pas être des rois comme ils l'étaient de leur vivant.
-C'est vrai. Le territoire contrôlé par les sbires des anciens rois est dérisoire. Tout le reste est aux mains de l'autre grande force de Brocéliande. C'est... elle qui nous a permis de contrôler nos mutations. De... les diriger. Pour en faire une force. Elle est bien plus puissante que les anciens rois, et son savoir d'autant plus grand. C'est... une créature qui n'est pas de notre monde.
-Le Logophage... murmura la Kesjarinna avec un frisson dans le dos.
Lefko se contenta de hocher la tête silencieusement.
-Il agit, maintenant? A l'extérieur des murs de son immonde bibliothèque? Que compte-il faire?
-Je l'ignore. Il... fait à peu près la même chose que les Anciens Rois. Il... crée des forces. Mais dans quel but...
-Probablement pas quelque chose de positif. Grogna la Kesjarinna. Et j'imagine qu'en échange de son aide, vous avez dû lui faire une promesse. Alors transmet la moi, Lefko. J'ai bien compris qu'elle m'était destinée.
Lefko déglutit péniblement. Puis, elle parla.
-Je dois... te dire de trouver l'Orkon.
-L'Orkon?
-J'ignore ce que c'est. Je... crois que c'est une Relique, mais je n'en suis pas sûre. Elle serait cachée loin, à l'Est.
-Et que dois-je faire avec cette Relique? L'ajouter à ma collection? Grimaça la jeune femme.
-J'ignore ce que tu dois en faire, mais le Logophage a dit que tu le saurai. Et... que quand le temps serait venu, je devrai lui amener ce que l'Orkon t'auras offert, car c'est ce que tu lui avais promis.
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