27 - Ames liées (4/4)
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Les paysages éthériques convoqués par les souvenirs d'Alessia Cœurfroid disparurent de nouveau dans un vortex de lumière. La prisonnière était désorientée et quasi à bout de souffle. Elle s'appuya contre les barreaux en fer pour reprendre des esprits. Elles étaient de retour entres les murs factices de sa prison mentale, calque trompeur de l'architecture du reste du Fort du Croc. Si tout ceci n'était qu'illusion alors où se trouvait son corps dans la réalité ? Entre les mains des Foudres de guerre ou de la Legio ? Et combien de temps s'était-il écoulé depuis l'assaut des Imperatiis ? S'agissait-il d'heures, de jours voire de semaines ? Cela importait peu en fin de compte si jamais elle restait à jamais coincé ici bas.
Alessia se dressait face à elle, de l'autre côté de l'alcôve, elle avait troqué sa nudité contre une combinaison en cuir intégrale semblable à celle que portait la cavalière dans le souvenir qu'elle venait de montrer à la prisonnière. Que je portais. Elle aussi maintenant était revêtu d'une tenue similaire. Arrivait-elle à ne serait-ce qu'à croire en une infime parcelle des révélations que venait de lui faire la jeune femme ? Que ses souvenirs n'étaient que les réminiscences d'une identité qui ne lui appartenait pas ?
— Pourquoi je ne me souviens pas de mon véritable moi, si je ne suis pas réellement Alessia ? demanda la prisonnière à voix haute.
Le jeune femme aux longues boucles embrasées lui adressa un sourire avant de répondre. La prisonnière se concentra sur elle, pouvant presque saisir le flot de ses pensées. Elle ne capta en elle qu'une profonde harmonie, et de la mélancolie. Ni colère ni rage.
— Je l'ignore. Peut-être que lorsque ton sigil s'est effrité et que mon âme et celle de Shivarra ont commencé à se mêler avec la tienne, le choc fut si brutal que cela a altéré ta propre mémoire.
Mon sigil... L'évocation de ce mot provoqua d'étranges réminiscences dans l'esprit de la prisonnière. Comme si elle avait oublié quelque chose d'extrêmement important et qu'elle arrivait presque à s'en souvenir. Elle toucha le creux de sa poitrine et sentit une aspérité en dessous du cuir. Une gemme étoilée et épaisse, taillé dans le plus sombre des joyaux.
Un flash d'images et de sensations traversa sa psyché. Une jeune fille attachée à une table en métal, entourée d'étranges machines antiques pourvues de dards et d'aiguilles. Et des silhouettes dans de longues robes noires et aux têtes pourvues de masque d'ivoire immaculée qui se rapprochaient inexorablement. La prisonnière comprit. Cela lui appartenait, à elle seule.
— Si tu étais déjà au courant de tout, fit la prisonnière, pourquoi avoir pris la peine de m'interroger ?
— C'était une proposition de Shivarra à la base, répondit Alessia. Moi je voulais savoir qui se cachait derrière l'usurpatrice qui avait volé mon identité et ma vie. Je pensais découvrir qui tu étais réellement, et ne pas entendre une version déformée des derniers mois de ma vie.
— Que va-t-il se passer maintenant ? poursuivit la prisonnière. Suis-je éternellement condamné à voguer dans les tréfonds de mon esprit jusqu'à la fin des temps ?
— Non, tout sera bientôt terminé. Maintenant tu es prête à la rencontrer. L'heure du rituel est venu. Suis-moi.
Alessia passa devant la prisonnière et s'engagea à nouveau dans le sombre corridor qui reliait son ancienne cellule à un endroit inconnu de sa personne. La prisonnière se demanda si elle devait obéir sans sourciller. De toute façon que pouvait-elle faire d'autre ? Elle semblait dénuée de la moindre puissance en ces lieux, son Pouvoir sans aucun effet face à Alessia. Alors la prisonnière se résolut à suivre les pas de l'esprit qui hantait son âme.
Son aura était en tout point semblable à celle de la prisonnière, à cela près qu'elle rayonnait d'énergie æthérique contrairement à la sienne, morne et terne, presque éteinte. La prisonnière repensa aux paroles d'Alessia. Car il s'agissait de ton Pouvoir que j'absorbais au travers de notre lien. Tout s'expliquait, si la prisonnière était incapable de vaincre la jeune femme s'était parce que l'intégralité de son propre Pouvoir résidait en elle dorénavant. À l'extrémité du couloir, Alessia ouvrit la porte et les murs de pierres s'évanouirent.
Une immense salle aux piliers de cristal noir sur lesquels ne reposait aucune voûte. Ils étaient parcourus de stries luisante d'azur et d'or, similaire à la pierre mémorielle qui composait le tunnel qui traversait les entrailles des Jumeaux. Ils formaient ainsi une grande allée composée d'un carrelage tout aussi sombre, recouvert d'un tapis écarlate qui menait jusqu'à un trône de l'autre côté de la salle. Il n'y avait nul plafond en ces lieux mais à la place un empyrée céleste recouvert de nébuleuses, tâches aux innombrables couleurs, en contraste avec l'océan sombre et inquiétant du néant dans lequel elles baignaient. Des amas de roches flottaient tout autour, comme si un vent silencieux soufflait entre eux pour les faire voguer au fil du temps qui passe. La prisonnière crue reconnaître certains paysages dans ce chaos incompréhensible, des débris de l'arène de Dalata, le portail distordu de la villa de Castell, la cime majestueuse du Cadhras, le corps du garde du Fort du Croc en ruine. La prisonnière comprit qu'il s'agissait de ses souvenirs et de ceux d'Alessia. Et que c'était en ses lieux que siégeait le cœur de son âme.
La jeune femme poursuivit sa route entre les colonnes, la prisonnière toujours sur ses talons. Elles parcoururent la cinquantaine de mètres qui les séparait du trône. Surélevé en hauteur par plusieurs marches, il était constitué de la même matière que les piliers, son dossier prolongé de longues stalagmites effilées et pointues. Une femme était prostrée sur celui-lui, les jambes croisées perpendiculairement.
— Te voilà enfin, Alessia. Je vois que tu l'as amené avec toi.
L'éclat de sa voix était suave et doux comme du miel. Mais la façon qu'elle avait d'accentuer les syllabes rendait son ton presque monocorde, glacial. Elle se leva pour descendre au pied du trône de cristal. Sa longue chevelure était semblable à des milliers de fins tentacules ténébreux. Flattant de leurs extrémités arrondies ses chevilles, elles s'entortillaient dans tous les sens. Elle était revêtue d'une robe à la soie exquise et vaporeuse d'un écarlate presque translucide, son décolleté triangulaire ouvert jusqu'au nombril dévoilait une poitrine opulente garnie de bijoux et d'arabesques d'or et d'argent. Sa peau d'un gris de lin pâle semblait irréel, douce et onctueuse. Tout comme la perfection des traits de son visage. Il ne s'agissait pas de sa véritable apparence mais celle qu'elle avait décidé d'arborer en présence des deux femmes. Deux orbes d'ambres à la pupille fendue se braquèrent sur la prisonnière.
— Depuis combien temps attendais-je ce moment ? énonça la femme. D'un claquement de doigts elle disparu dans une volute de brume et réapparut derrière la prisonnière. Tu ne me reconnais pas, n'est-ce pas ? — Du bout de ses doigts longilignes, elle attrapa son menton — Pourtant tu affiches toujours cet air arrogant et pétri de mépris — Elle mit un terme au contact, repoussant la prisonnière d'un coup de poignet. — Bien, as-tu pris ta décision, Alessia ?
— Oui, Shivarra. Je suis prête à accomplir le rituel, répondit la jeune femme.
— Alors tu sais ce qu'il te reste à faire.
Tandis qu'Alessia croisait le regard de la dæmone qui passa devant elle, la prisonnière se jeta vers l'avant. Elle joua son va-tout, glissant derrière la jeune femme, elle passa un bras au tour de sa gorge pour l'immobiliser, tandis que sa dextre se posait sur son front. La prisonnière fit comme dans ses souvenirs et fit appel au müyr pour siphonner l'énergie vitale et le Don d'Alessia. Une fois de plus rien ne se produisit.
D'un claquement de doigts de Shivarra, des forces invisibles s'emparèrent des bras et des jambes de la prisonnière pour l'obliger à lâcher prise. Elle essaya de lutter mais elle était beaucoup trop faible et ses maigres forces s'amenuisèrent rapidement. Elle tomba à genoux, vaincu.
— J'aurais dû me douter que tu ne te laisserais pas faire aussi facilement, déclara l'engeance d'un ton glaciale. Après tout, toi aussi, tu es survivante. — Elle leva les mains et une nuée de spectres apparurent de chaque côté de l'allée. Des dizaines, voir des centaines, la prisonnière était incapable de les dénombrer. — Regarde-les, toutes les vies que tu as fauchées ! Toutes ces âmes dont tu t'es emparée pour en revêtir l'apparence. Dans une autre existence, nous aurions pu être sœur, car ton âme est aussi noire que la mienne ! Les tiens pensaient qu'il était si facile d'asservir notre pouvoir pour le retourner contre les nôtres ? Qu'il n'y aurait aucune conséquence ? Il est temps de mettre à fin à ceci, lamenoire !
Que pouvait répondre la prisonnière à ceci ? Elle était à genoux, contrainte et faible, sans le moindre Pouvoir. Elle balaya du regard l'assemblée spectrale. Elle ne se souvenait aucunement des pêchés et des méfaits dont on l'accusait. Elle ne pouvait plus qu'attendre la fin. Shivarra fit apparaître une dague en ossement et la plaça dans la paume d'Alessia.
— Poignarde-la en plein cœur et le rituel débutera. Tu prendras le contrôle total de son corps tandis qu'elle ne deviendra qu'une passagère muette jusqu'à la fin des temps. Une vie pour regagner celle qui t'a été volé. Je ferais en sorte qu'elle se tienne tranquille.
Ainsi s'était de cela dont il était question, comprit la prisonnière en son for intérieur. Cela devait-elle la déranger ? Devait-elle partir en courant pour éviter son destin ? Implorer la pitié de la jeune femme ? Non, la prisonnière se releva et regarda Alessia droit dans les yeux. Après tout, il ne s'agissait que de justice. Sa vie contre la sienne. Au plus profond d'elle-même, malgré son amnésie, elle savait qu'elle méritait un tel sort.
Alessia s'avança et posa la pointe de la dague contre la poitrine de la prisonnière. Elle n'avait plus qu'à pousser pour entailler le cuir puis la chair en dessous, et plus loin son cœur. Elle observa le visage de la jeune femme, sans prononcer le moindre mot, incapable de discerner la moindre expression sur son visage. Elle resta immobile.
— Que fais-tu, Alessia ? s'interrogea Shivarra. Serais-tu en train de douter ? Une telle vermine ne mérite aucune pitié.
La dæmone avança d'un pas en direction de la jeune femme, la main tendue pour s'emparer de son poignet et l'enjoindre à passer à l'acte. Vif comme l'éclair, Alessia pivota sur elle-même. Utilisant toute la puissance de son Don, elle planta le poignard droit dans le cœur de Shivarra. Les yeux de la dæmone s'écarquillèrent de surprise et de colère puis son sourire se mua en un rictus horrible. Elle leva son bras pour déchaîner l'étendue de son Pouvoir. Puis elle disparut en une volute de fumée.
— Insupportable jusqu'au bout, celle-là, plaisanta la jeune femme d'un sourire. Elle pensait vraiment me piéger d'une façon si grossière... Comme si je pouvais faire confiance à une engeance. Croire qu'elle ne chercherait pas à prendre le contrôle une fois que tu serais en dehors de l'équation ? Sans blague. En tout cas, elle est hors d'état de nuire, enfin pour le moment.
— Que viens-tu de faire ? Je croyais que tu voulais t'emparer de mon corps, bredouilla la prisonnière. Je ne comprends pas.
— Toi aussi tu y as cru, pas vrai ? Je voulais savoir comment tu réagirais une fois poussé dans tes retranchements. Tu as accepté la sentence tête haute et je respecte cela. Cependant je ne veux point de ton corps, j'ai fait mon deuil depuis longtemps à vrai dire. Alessia Cœurfroid est morte depuis bien longtemps, cette nuit-là dans les bois ténébreux du Haut-Korvalys. Ce n'étais pas de ta faute, mais celle de cette maudite dæmone et du müyr. Tu m'as sauvé la vie en reprenant le contrôle à la dernière minute. Mais je n'étais plus Alessia suite à cela, plus totalement. Nos destins étaient irrémédiablement liés. La providence m'a placé sur ta route ce jour-là. Lors de mes voyages en Nedhin, j'ai pu apercevoir l'avenir, le temps s'écoule différemment là-bas. En un clin d'œil, les jours défilent, le futur lointain devient passé et le présent se mue en songe incompréhensible et chaotique. J'ai vu ce qu'il se produirait si je prenais ta place dans ton corps. Mort et désolation. Tel n'est pas mon destin et tout autre demeure le tien. Cela ne se résume pas à ta survie ou à la mienne mais à bien plus grand. Tout ce mal est nécessaire car seule toi peux sauver le monde du péril qui le menace. Une lourde tâche t'attends, lamenoire, et un chemin semé d'embûches se dressera face à toi.
— Et que dois-je faire maintenant ? fit la prisonnière toujours aussi déboussolée. Comment sortir d'ici ?
— C'est pourtant très simple, rétorqua Alessia. Elle s'approcha et posa à son tour la dague en os dans la paume de la prisonnière. Transperce mon cœur et tout redeviendra comme avant.
— Mais que va-t-il advenir de toi ?
— Je vais disparaître et mon esprit reprendra sa place initiale au sein de ton sigil. Pareil pour Shivarra, même si je pense qu'à terme tu devras rentrer parmi les tiens pour réparer la gemme. Je serais toujours présente au fond de toi, car nos âmes sont liées.
— Je ne sais même pas qui je suis ou ce que je suis censé être. Cela n'a aucun sens, maugréa la prisonnière en se prenant la tête à deux mains. J'ai l'impression de devenir folle.
— Une chose à la fois, lamenoire. Un peu de patience, la mémoire te reviendra au fur et à mesure. Tu sauras, non, nous saurons comment agir.
Alessia attrapa les mains de la prisonnière et les enserra des siennes. Elles étaient douces et chaudes. La jeune femme posa la pointe de la dague rituelle sur sa poitrine. La prisonnière se laissa faire. La lame commença à pénétrer la chair d'Alessia. La douleur fut aussi vive pour elle que pour la prisonnière mais malgré cela elle poursuivit. La dague transperça son abdomen puis ses muscles et enfin son cœur. Alessia serra les dents avant de pousser un dernier cri. C'était fini.
— J'ai confiance en toi, lamenoire, chuchota la jeune femme alors que son enveloppe corporelle était en train de se désagréger.
Alors qu'Alessia s'apprêtait à disparaître pour de bon, la prisonnière voulut lui poser une ultime question. Elle lui demanda qu'elle était son véritable nom et la jeune femme lui répondit. Trois syllabes sortirent de sa bouche mais la prisonnière fut incapable d'en saisir le sens. Puis elle disparut en un nuage de poussières étincelantes. Alessia Cœurfroid, autrefois noble, devenu mercenarii par la force des choses puis bandit, n'était plus.
Ne restait plus que la lamenoire. Solitaire et perdue dans son propre esprit. Et à nouveau, un immense vortex de lumière s'empara d'elle et recouvrit tout ses sens.
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