24 - Le Seigneur des Terres sauvages (3/4)
Je m'apprêtais à reprendre mon récit mais un souvenir m'est revenu depuis ma dernière session d'écriture. Cela fait plusieurs semaines qu'il hante mon esprit. Peste à moi de ne pas avoir laissé de pages blanches au cas où cela se reproduirait. Penser au passé m'a permis de stimuler ma mémoire. J'espère que le coucher sur l'encre me permettra d'exorciser pour de bon ce souvenir.
C'était en plein après-midi, lorsque le temps clément de Zéphyr laisse place aux courants venteux du mois de Brûmevent, qui faisaient trembler les innombrables feuilles des épais conifères. Quelques semaines avant que mon père ordonne au clan de passer la frontière. À l'époque la pureté de mon sang venait pleinement de se manifester. Une fin d'après-midi de chasse de gibier comme il y en avait déjà eu tant d'autres... Pourtant à présent je me rappelle parfaitement de ce jour, contrairement aux nombreuses parties de chasse qui l'avaient précédées.
Comme à mon habitude j'étais parti dans les bois de Brocland, vaste étendue forestière près de la côte. Je suivais la piste d'une biche récalcitrante depuis plusieurs heures, tandis que pointaient déjà les prémices de la fin du cycle d'Astalyone. L'animal fuyard s'était réfugié dans une petite clairière. Elle se croyait à l'abri de toute menace, ne suspectait point ma présence habilement camouflée par un épais buisson à une quinzaine de mètre de distance. La bête était à portée de tir de l'arc que je tenais fermement entre les mains. J'encochai une flèche et bandai la corde, mit en joue le futur repas du soir. Je retins ma respiration afin de stabiliser mon tir. Je n'avais plus le droit à l'erreur, je devais en finir maintenant, d'une flèche précise et foudroyante.
Un courant d'air fit frissonner l'échine de mon dos, la biche regarda soudainement dans ma direction et détala immédiatement à l'opposé. Je raccrochai aussitôt l'arc sur mon dos et me lançais à sa poursuite.
Quelques minutes plus tard, j'arrivai à hauteur d'un petit ruisseau, la biche, chanceuse avait réussi à se soustraire de mon champ de vision. Cependant les traces de son récent passage subsistaient encore. Je la suivis avec attention, elle avait visiblement remonté l'amont de la rivière. Je finis par arriver à une petite mare. Je relevai la tête me retrouvai par la même occasion en face d'une sinistre grotte qui se trouvait aux abords de la mare.
Je l'avais déjà vu des années auparavant, lorsque tout petit, moi et les enfants du clan remontions le cours du ruisseau afin de faire des ricochets sur le flot tranquille de l'eau. Immense et obscure, aucun d'entre nous n'avaient eu un jour le courage de pénétrer en son sein. Pas même mon frère. Nous pensions qu'il s'agissait de la demeure d'une créature aux proportions équivalentes à sa grandeur et noirceur : un gigantesque loup noir dans notre imaginaire collectif. Nous l'avions alors nommé la Grotte du Loup et son existence devint notre secret. À mon souvenir personne d'autre du clan n'avait eu un jour connaissance de l'existence de cette caverne.
Ce n'était peut-être pas une bonne idée de s'aventurer dans cette caverne pour une simple biche. Le monstre imaginaire de mon enfance aurait pu se repaître de la bête fuyarde qui venait de pénétrer dans son antre.
Je soupirai à l'évocation de ces futilités, la grotte me paraissait beaucoup moins menaçante maintenant l'âge de la raison atteint. J'aurais pu repartir, la biche n'était qu'un prétexte en fin de compte, un prétexte pour m'échapper des corvées journalières du camp. Pourtant j'étais comme inextricablement attiré par la noirceur béante de la caverne et je finis par m'y engouffrer.
Un frisson parcouru l'intégralité de mon corps une fois entré à l'intérieur, comme une espèce de picotement à la fois étrange et familier. Je continuai de m'engouffrer dans la gueule du gouffre sombre. L'air était humide et chaud, bien plus qu'à l'extérieur. Comme si j'avais pénétré dans un autre monde. La pénombre m'entourait de plus en plus tandis que faiblissaient les dernières lueurs de l'extérieur. Le boyau caverneux obliquait soudainement sur le côté. La logique aurait dû m'interdire de poursuivre mon chemin, pourtant rien ne pu m'écarter de mon destin. Au diable la biche ! Je devais découvrir le mystère de cette caverne !
Je franchis le corridor, attiré par plusieurs sources de lumières. Je m'en rapprochais instinctivement, oubliant toute forme de prudence. Un autel en pierre massif de forme rectangulaire avait été bâti sur le sol. Des bougies à la mèche allumées étaient disposées tout autour de l'autel. La biche, la panse éventrée et les entrailles dégoulinantes, reposait sur le centre du mystérieux autel. Elle piailla à ma vue et tourna ses prunelles effarées vers moi, dernier sursaut de la vie qui allait bientôt la quitter. Je voulus approcher ma main de la bête mourante.
Un grognement horrible retentit dans la grotte, celui d'une créature monstrueuse et gargantuesque. Les bougies de l'autel s'éteignirent et je tombai à la renverse de surprise.
Deux prunelles rouges monstrueuses apparurent dans l'obscurité de la caverne, semblable à deux rubis scintillants. D'un coup de mâchoire la créature se saisit de la biche mourante et l'entraîna plus loin dans sa tanière. Dans l'obscurité je n'avais aucune idée de son l'apparence mais je ne pus m'empêcher de penser qu'il s'agissait du monstre de mon enfance, le terrible Loup Noir.
Mes yeux m'étaient totalement inutile dans la perception du spectacle morbide qui se déroulait devant moi. Je ne pouvais qu'entendre le bruit de la bête en train de se repaître, les bruits de chairs arrachées et de mastication qui résonnait à l'infini dans la grotte. Je ne pouvais que sentir l'odeur du sang. J'étais tétanisé, j'allais être le prochain, le plat de résistance du repas du Loup Noir.
Puis toute forme de bruit cessa, l'odeur cuivrée disparu tout à coup. Les bougies s'allumèrent et éclairèrent de nouveau l'autel se trouvant devant moi. Le monstre avait disparu. Mais une immense ombre avait pris sa place devant moi. On aurait dit une espèce de fumée épaisse et noire, ayant une forme vaguement humanoïde.
— Rassure-toi jeune homme, je ne te veux aucun mal.
La voix était douce et susurrante, rassurante. Mon rythme cardiaque s'était calmé, toutes traces de peur volatilisées.
— C'est le destin qui t'a conduit à moi en ce jour. Pour que je te révèle ce qu'il te réserve, une existence glorieuse.
La fumée était maintenant blanche et immaculée, rayonnante de lumière. Je pouvais enfin distinguer la personne qui se tenait en son sein, un homme au teint pâle portant une ample robe blanche, des cheveux longs et neigeux cascadaient sur ses épaules. Son visage était sans âge et sans défauts.
— Moi, qui fut banni des miens et jeté au néant à l'aube des temps, reviendrais en ce monde. Et en ce jour glorieux, mon auguste courroux s'abattra sur les félons m'ayant jeté à bas. Je t'ai choisi pour m'aider à accomplir ma volonté, en tant que bras droit de ma personne.
L'entité me transperça de son regard doré, emplie de bonté et de bienveillance.
— Une fois ma volonté et mon pouvoir instauré sur ce monde, je te permettrais de siéger parmi mes élus les plus fidèles. Rien ne te sera interdit, il n'y aura aucune limite à tes désirs ni d'entrave à tes besoins. Mais pour cela tu dois me jurer fidélité, Gerald fils de Varek.
Je ne songeai pas un instant à refuser la proposition. J'acquiesçai en silence, les mots incapables de sortir de ma bouche coite, puis des paroles vinrent d'instinct en mon esprit. Je me mis à genou et récitais un serment d'allégeance envers l'entité se tenant devant moi. Je n'avais aucune idée de la langue que j'employai mais les mots, les phrases sonnaient clairement dans mon esprit à ce moment. C'était aussi simple que de respirer.
— J'accepte ton serment, Gerald fils de Varek. À partir de maintenant et à jamais, je te reconnais comme l'un de mes émissaires sur ces terres.
L'entité pris ma main gauche et marqua son dos d'un mystérieux sceau cabalistique.
— Relève-toi. Te voilà à jamais porteur de ma bénédiction ! Un jour tu commenceras à œuvrer en mon nom sans même t'en rendre compte, puis je reviendrais à toi pour t'indiquer le chemin ! Maintenant pars !
L'entité leva le bras dans ma direction et je ne vis plus rien que du blanc à perte de vue. Je perdis connaissance.
Je me suis réveillé ensuite au campement du clan, dans la tente familiale. Je n'avais plus aucun souvenir de mon aventure. On m'a dit par la suite que l'on m'avait retrouvé inconscient au bord de la mare, à l'entrée de la grotte. Un chasseur était tombé sur moi au petit matin. J'y suis retourné plusieurs jours après, en quête de réponses, mais la grotte s'était complètement volatilisée.
C'était le seul souvenir dont je me rappelais à l'époque, la Grotte du Loup. Le reste n'était que néant.
Puis un jour l'intégralité de mes souvenirs me sont revenus, trois décennies plus tard. C'est pour cela que j'ai décidé de les coucher sur papier, ils peuvent maintenant disparaître à nouveau si cela leur chante.
Cette entrée du journal de Gerald le Noir s'achevait sur ses mots. Alessia commençait à doucement rassembler les pièces éparses du puzzle. Cependant il en manquait encore certaines parties. Il fallait qu'elle accélère le mouvement, plus longtemps elle tardait plus longtemps elle risquait de se faire attraper. Si elle avait suivie le récit de Gerald plus par curiosité que réelle conviction d'y trouver le moindre véritable indice, l'apparition mystérieuse dans la grotte venait d'attirer son intention.
Elle feuilleta rapidement la suite du journal à la recherche d'indices supplémentaires, occultant cette fois-ci les entrées sans importance. Gerald s'était finalement prit au jeu, relatant parfois des événements plus triviaux, comme pour soulager sa conscience. Elle finit par découvrir une entrée intéressante. La rédaction en était plus hâtive, moins maîtrisé.
Quel sot fusse de croire que simplement l'écrire me permettrait de me libérer de cet idiot souvenir. Enfin cela à fonctionner pendant un temps puis d'innombrables questions m'ont assailli. "Tu commenceras à œuvrer en mon nom sans même t'en rendre compte" Des sornettes ! Comme si l'intégralité de mes actes n'étaient que le résultat de la volonté d'un spectre ! Il faut que j'arrête d'y penser.
Ma détermination, ma soif de gloire, ce n'est pas lui qui en est responsable. Pourtant de nos jours, ferais-je comme mon moi du passé ? Les soulèvements, la révolte, les raids, deux décennies de combat et de guerre... Tout ceci finalement ne m'a apporté que peu de réconfort. Carla est morte depuis longtemps, mon rêve d'une Borée unie réduit en cendres par la toute-puissance des Saints-Royaumes. Ils nous ont traqués et tués jusqu'au dernier. Nous ne sommes plus qu'une misérable centaine. J'ai dû m'acoquiner avec de vulgaires bandits pour reformer un ersatz de horde. Les Foudres de guerre, nous écumons les campagnes à la recherche d'un maigre butin puis fuyons avant l'arrivée de l'armée. Si je le pouvais, je les tuerais tous. Ivar le premier. J'éprouve de l'amour pour mon fils mais il n'est qu'une brute sanguinaire comme l'était mon frère. Il ne pense qu'à tuer, piller et violer. Il vit dans l'ombre des exploits de ma jeunesse. En présence de mes guerriers, je fais semblant mais en vrai je ne pense qu'à tout abandonner pour de bon...
Il a fallu que j'y repense pour que cela se produise. Après tant d'années j'ai revu l'entité de mon souvenir. Elle m'est apparu en rêve la nuit dernière. Cela ne peux être une coïncidence. C'était exactement identique, je suis rentré dans une grotte, la même que celle de mon enfance. Puis un loup est apparu, mais cette fois-ci de couleur blanche. Une fois dans la grotte il s'est transformé en fumée et l'entité est apparue. Sa voix a de nouveau retenti dans la caverne mais pas seulement, dans ma tête aussi. Étrangement il m'est impossible de retranscrire ses paroles ni à l'écrit ni à l'oral. Pourtant je me souviens parfaitement de leurs sens. J'aurais pu demander ce que cela signifiait à Harbard mais j'ai peur qu'il prenne définitivement pour un fou.
L'entité m'a dit que j'avais assez patienté et qu'il était tant que j'obéisse à mon serment d'allégeance. Que le monde allait bientôt entrer dans une ère de changement et que j'aurais un rôle à jouer dans tout cela. Je n'avais aucune envie de l'écouter, je lui ai hurlé que mes actes n'étaient que le simple fruit de ma propre volonté. Il a tout bonnement ignoré mes paroles et m'a parlé d'un objet d'une grande puissance qu'il souhaitait que je récupère en son nom. Une bague ? Une amulette, une pierre peut être ? Je ne sais pas. Il n'a pas voulu répondre à mes interrogations. Il a dit que je n'avais pas besoin de savoir tout cela, qu'une fois en possession de l'objet, je le reconnaîtrais.
Ensuite je devais le garder sur moi et ne m'en séparer sous aucun prétexte jusqu'à ce que je le rejoigne au point de rendez-vous. Il récupérera l'objet et me récompensera en conséquence. Après cela je devrais me mettre, moi et mes hommes à son service exclusif. Son ton était hautain et méprisant, comme les tortionnaires du camp de Noirepierre. Une étrange bague à la pierre violette ornait son annulaire gauche.
J'ai peut-être vieilli mais je refuse de m'incliner face à un autre de ces bâtards de bien-né, qu'il soit des Saints-Royaumes ou d'ailleurs. Les années ne m'ont pas encore transformé en un toutou docile.
L'entité a ensuite expliqué comment j'allais récupérer l'objet magique. Dans six jours exactement, une caravane de marchandises passerait dans la Passe de Kerrack dans le Haut-Korvalys. Moi et mes gars allons devoir la détourner afin que je puisse mettre la main sur l'objet.
Six jours... C'est un délai assez court pour une opération de cette envergure lui ai-je rétorqué. Il m'a répondu que je n'avais aucun souci à me faire, que bientôt il visiterait à nouveau mes rêves pour me donner plus de détail.
Ce n'était peut-être qu'un simple songe mais tout ceci m'a paru bien trop réel. J'ai déjà été témoin des prouesses que peuvent accomplir les sorciers. Alors entrer dans les rêves de quelqu'un... Je n'ai pas envie d'obéir à l'entité mais la bande commence grogner. Ivar et les drengirs veulent frapper un grand coup, pas simplement rançonner de pauvres paysans. Peut-être est-ce l'occasion de redorer le blason des Foudres de guerre. Peut-être qu'un dernier baroud d'honneur chasserait pour de bon les plus noires de mes pensées.
Puis l'entrée se poursuit un peu plus loin, griffonnée à la hâte elle aussi. La dernière en date.
Maudit joyau, depuis que j'ai mis la main dessus, il ne fait que m'accaparer l'esprit dès que j'ai le temps libre. J'en oublis alors tout le reste. Les Foudres de guerre, les pillages, mon journal. Ce joyau est si beau et si enivrant ! Il est d'un rouge prononcé, de la même teinte que les yeux que jadis j'avais vu dans la Grotte de Loup. Je ne peux pas m'en détacher du regard. C'est comme s'il me parlait, me susurrait des promesses de gloire et de richesse infinie si je déchaîne son plein pouvoir. Que je pourrais asservir des peuples et tuer des rois !
C'est certain, je n'aurais jamais dû l'écouter. D'ailleurs depuis que j'ai réussi à le chasser de mes rêves, il n'est pas réapparu. Je remercie Harbard et ses infâmes tord-boyaux qu'il ose appeler tisane ! L'apparition me pressait de le rejoindre au Nord des Terres sauvages. Hors de question, le Joyau m'appartient, quels prodiges pourrais-je accomplir grâce à lui ? M'en servir me démange et me rebute à la fois. J'ai peur de fuir un maître pour me livrer à un autre. J'aimerais m'en séparer mais je n'y arrive pas... Quant à la marque sur le dos de ma main gauche, elle est réapparue subitement. C'est comme si elle me brûlait nuit et jour.
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