Alors que la lamenoire était pleinement focalisé sur ses compagnons, quelque chose attira son attention parmi les ténèbres de la cour. Elle tourna le chef juste à temps pour déceler le reflet de la bouteille en verre qui se dirigeait à toute vitesse vers son visage. Elle l'esquiva au dernier moment. Vaiyn, Andronikos et Harbard se tournèrent aussitôt en direction de la cour tandis que la bouteille se fracassait contre la muraille.

— Vous pensiez vraiment pouvoir vous débarrasser de moi de la sorte ? Que je ne remarquerai pas que vous aviez tous fait vos bagages en douce ? éructa la cabrioleuse d'une voix d'un nasillard presque comique. Quoi ? Ne me regardez pas comme ça ! Je vous ai déjà dit d'arrêter de me prendre pour une gamine !

— Tu as encore toute la vie devant toi, argua Andronikos, ne la gâche pas de la sorte. Il y a de fortes probabilités que cela soit un voyage sans retour ! La chance de prendre un nouveau départ s'offre à toi !

— De quel chance parles-tu ? répondit-elle les joues rougies. Et où irais-je ? Je n'avais déjà pas ma place dans ces foutus Saints-Royaumes bien avant de rejoindre les Foudres de guerre. Je viens avec vous un point c'est tout, moi aussi j'ai ma propre vengeance à accomplir !

— Eh bien, on dirait que nous allons tous dans la même direction pour finir, en déduit Harbard avec entrain. Nous allons donc continuer à faire route commune ! Quant à toi, Alessia, ne crois pas t'en réchapper aussi facilement ! Je compte bien te faire cracher le morceau quant à tes véritables intentions !

Alors que la lamenoire s'apprêtait à rétorquer qu'elle n'avait aucune raison de se joindre à eux et qu'elle préférait faire cavalier seul, elle s'abstint de refuser la proposition du vieux sorcier. Après tout qu'il y avait-il de mal à cela ? Et les capacités de Vaiyn et d'Harbard pourraient avoir leur utilité en temps voulu, finit-elle de se convaincre même si elle avait plus de doutes concernant Marjolaine et Andronikos. Si son instinct lui soufflait d'agir de la sorte, cela semblait en total désaccord avec la nature profonde de la lamenoire.

Une lamenoire n'a ni besoin de compagnons ni d'amis. Elle ne doit compter que sur elle-même et sa propre force. Le sang qu'elle verse pour le salut des Saints-Royaumes demeure sa seule récompense. Les paroles, très certainement prononcé par son ancien mentor lui revinrent aussitôt en tête. Elle les repoussa en bloc. Il était peut-être temps qu'elle trace sa propre voie plutôt que de chercher dans son passé la conduite à suivre.

— Je n'ai pas d'objections à cela, acquiesça pour finir la lamenoire tandis qu'elle commençait à seller Cal. Mais si vous êtes trop lent, je n'hésiterai pas un seul instant à vous fausser compagnie.

4

Plusieurs heures s'étaient écoulés depuis le départ du groupe et les falaises du Croc n'étaient maintenant plus qu'un lointain paysage à l'horizon tandis qu'ils se rapprochaient du massif le plus septentrional des Monts Hyperboréens. La lamenoire avait préféré garder pour elle la possibilité de passer par le tunnel sous la montagne. Rien ne garantissait encore qu'Ivar et les Castellans se dirigeaient bel et bien dans cette direction et elle préférait tout d'abord essayer de les rattraper plutôt que de prendre le risque de s'aventurer dans la Désolation.

Astalyone commençait à darder les cieux de ses premiers rayons quand Harbard décréta qu'il était temps de faire une courte pause pour se dégourdir les jambes avant d'accélérer la cadence. La lamenoire s'était éloigné du bivouac improvisé pour satisfaire une envie pressante. Soudain un bruissement familier souffla entre les buissons épais et les branchages épineux des conifères. D'instinct, la lamenoire glissa sa main jusqu'à son ceinturon avant de se rappeler que ses dæmorias étaient accrochés à la selle de Cal.

— Ainsi vous avez bel et bien survécu, Séraphyne Synead, fit la lamenoire tandis que la Shéraël atterrissait à quelques mètres d'elle.

— Il en faut plus pour se débarrasser d'une sainte guerrière de l'Empereur-Dieu, énonça Synead après avoir replié ses ailes dans son dos. Certes la Larme Sanguine m'a causé de lourds dégâts mais elle a été incapable d'arracher mon âme, contrairement à l'engeance qui résidait en toi.

— Vous semblez en savoir beaucoup sur ma véritable identité, Séraphyne, poursuivit la lamenoire. Même si ma mémoire me joue encore des tours, je sais que l'existence de mon Ordre est l'un des secrets les mieux gardés de l'Imperatora.

— En tant que serviteur direct de l'Empereur-Dieu, nous avons connaissance du moindre de ces sujets à son service, répondit Synead d'un haussement de sourcils. Après tout, les fondatrices de nos Ordres respectifs n'étaient-elles pas sœurs jumelles ?

Elle leva sa main jusqu'au creux de sa poitrine comme pour souligner ses propos. Un pan de son armure d'or disparut pour dévoiler une parcelle de sa chair nue. Un sigil y trônait, d'un ivoire immaculé. Elle poursuivit.

— Les faces d'une même pièce. Lumière et ténèbres, amour et haine. Ange et engeance. En général il nous est prohibé d'entrer en contact avec les vôtres mais les enjeux dont il est question à présent sont bien trop important pour respecter le protocole à la lettre.

— Et c'est maintenant que vous allez m'annoncer que vous souhaitez vous joindre à nous pour récupérer la Larme Sanguine, railla la lamenoire d'un rictus moqueur sans laisser surprendre par les révélations de la Shéraël. Je crains que les modestes sabots de nos montures ne fassent que pâles figures en comparaison de vos majestueuses ailes.

— Absolument pas, lamenoire, rétorqua Synead d'un ton sévère. Je viens ici pour te prier de poursuivre ma mission. L'énergie divine qui m'anime a atteint ses limites et je dois maintenant retourner parmi les miens à Néreva. D'immenses périls t'attendent au nord et l'entité qui cherche à s'emparer de la Larme Sanguine n'a rien en commun avec ce que tu as précédemment affronté. Tu l'as bien senti lors de ton affrontement avec le Seigneur drengir. Par delà les Monts Hyperboréens et la Désolation se dressent les ruines de l'empire qui régissait Edhin, il y a plus d'un millénaire de cela, avant le Déclin : les Cités-Sorcières d'Eldhrassa. Le magistère Savren craignait que notre ennemi ne soit l'un de leur héritier et c'est pour cela qu'il a décidé de s'aventurer au-delà des Terres sauvages. Retrouve-le et tu gagneras un puissant allié.

— Donc si je comprends bien, vous avez fait tout ce chemin pour m'informer d'un potentiel danger dont vous n'êtes même pas certain de sa véritable nature ? Et me confier une mission que je tâche déjà d'accomplir ?

— Non, si je suis venu jusqu'à toi, lamenoire, c'est pour la récupérer. Tout enfant de l'Empereur mérite de connaître le repos.

— De quoi parlez-vous, Séraphyne Synead ?

— Ne joue pas les ignorantes avec moi, lamenoire. Tu sais très bien ce que cela sous-entends. Il y a une âme qui est coincée dans ton sigil alors que celui-ci n'est conçu que pour abriter la noirceur de l'engeance. Alessia Cœurfroid, tu dois la libérer.

— Pourquoi devrais-je me plier a votre requête Séraphyne ? J'y perdrai l'accès à ses souvenirs et la possibilité de prendre son apparence. Elle fait partie de moi maintenant.

— Tu te trompes, il est encore possible de rompre le lien entre vos deux âmes. Il suffit que tu me laisses accéder à ton sigil pour cela. Car l'âme d'Alessia, comme tu le sais, a été souillé par la marque de l'engeance. Si jamais cette situation venait à perdurer, alors son âme finir par devenir en tout point similaire à celle d'un dæmon et tu te retrouverais avec second symbiote en toi, ce que ne supporterait pas ton sigil. Tu t'accroches à elle car il s'agit de la seule chose qui te rattache à ton passé. Mais sache que jamais tu ne retrouveras la mémoire si tu ne l'as laisse pas partir.

— Que comptez-vous faire de son âme si j'accède à votre requête ?

— Remplir mon devoir de Shéraël. Je l'accompagnerais jusqu'aux portes de l'Autre-Monde afin qu'elle puisse accéder au repos éternel. Les âmes sensibles au Don sont les mets de prédilection des engeances. Je veillerais à ce qu'elle traverse le Voile en toute sécurité.

— Mais je ne sais pas qui je suis réellement ! rétorqua la lamenoire. Même mon propre prénom, je l'ignore encore !

— C'est à toi seule de répondre à ces questions, fille de la Scélérate. C'est un chemin que tu dois arpenter seule. Découvre qui se cache véritablement derrière le masque que tu as si souvent revêtu. Ne condamne pas inutilement une âme à la damnation éternelle.

La lamenoire réfléchit à la proposition de la Séraphyne et examina les choix qui se proposaient à elle. Devait-elle accéder à sa requête et abandonner l'âme d'Alessia ? Le pouvait-elle ? La mercenarii faisait partie d'elle depuis si longtemps qu'elle était incapable de savoir où se trouvait la limite entre sa propre existence et celle d'Alessia. Elle n'avait peut-être qu'à détourner les talons et ignorer les suppliques de la Shéraël. Que choisirait la mercenarii à sa place ?

Fais-le, laisse la Séraphyne s'emparer de mon âme. Il est temps que nos chemins se séparent une bonne fois pour toute. C'est le mieux pour toi comme pour moi. Elle a dit la vérité, je sens déjà les ténèbres du sigil m'imposer leur marque depuis la disparition de Shivarra.

À nouveau la voix de la défunte mercenarii avait fait irruption en son for-intérieur pour apporter sa voix au chapitre.

C'est vraiment ce que tu souhaites, Alessia ? répondit la lamenoire. Il n'y aura plus retour en arrière possible. Tu cesseras d'exister.

Je n'ai pas peur de ce qui m'attends. Je peux sentir le remords qui t'accables depuis que tu as pris conscience de ce que tu m'as fait. Tu as causé ma mort et tu souhaites obtenir la rédemption en me faisant don de ta vie. Mais cela ne marche pas comme ça. Tu dois vivre avec ce que tu as fait et expier pour tes fautes. Deviens meilleur que tu ne l'étais avant de perdre la mémoire. Pour mon cas, je t'accorde mon pardon. Maintenant laisse-moi partir.

La lamenoire sonda l'esprit d'Alessia. Elle était sincère et ne ressentait aucune colère envers sa meurtrière. Elle ne put déceler en elle qu'une puissante détermination.

— Je peux sentir le doute qui assaille vos deux esprits, énonça la Séraphyne d'un ton solennel. Avez-vous pris votre décision, âmes liées ?

— Oui, rétorqua la lamenoire avec assurance. D'un geste habile, elle retira sa brigandine et entrouvrit son chemisier pour dévoiler la pierre noire de son sigil. Libérez l'âme d'Alessia.

Synead la gratifia d'un regard empli de compassion avant de se rapprocher. Le gantelet de sa dextre droite disparut pour laisser apparaître sa peau dorée. Elle posa ses longs doigts effilés sur le sigil.

L'espace d'un instant, un frisson transperça l'échine de la lamenoire tandis que l'essence divine touchait son être, douce et chaude tels les rayons d'Astalyone en plein été.

L'espace d'un instant son âme et celle d'Alessia ne firent plus qu'un. L'une et l'autre vécurent tour à tour les souvenirs et les grands moments qui avaient bouleversé leur existence respective. Un torrent de visions et de sensations La mercenarii et la lamenoire. Des âmes liées.

L'espace d'un instant, puis tout disparu.

La Séraphyne rompit le contact. Physiquement la lamenoire ne sentit pas la moindre différence, comme si rien ne s'était produit. Cependant, elle n'avait pas besoin de tendre sa psyché pour se rendre compte de la disparition d'Alessia au sein de l'écrin du sigil, tel un grand vide dans sa propre existence. D'ici quelques instants son corps reprendrait son apparence d'origine.

— Maintenant je dois partir rejoindre, énonça Synead tandis que ses ailes se déployaient à nouveau. Sit dux te voluntate Imperatorii Nerevan, Selene edrede. Nos chemins se recroiseront, lamenoire. L'avenir des Saints-Royaumes reposent entre tes mains.

La Séraphyne prit une impulsion puis s'envola dans les airs. Et tandis que la lamenoire l'observait battre des ailes pour atteindre l'empyrée, en partie éblouit par l'éclat d'Astalyone, trois syllabes commencèrent à se former dans son esprit.

Son véritable prénom.

Nymeria.