Partie II : Foudre de guerre / 15 - Le Sire Valderiate (1/2)
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— Je pense que cela suffira, arrête-nous ici.
Alessia sauta de l'attelage et posa pied à terre. Une longue route recouverte de pavés s'offrait à eux, encadrée de part et d'autre d'immenses champs de cultures. Elle se glissa sur le côté pour vérifier que la position du chariot conviendrait puis se dirigea vers jusqu'aux roues arrière. Il fallait que cela ait l'air naturel.
— Je vous conseille de vous cramponner, lança la Foudre de guerre à ses camarades.
La jeune femme conjura en ses tréfonds la puissance du Don. Elle en déchargea une infime portion dans l'attelage. Le bois se mit à trembler, l'essieu se tordit avant de rompre pour de bon sous le poids du chargement. Le chariot percuta le sol d'un grand boom, une roue alla voltiger jusqu'au bas-côté de la voie pavée. Satisfaite, Alessia jeta un œil sous les toiles qui recouvraient l'arceau. Les sacs de grains, fermés par de solides liens, avaient glissé jusqu'au fond sans pour autant s'ouvrir. La Foudre de guerre revint à l'avant de la voiture. Une enfant maigrichonne se tenait jambes dans le vide au bord de l'assise, occupée à conter fleurette à un épi de blé dont elle mâchait les graines
— Tu es sûr qu'ils vont passer par ici ? l'interrogea Alessia.
Marjolaine releva le chef et fit balancer ces jolies nattes châtaines. Tout autre se laisserait facilement bernée par la candeur de son visage espiègle et juvénile mais quand elle s'exprima se fut avec la voix d'une jeune femme de dix-huit printemps.
— Oui, assurément. C'est la dernière patrouille de la journée, ensuite ils retournent à la propriété. Il ne faudrait pas que de vils manants viennent fureter entre les pieds de vignes et les vergers de Sire Valderiate.
— Tu veux de l'aide pour descendre ?
— Non, ça va aller. Je vais me mettre en place, répondit l'intéressée avant de se réceptionner au sol d'une cabriole agile.
La jeune femme commença à remonter la route pavée. Il n'y avait plus qu'à attendre. Elle retroussa les manches de sa robe longue, elle ne se sentait guère à l'aise dans ce genre d'accoutrement. Quelle paysanne avait eu le malheur de croiser la route des Foudres de guerre pour qu'Alessia se retrouve aujourd'hui avec les vêtements d'une autre ? Qu'importe le sort qu'il lui fut réservé, ses ravisseurs avaient eu la décence de ne pas trop abîmer la robe. Alors qu'elle déambulait, son regard balaya de nouveau l'attelage avant de s'arrêter sur la seule personne encore assise, les rênes des chevaux entre ses mains.
— Tu ferais mieux de descendre et de faire genre de te préoccuper de notre accident.
Ervin acquiesça d'un soupir et descendit à son tour du charriot. Il s'agissait de leur première opération en commun depuis l'arrivée d'Alessia au sein des Foudres de guerre le mois dernier, opération qui reposerait en grande partie sur ses épaules. Au moins cette fois-ci, Vaiyn ne pourra pas venir roder derrière mon dos à la moindre occasion. Elle aperçut deux cavaliers débouler au petit trop au niveau d'une intersection à moins d'une centaine de mètres. Ils se mirent à accélérer à la vue de l'attelage à l'arrêt. Alessia répéta dans son esprit les informations essentielles de sa supposée identité et de celles de ces compagnons.
Quelques instants plus tard, le premier d'entre eux, à la moustache grisâtre et aux joues joufflues couturées de petites cicatrices, s'arrêta à hauteur de Marjolaine. Son embonpoint prononcé était recouvert d'une cotte maille impeccable et l'anneau d'or qui pendait à son cou épais témoignait de son statut : un eques imperatii.
— Eh bien, jeune fille ! Ce n'est guère prudent de rester coite en plein travée, lança-t-il en jetant un regard sévère à Marjolaine, puis il descendit de sa monture et se rapprocha du convoi. Cette enfant, elle est à vous, madame ?
— Oui, il s'agit de ma petite sœur, fit Alessia en opinant le chef pour saluer le chevalier. Pardonnez-lui son imprudence, elle voulait être la première à savoir si quelqu'un venait dans notre direction. Par la grâce de l'Empereur, nous avons de la chance de tomber sur vous.
— Je me doute bien — Son regard traîna sur l'attelage accidenté, il lâcha un soupir — Que s'est-il passé ? Votre charriot à l'air d'être sacrément amoché.
— Je ne sais pas, nous étions tranquillement en train de rouler quand l'essieu arrière s'est rompu d'un coup net. Pourtant nous l'utilisions depuis des années sans rencontrer le moindre problème.
Le chevalier fit signe à son second de les rejoindre pour examiner l'étendue des dégâts. L'homme de corpulence moindre mais tout aussi revêtu de mailles s'exécuta avec nonchalance.
— Où alliez-vous comme ça ?
— Nous nous dirigions en toute hâte vers Stuch pour participer au marché des nundines. Nous sommes des négociants originaires des Monts Hyperboréens, du village de Wehyon, à l'entrée de la vallée.
— Je ne connais rien de cette région. Mais sachez que plus d'une journée de voyage vous sépare de la cité. Les terres qui vous entourent appartiennent au Seigneur Valderiate. Que transportez-vous là-dedans ?
— Des sacs de grains principalement, messire.
— Les routes ne sont plus si sûres ces derniers temps. Il est imprudent de battre la campagne à la légère. Et le jeune homme qui vous accompagne n'a pas l'air très vigoureux.
— Notre père est tombé gravement malade dernièrement. Nous avons dû faire le voyage sans lui, rétorqua Alessia de vive voix. Arty est son apprenti, il est brave malgré sa jeunesse.
— Je vois. Alors Davidan, ça donne quoi ? énonça-t-il en direction du véhicule, un sourcil arqué.
Le second cavalier revint à leur hauteur, accompagné par Ervin qui salua le chevalier d'une courte révérence.
— Ce chariot ne risque pas de bouger de ci-tôt. Il faudrait changer tout le mécanisme arrière pour qu'il puisse reprendre la route.
— Comment allons-nous faire... Nous n'aurons pas les moyens de payer de telles réparations sans vendre auparavant nos marchandises, souffla Alessia prête à sangloter.
Le chevalier posa une main qui se voulait réconfortante sur l'épaule de la jeune femme. Elle n'avait même pas eu besoin de sortir les larmes.
— Écouter nous ne pouvons pas vous laissez ainsi, Astalyone sera coucher d'ici deux bonnes heures. Nous allons vous emmener au domaine du Seigneur Valderiate. Notre Sire sait faire preuve de bonté, il vous permettra de rester pour la nuit.
— Merci, c'est généreux de votre part. Mais nos marchandises... Si elles venaient à être dérobée lors de notre absence.
L'homme se mit à réfléchir et gratta sa moustache avant de lâcher un sourire.
— Nous allons faire venir l'un de nos chariots pour récupérer vos sacs de grain comme ça vous ne risquerez pas de tout perdre.
— Vous feriez ça ? — Alessia attrapa sa dextre et la serra — Mille mercis, Sire, vous êtes trop bon.
Le chevalier mit fin à l'accolade, presque gêné par le contact avec la peau pâle de la Foudre de guerre. Il ordonna ensuite à son second de retourner aussitôt au domaine pour quérir le chariot. L'homme acquiesça sans se poser de questions et éperonna sa monture. Une heure s'écoula avant le retour du cavalier et de son escorte, tandis que le chevalier discutait de sujets triviaux en compagnie d'Ervin. Alessia ne s'y intéressa guère, préférant patienter en compagnie de Marjolaine, assise sur la conduite.
Une fois le chariot-là les membres de la garde venus en renfort, accompagnés aussi d'une poignée de serviteurs, s'occupèrent du chargement des sacs de grains. Puis on convia la jeune femme et sa petite sœur de prendre place à l'arrière de l'attelage pour le transport jusqu'à la villa. Ervin, quant à lui, dû se charger des deux chevaux qui ne risquait plus de traîner le véhicule accidenté des Foudres de guerre. Après tout, l'équitation demeurait un privilège bien masculin, indigne d'une dame respectable.
À mesure que le convoi se rapprocha de leur destination, les fermes devinrent plus nombreuses et de plus grandes, accompagnées d'une multitudes de silos à grains. Ils cheminèrent au pied d'un imposant moulin à la construction à peine achevée, les échafaudages encore présents. Un véritable hameau perdu au milieu des champs. La propriété du sire Valderiate se dévoila bientôt aux yeux d'Alessia, une découverte qui la déçut dans un premier temps. La demeure n'égalait en aucun point le somptueux des Castellan de Dalata, une ancienne bâtisse en pierre et en bois rénovée pour ressembler aux luxueuses demeures Nérevanirs. Les murs de l'enceinte se révélaient en piteuse état, écroulés maints endroits bien que leurs brèches colmatées à la va-vite par un renfort de planches en bois.
L'arrivée des Valderiate ne devait être que très récente, soupçonna Alessia. Mais que vient faire une famille noble perdue au milieu de la campagne et éloignée du faste des cités du Korvalys, et de leur protection ? Ici ils seraient à la merci de la première bande de pillard venue, fait qui ne tarderait pas à se confirmer. On leur ouvrit les portes et le convoi pénétra à l'intérieur de la propriété. Outre la demeure, Alessia remarqua la présence d'une longère destinée à accueillir les serviteurs et la garde ainsi qu'une grange à l'arrière de la cour. Pour le reste il ne s'agissait que de simples fondations, celle d'une future écurie et d'un édifice dont Alessia ne réussit à déterminer la fonction.
Malgré la faiblesse certaine de leurs défenses, Vaiyn avait insisté pour que le pillage se déroule avec le moins d'accroc possible. Dépouiller des nantis attirerait moins l'attention que de les massacrer avec sauvagerie d'après le siphonneur, responsable de l'opération. Alessia avait été donc chargé de s'infiltrer dans le domaine, en compagnie de Marjolaine et d'Ervin. De son humble avis, ils étaient les rares Foudres de guerre à ne pas avoir la tête de l'emploi. Après tout, qui refuserait le gîte à une jeune femme accompagnée de sa petite sœur et d'un serviteur peu débrouillard ? Cependant Alessia soupçonnait qu'il s'agisse d'une énième épreuve de Vaiyn à son égard.
Pourtant elle avait œuvré ces dernières semaines pour prouver sa loyauté et son attachement à la cause. Elle aurait pu fuir à la première occasion mais rien ne la poussa à le faire. Dans le fond, basculer du côté des Foudres de guerre ne bouleversa pas autre mesure sa vie. D'un côté comme de l'autre de l'échiquier, les motivations demeuraient les même : l'appât du gain. Cependant Gerald le Noir semblait moins prompte à sacrifier ses éléments les plus prometteurs. Seul la loi plaçait les Foudres de guerre dans le giron du mal incarné. Alessia et Marjolaine descendirent du charriot, le chevalier s'approcha aussitôt d'eux et les interpella.
— J'espère que le voyage ne fut pas trop long. Bienvenue dans la demeure de Sire Valderiate. Venez avec moi madame, je vais vous introduire auprès de sa seigneurie. Davidan la avertit de votre venue.
La jeune femme fit signe à Marjolaine de l'attendre et enjoignit le pas de l'homme joufflu. Le sol, infesté par les mauvaises herbes et recouvert par des pavés de pierre sales, témoignaient du manque d'entretien de la demeure. À cela s'ajoutait le chaos général, des coffres et des tonneaux étalés aux quatre coins, accompagnés de briques et de planches en bois. Le chevalier lui ouvrit la porte et Alessia entra à l'intérieur.
— Traversez le vestibule et gagnez le séjour, sire Valderiate vous y attends, lui chuchota l'homme avant de repartir à l'extérieur.
Le hall d'entrée se releva à l'image du reste, bordélique et dépouillé de luxe, dénué de la moindre statue ou de fresques murales. Qu'espérait-il obtenir Vaiyn en s'introduisant dans un tel lieu ? Elle le traversa tandis que de douces notes de musique glissèrent jusqu'à ses oreilles et ne tarda pas en découvrir l'origine. Dans le séjour, à la droite d'un âtre éteint, se trouvait une harpe aux longues cordes tendues. À l'arrivée d'Alessia, la musicienne mit fin à sa mélodie.
— Bonjour, on m'a demandé de venir ici pour rencontrer Sire Valderiate.
Les prunelles d'émeraudes de la femme la cinglèrent et quand elle se leva, Alessia comprit l'étendue de sa méprise. D'un teint pâle et d'un port altier, une chevelure sombre grisonnante et abondante, délivrée en privé du port de la coiffe qui distinguait la femme mariée de la jouvencelle. Celle-ci encadrait un visage fin dont la vieillesse n'avait que magnifié la beauté. Elle était revêtue d'une robe à longues manches moulantes de teinte carmin et à galon d'or, fermée sur le devant par un laçage.
— Elle se tient de devant vous, Arminia Valderiate, Dame de ces terres. Et si vous pensiez rencontrer mon époux, je vous pardonne cette méprise, il demeure à Lancâstre le temps que les rénovations de la propriété soient achevées.
— Mes excuses, gente dame, s'excusa Alessia suivit d'une révérence. Personne ne m'avait informé que...
— Avec l'âge ce cher Simus oubli de préciser ce genre de détails. On m'a informé de votre venue. Je consens à vous héberger pour la nuit selon les règles de l'hospitalité, le temps que l'on remédie à votre situation précaire.
— Je vous remercie, Dame Valderiate, fit Alessia suivit d'une courte révérence. Nous n'avons pas besoin de beaucoup d'espace, une chambre parmi vos serviteurs suffira.
— Que nenni ! Nous avons une aile destinée aux invités, vous en serez les premiers bénéficiaires. Peu de gens passe par ici ces derniers temps. Il y a des bains au sous-sol, mes servants pourront vous y conduire à votre guise. Cependant l'accès à l'étage demeure interdit, ainsi que la deuxième salle du sous-sol, j'entends bien ?
— Vous êtes bien trop généreuse, noble dame. Nous saurons nous montrer digne de votre bonté.
— C'est naturel. — Elle s'approcha d'Alessia et la toisa de haut en bas — Vous savez vous tenir bien droite pour une vilaine, à cela s'ajoute une bonne élocution. Toute proche elle frôla sa chevelure avant de s'éloigner pour de bon — De belles boucles rousses à reflets d'or et toute la vie devant vous.
— Mon père a toujours jugé nécessaire de veiller à mon éducation. En tant que négociant, l'image que nous renvoyons compte beaucoup.
— En effet. Savez-vous lire et compter ?
— Oui, madame.
Arminia s'allongeât sur le seul triclinium de la pièce, attrapa une pipe posée sur une commode qu'elle s'empressa d'allumer. Elle continua après avoir expiré une bouffée de fumée.
— Je pourrais avoir besoin d'une personne comme vous dans l'intendance. Nous venons à peine de nous installer et manquons cruellement de personnel...
— Votre offre me fait honneur. Mais ma famille compte sur moi pour s'occuper du négoce tant que mon père est alité.
— Je comprends. — Son visage se détendit comme si la réponse d'Alessia ne lui importait peu. Elle cessa de la regarder — Bien, vous pouvez aller quérir vos compagnons pour les amener ici. Je vais ordonner à mes serviteurs de préparer le souper.
La Foudre de guerre ne chercha pas à prolonger davantage la conversation avec la noble. Elle se fendit d'une seconde révérence puis regagna l'extérieur de la propriété.
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