27 - Ames liées (2/4)
Je sortis mon briquet à l'amadou et il ne fallut guère plus que quelques instants avant que les flammes ne crépitent. Alors que je m'apprêtais à fouiller dans mes sacoches pour prendre ma collation du soir, Caro insista pour partager leur repas avec moi en guise de remerciement. J'acquiesçai sans une once de remords, lassé par des jours de dégustation de fruits secs, de viandes séchés et de galettes de pois chiches. Je me décidai donc de m'occuper de Cal en attendant que le repas soit prêt. Je sortis le nécessaire de mon paquetage et m'attelai de décrotter ses sabots salis par une journée de chevauché à l'aide du cure-pied. Ce fut ensuite le tour du brossage en règle ce qui plût particulièrement à l'alezan. En guise de récompense, Cal reçut une pomme en plus de sa ration quotidienne puis je mis à sa disposition une gamelle d'eau.
Caro me signala que le repas était prêt et je le rejoignis de suite. Dans l'empyrée, même si elle n'était pas encore totalement discernable, Tyrasfel allait apparaître d'un moment à un autre. Le fermier retira la casserole du feu et en versa le contenu dans plusieurs bols. J'humais les doux relents de ragouts tandis que Caro me donnait un récipient puis de même pour son fils. Je ne me fis pas prier pour goûter mon repas, la sauce épicée à la bière réchauffa ma gorge tandis que mes papilles se régalaient du lard et des saucisses accompagnés de carotte, de navets ainsi que d'une poignée de champignons. Il s'agissait de mets simple mais préparés avec savoir-faire et passion. Qui qu'elle fût, la femme de Caro semblait être doté d'un véritable don pour la cuisine.
Alors que je terminai mon assiette à l'aide d'une grosse tranche de pain, je remarquai une fois de plus que Seph ne détournait plus du regard de ma personne. Je lui souris en réponse afin de détendre l'atmosphère. Le jeune homme fixa le brasier, ses joues s'empourprant au passage.
— Dîtes, madame, vous êtes une drengir n'est-ce pas ? finit-il par réussir à articuler en jetant une poignée de brindilles dans le feu.
— Comment oses-tu être aussi impoli Seph ! intervint Caro, les yeux écarquillés. Cela ne se fait pas ! Excusez l'impertinence de mon fils, Alessia.
La question me fit sourire. Je signifiai d'un revers de la main en direction du fermier que cela ne me dérangeait pas.
— Non, qu'est ce qui te fait croire cela Seph ? déclarai-je. Pourtant mes cheveux, malgré la crasse du voyage, n'ont point pris la couleur de la paille et l'éclat de mes iris est en tout point dissociable de l'azur des mers et des océans. Sans parler de ma taille.
— Je ne sais pas mais votre peau est si pâle et vous êtes vêtu tel un guerrier. Enfin je ne veux pas dire que c'est impossible mais chez nous, aucune femme ne prends les armes. Mais je sais que le peuple du Nord Lointain ne soucie pas de genre de choses et que chacun d'entre eux part à la guerre le moment venu.
— Ce n'est pas un raisonnement stupide en effet, mais je ne suis pas originaire de Borée mais d'Arthédas, un peu plus au sud. Quant aux maniements des armes, mon père a décidé que cela devait faire partie de mon enseignement dès mon passage à l'adolescence. Ensuite le destin a fait que je suis devenu une mercenarii.
— Vous pourrez m'apprendre deux trois trucs à ce sujet, demain matin, avant que l'on prenne la route ? s'enquit Seph d'un air enjoué.
— Oui mais seulement si ton père est d'accord, rétorquai-je.
Caro ne répondit que d'un soupir exaspéré puis signifia à Seph qu'il était temps d'aller se coucher et que de nombreuses heures de voyages les attendaient demain. Le jeune homme se résout à obéir à son père d'un air contraint, puis le fermier me souhaita une bonne nuit avant de se diriger à son tour vers sa tente. Qu'avait-il de mal à satisfaire la curiosité d'une jeune âme ? Personne ne devrait à avoir à prendre les armes pour défendre sa vie mais je savais le monde trop cruel pour qu'une telle utopie soit réalisable.
Je m'apprêtais à mon tour à aller me coucher quand un frisson me saisit. Je tournai le chef en direction du ciel. Elle était là, presque à son zénith, belle et ardente, une immense boule d'énergie d'un rouge intense, Tyrasfel. L'étrange impression revint tout à coup sans que je puisse en déterminer une fois de plus l'origine. Telle une peur primale, elle me poussa à dévier le regard et à me confiner au plus vite dans ma tente. Je m'allongeai et rapidement le sommeil me gagna, mes membres fatigués et endoloris par le trajet.
Aucun songe ni cauchemar ne vint troubler mon repos, seulement les ténèbres calmes et reposantes. L'espace d'un instant cela se prolongea pendant une durée indéterminée. Puis un hurlement se répandit dans l'intégralité du campement. Je me relevai d'un coup sec de ma couche. Ce cri, il s'agissait de celui de Seph. Je sortis précipitamment de la tente.
Les deux fermiers étaient aussi déjà debout, Caro, une torche à la main tandis que son fils bafouait d'incompréhensibles explications. Il pointa du doigt le flanc de sa tente.
— Si je te dis que quelque chose s'est approché de ma tente ! Elle a essayé de rentrer à l'intérieur mais je l'ai repoussé d'un coup de pied.
Je m'approchai pour voir de plus près ce que Seph pointait du doigt. J'examinai les voilures de la tente, trois grandes griffes en avaient déchiré le versant droit. Quelle créature avait bien pu laisser de telles marques ? Pourtant aucun grand félin ne rôdait dans les terres ouest du Haut-Korvalys à ma connaissance. J'essayai de retrouver des empreintes dans le sol malgré la pénombre mais je fis chou blanc, Seph ayant piétiné les alentours après être sortie en trombe de sa tente.
Soudain mon ouïe affinée capta un bruit au-delà des limites du campement, un bruissement parmi les buissons, des griffes qui s'enfoncent dans l'humus humide, des branches secs qui se brisent.
— Avez-vous des armes à disposition ? chuchotai-je à Caro.
— Une fourche dans le chariot, fit le fermier. Seph va la chercher tout de suite.
D'un pas rapide, j'allai jusqu'à ma tente et attrapa mon glaive posé à l'intérieur. Je le dégainai de suite pour me diriger à la périphérie. Je tendis l'oreille pour discerner le moindre mouvement à proximité. Mon intuition revint mais cette fois-ci j'étais déterminée à ne pas me laisser dominer par la peur. J'entendis quelque chose sur ma gauche, en direction du bois. Une masse sombre apparu et se jeta sur moi, par réflexe je lançai mon glaive vers l'avant. Le choc fut rude et brutal. Je m'écroulai, à moitié assommée.
Je finis par reprendre conscience, une pluie d'étoiles dansant devant mes prunelles. Je me relevai, enserrant la poignée de mon arme et regagnai le campement. C'est à ce moment que je l'aperçus. La créature était recouverte d'une étrange carapace sombre d'une teinte d'ébène et luisante comme recouverte d'huile, les seuls endroits à découvert dévoilant une chair écarlate vif comme si elle avait été écorchée. De stature bipède et au dos recourbé, ses deux longs bras étaient parachevés de griffes effilés telles des rasoirs.
Caro brandissait la torche devant lui pour essayer de faire fuir la créature, l'agitant de gauche à droite. Je lui hurlai de reculer et de fuir avec son fils. Car il ne s'agissait nullement d'une vulgaire bête sauvage, mais d'une engeance d'un autre monde. Le fermier, son attention entièrement focalisée sur la créature, ne m'entendit point, il avança d'un pas de trop. L'engeance lança sa patte griffue sans se préoccuper du feu. L'homme tomba à genoux, son ventre éviscéré. En réponse, Seph poussa un cri de désespoir et se jeta sur l'engeance, la fourche vers l'avant. La créature esquiva d'un pas sur le côté sans même tourner le chef dans sa direction. Elle transperça sa panse pour l'immobiliser avant de l'achever d'un coup de mâchoire au niveau de la gorge.
Je restai tétanisée, incapable d'esquisser le moindre mouvement. L'engeance s'acharna sur le cadavre pour l'étriper à l'aide de ses griffes puis s'agenouilla pour se repaître de sa chair avant de dévorer son âme. La peur prit le dessus. Je tournai les talons et m'enfuis à toute vitesse dans le bois sans même un regard en arrière.
À grandes enjambées, je m'enfonçai entre les troncs épais des chênes, esquivant les buissons malgré la pénombre. Dans l'empyrée, Tyrasfel me dardait de son regard, ses lueurs transperçant les hautes cimes des arbres de rayons cramoisies. Mon cœur battait la chamade alors que je cherchais dans quelle direction fuir. Car je savais au plus profond de moi que je n'avais aucune chance de survie si jamais j'affrontais l'engeance en face à face. Il fallait que je trouve une cachette jusqu'au lever du jour. J'achevai ma course face à un grand aulne séparé en plusieurs troncs que je décidai d'escalader de suite sans trop réfléchir. Je bondis et me glissai entre les branches jusqu'à atteindre le point le plus haut. Calé le dos contre le tronc, il me fallait que je me calme et que je retrouve mon sang froid.
Mon rythme cardiaque à nouveau régulier, je tâchai de tendre les oreilles pour savoir si la créature m'avait poursuivie ou non. Environ deux cents mètres séparait ma position du campement. Je repensai tout à coup aux superstitions qui entouraient les nuits de Tyrasfel, lors desquelles le Voile s'affaiblissait pour laisser passer les âmes sombres coincés dans l'Autre Monde. J'avais maintenant la preuve qui ne s'agissait pas seulement de boniment de prêtres de l'Ecclésia. Une traînée de sang glissa de dessous de mon brassard pour couler dans ma paume. J'observai de suite la blessure malgré les ténèbres. Dans la précipitation je n'avais rien remarqué, la douleur quasi inexistante. M'étais-je blessé lors de l'escalade ou bien plus tôt lors de l'attaque de l'engeance ? Et si j'avais laissé derrière moi, dans ce cas précis, une fine nuée de gouttelettes du précieux fluide vital ?
Je sentis les griffes de la créature se planter dans l'écorce de l'aulne avant même que je ne baisse les yeux vers le vide. Je me jetai de la branche in extremis avant que l'engeance ne bondisse et m'atteigne. Incapable de contrôler ma chute, j'essayai de me raccrocher comme je pus afin de ne pas m'écraser au sol. Je me réceptionnai d'une roulade agile, heureuse de que mon cou ne se soit pas rompu au passage. Je repris ma course afin d'échapper à l'engeance. Pas assez rapide.
La créature me faucha d'un coup de griffe alors que je n'avais parcourue qu'une demie dizaine de foulées. Je heurtai violemment la terre boueuse, prise dans mon élan. Par miracle, j'arrivai à dégainer mon glaive avant que l'engeance ne se jette sur moi. Elle esquiva le premier coup en se recourbant mais le second, mieux ajusté, fit mouche. L'acier n'érafla même pas la carapace de jaïs.
Je me relevai, parcouru d'un puissant afflux d'adrénaline dans mes veines, ultime sursaut face au désespoir. Je pris mon glaive à deux mains et attendit que la créature passa de nouveau à l'attaque. Je bondis en avant d'une fente fulgurante pour transpercer la créature au-dessus des hanches, ou la carapace dévoilait un morceau de chair à découvert.
La pointe de la lame transperça l'engeance. Mais cela ne fut pas suffisant. La créature ne tressaillit même pas, comme insensible à la douleur. D'un revers de ses griffes, elle brisa le fort de mon glaive et de l'autre attrapa ma gorge. Elle me souleva dans les airs alors que je n'arrivais plus à respirer. Elle me rapprocha de son visage aveugle, sa partie supérieure recouverte d'une épaisse couche de carapace noire qui se prolongeait de chaque côté en deux cornes en forme de croissant de lune. Le bas de son faciès, quant à lui, était en tout point semblable à celle d'une humaine, de couleur écarlate aux fines lèvres bien définie mais garnies de rangées de dents pointues. Alors que mes poumons se vidaient de leurs dernières parcelles d'air, l'engeance embrassa mes lèvres.
Toute forme de terreur s'évanouit de mon être. Anesthésié par une étrange forme de bonheur et de bien-être, je cessai pour de bon de lutter. Euphorique, je me laissai posséder par l'étreinte indolore de l'engeance. Mon corps irradia de chaleur comme si un feu intense venait de s'allumer à l'intérieur de moi. Était-ce cela que l'on ressentait aux portes de la mort, songeai-je alors que mon esprit s'évanouissait. Je sentais mon corps se raidir et mes extrémités se refroidirent comme si des engelures venaient de les recouvrir. La créature se repaissait de l'énergie vitale qui s'échappait de mon corps.
Puis une puissante force irradia de mon for intérieur sans que je n'en connaisse l'origine. La créature recula, relâchant son étreinte, sa carapace en train de se dissoudre. Je heurtai le sol avec fracas bien que je ne sentis quasi aucune douleur. Au-dessus de moi, l'engeance se tortillait dans tous les sens, prise de spasme incontrôlable. Alors je m'abandonnais aux méandres de l'inconscience, la dernière chose que je vis fût une masse de cheveux sombres et deux prunelles luminescence et ambré.
Le lendemain matin, je me réveillai allongée dans ma tente comme si de rien n'était. Nulle blessure et à l'esprit des ersatz de songes incompréhensible. Ma mémoire avait été altérée et je n'avais gardé aucun souvenir de ma mésaventure de la nuit dernière. Quand je sortais enfin de la tente, j'étais seule et Cal m'attendait tranquillement attaché à son arbre. Les cadavres de Caro et de son fils, leurs tentes, le chariot, tout avait disparu. Ainsi que leur existence dans mon esprit. À la place deux épées recouvertes de runes et aux fourreaux élaborées trônaient à côté du feu de camps éteint. Et une nuée de souvenirs qui me m'appartenait pas et d'autres que j'avais oubliés depuis longtemps.
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