23 - L'Ultimatum du Præfector (1/2)
1
Les flammes ardentes se reflétaient dans les iris d'émeraude d'Alessia. La jeune femme était assise face au feu de camps sur sa couche, ses deux genoux joints devant elle. Peu à peu, elle se laissa gagner par la tiédeur du brasier tandis qu'elle observait l'empyrée. La Lune du Voile avait enfin disparu dans les cieux tandis que les premières lueurs d'Astalyone commençaient à naître à l'horizon.
À ses côtés, Vaiyn était allongé, en proie à ce qui semblait être un cauchemar. L'espace d'un instant, Alessia eut un élan de compassion envers le siphonneur, plus d'une fois elle avait expérimenté les tourments auxquels pouvait exposer le Don. Après avoir soigné ses blessures, elle avait réussi à le ramener au campement des éclaireurs. Elle l'avait déposé dans l'une des rares tentes encore intacte puis tâché d'éloigner les cadavres du camp. Elle était bien trop fatiguée pour dresser un bûcher funéraire cette nuit. Alessia s'allongea et s'endormit sans s'en rendre compte. Et pour une fois son sommeil ne souffris d'aucun songe désagréable dont elle avait fini par être accoutumée. Juste les ténèbres, calme et reposante, silencieuse. Nulle vision d'horreurs originaires d'un autre monde. En cela elle remerciait Harbard pour sa décoction.
Cependant le sommeil de la jeune femme ne dura pas autant qu'elle l'escomptait. Même endormi, ses sens demeuraient en alerte, telle une sentinelle silencieuse. Elle se réveilla. Deux paires de bottes venaient de s'enfoncer dans la terre boueuse de la clairière à seulement quelques mètres du camps. Elle émergea de sa couche et disparut d'un bond dans un fourré tout proche. Sa dague dégainée, Alessia observa dans l'ombre. Deux silhouettes emmitouflées dans de grandes capes apparurent bientôt, une à la stature épaisse et une autre plus fluette. Ils s'arrêtèrent devant la tente de Vaiyn. Alessia se glissa telle une ombre furtive. En un instant, elle se retrouva derrière l'inconnu le moins menaçant, sa dague contre sa carotide.
— Ah c'est toi, Alessia ? On se demandait où tu étais passée, souffla la douce voix d'Ervin. Je ne t'ai pas senti venir.
La jeune femme retira sa lame de la gorge du jeune blondinet et s'écarta. Juste à ses côtés, Andronikos s'agenouilla pour constater l'état de santé du siphonneur.
— Qu'est-ce que vous faites ici tous les deux ? leur lança Alessia.
— Euh, c'est Harbard qui nous a demandé de partir à votre recherche, répondit Ervin avec un léger sourire. Il commençait à s'inquiéter.
—Moi qui croyais avoir gagné la confiance de ce vieux sorcier...
— Ce n'est pas ça, Alessia, la coupa le Karthagène. Les choses ont évolué. Hier soir, des soldats de Legio ont lancé un assaut surprise. Le col est tombé. À l'heure où nous parlons, les forces Imperatiis se rassemblent déjà dans la vallée. Ils ont reçu des renforts en provenance de l'est.
— Et Gerald et ses cavaliers, sont-ils rentrés au fort ?
— Non, ils vont essayer de retarder un maximum la cohorte d'après Harbard, mais ils ne feront pas le poids, poursuivit Andronikos. Nous devons rentrer, le siège est inévitable.
Alessia aida Andronikos à préparer Vaiyn pour le voyage tandis qu'Ervin allait chercher leur monture. Celui-ci était toujours plongé dans un sommeil réparateur, ses tempes fiévreuses. La jeune femme sonda l'aura du siphonneur. Bien que moins présente, elle pouvait toujours sentir les relents du poison du korval. Si Savren avait échoué à tuer Vaiyn, il avait tout de même réussi à le mettre hors d'état de nuire pendant plusieurs jours.
Ervin finit par revenir et en moins d'une dizaine de minutes, ils furent prêts à partir. Andronikos ouvrit la marche avec Ervin sur ses talons, Vaiyn attaché juste devant lui à sa selle. Alessia couvrait leurs arrières, aux aguets du moindre signe de l'ennemi. Tandis qu'ils cheminaient ainsi à allure normale, laissant derrière eux les cimes décharnées des Jumeaux, Alessia conta les événements qui avaient amené à la blessure de l'inquisiteur déchu.
—Tout ceci n'était donc qu'un piège en fin de compte, maugréa le blondinet.
Alors que le groupe venait de quitter les hauteurs des Monts Hyperboréens pour rejoindre la vallée, Alessia ne prêta plus qu'une de ses deux oreilles aux paroles d'Ervin. Une épaisse masse de brouillard commençait tout doucement à se répandre entre eux sur la piste qui, en direction du nord, menait jusqu'aux Crocs. Il arriverait bientôt dans une cuvette avant de pouvoir observer à l'horizon les deux falaises à seulement quelques kilomètres de distance.
— Alessia, tu m'écoutes ? poursuivit le blondinet. Et le tunnel, vous avez réussi à le condamner ?
La jeune femme fit signe à son compagnon de se taire. Elle étendit ses perceptions pour traverser le mur de brume et dénicher ce qui s'y cachait au-delà. Andronikos arrêta sa monture. Une fois de plus, l'instinct d'Alessia ne s'était pas fourvoyé.
— Des cavaliers, en provenance du sud de la vallée, énonça Alessia sans trahir le moindre sentiment. Ils seront sur nous d'ici deux à trois minutes.
— Gerald et ses hommes, peut-être ? intervint Andronikos bien que sa main droite glissa immédiatement sur le manche de son sabre.
— Impossible, c'est un petit groupe, rétorqua la jeune femme. Entre trois et quatre cavaliers. Gerald ne prendrait jamais le risque de séparer ses forces en escouade alors que l'ennemi est sur nos terres. Ce sont des éclaireurs de la Legio. Des equites.
— Cela commence étrangement à ressembler à une situation que l'on a déjà vécu, glissa Ervin, un trémolo inquiet dans la voix. Après notre pillage chez les nobles du Korvalys...
— Non, cette fois-ci vous me laissez m'en charger, intervint la jeune femme. Je vais essayer de les retenir le temps que vous traversiez la cuvette.
— Je reste avec toi, Alessia, fit Andronikos. Tu ne pourras pas tous les retenir toute seule.
— Hors de question ! Vaiyn doit absolument rentrer au fort pour qu'Harbard s'occupe de ses blessures. Sans lui tout siège se solderait par une hécatombe de notre côté. Les murs de la forteresse ne résisteront pas bien longtemps à un magistère aussi dangereux que Savren ! Je vous rejoindrai plus tard, laissez-moi faire.
Alessia partit au galop avant même d'entendre la moindre réponse de la part de ses deux compagnons. Elle avait décidé de prendre les devants quitte à risquer sa propre vie une fois de plus. Cal s'engouffra dans le brouillard sans rechigner le moindre instant, son instinct en harmonie avec celui de sa cavalière. Alors que les volutes épaisses de brouillard entravaient ses sens les plus communs, Alessia attrapa l'arbalète accrochée à sa selle et la chargea d'un carreau. Elle avait profité du sommeil du siphonneur pour enfin la récupérer. Face à elle, la jeune femme pouvait enfin percevoir de façon précise les trois cavaliers qui se dirigeaient à vive allure à sa rencontre.
Alessia abandonna les rênes de Cal et tendit son bras gauche droit devant elle. La tête du cheval du premier cavalier émergea des brumes. Son doigt pressa la gâchette de l'arbalète. Cal poursuivit son galop tout en ralentissant peu à peu. Alors que le premier des Imperatiis basculait de sa selle, le carreau d'arbalète perforant son épaule droite, Alessia dégaina Aube. Sur sa droite, l'equites, son visage casqué dominé par l'effroi, essaya de s'emparer en dernier recours de sa lance. La jeune femme le cueillit l'instant qui suivit d'un puissant coup du pommeau de sa dæmoria.
Le troisième cavalier arrêta sa monture et leva sa lance. La longue cape bleue agrafée à sa lorica segmantata révélait qu'elle était bien plus qu'une simple equites. Un décurion. Son regard balaya la piste recouverte par le brouillard et ses compagnons. Le premier avait toutes les peines du monde à se relever, handicapé par le projectile acéré fiché dans son épaule. Quant au second, il était tout bonnement avachi sur sa selle et inconscient. Alessia s'était volatilisée. La décurion tira sur ses rênes pour faire pivoter son cheval, à la recherche de la personne qui venait de les assaillir. Elle s'arrêta net, surprise par le fil glacial de l'acier aiguisé d'Aube sur sa gorge.
— Je vous conseille de remettre votre arme à sa place, Tricia Carentis, lança Alessia à voix basse. Je n'ai pas tué vos compagnons mais ne m'obligez pas à faire une exception pour vous.
L'équites à terre finit par se relever, il se dirigea vers eux tout en essayant de dégainer son glaive de la main gauche. Alessia resserra sa prise sur Tricia et lui intima de ne pas faire un mouvement de plus.
— Repartez d'où vous venez, mes compagnons n'auront pas autant de pitié à votre égard, poursuivit la jeune femme. Repartez maintenant et vous aurez la vie sauve !
— C'est donc bien vous ! réussit à exclamer la légionnaire qu'elle menaçait de sa lame. J'ai reconnu votre voix, comment pourrais-je l'oublier depuis ce jour-là Nous ne vous voulons aucun mal, nous étions d'ailleurs à votre recherche !
— J'ai du mal à croire que la Legio veuille quoique ce soit avoir à faire avec ma personne, rétorqua Alessia. Les Castellans veulent ma mort, de même pour les Sin'dhorei. N'essayez pas de me leurrer.
— Nous sommes aux ordres du præfector Lex, grommela le cavalier blessé. Il souhaite s'entretenir avec vous. Son escadron s'est porté volontaire pour partir en reconnaissance rien que pour avoir une chance de tomber sur vous.
— Un escadron ? Où se trouve-t-il à l'heure actuelle ? Réponds !
— Ils ne tarderont pas à nous rejoindre, nous avions pour mission de leur ouvrir la voie et de battre en retraite si nous tombions sur une troupe de brigands, répondit Tricia toujours sous le joug d'Aube.
Et être les premiers à mourir en cas d'embuscade, souffla Alessia en son for intérieur. Pourquoi ce maudit præfector souhaite-t-il s'entretenir avec moi ? N'ai-je pas fait assez preuve de traîtrise lors de l'escarmouche du col ?
— Qu'est-ce qu'il me garantit que cela n'est pas un piège grossier pour me capturer ? poursuivit Alessia d'un ton impérieux.
— Le præfector m'a certifié que vous serez tout à fait capable d'établir la sincérité de mes propos. Et il est conscient que même avec une quinzaine de soldats, il serait incapable de vous retenir. Je comprends maintenant pourquoi.
Alessia s'arrêta sur les paroles de la décurion, elle la sonda d'un sursaut de son Don. Elle lui parut étonnamment calme pour quelqu'un dont la vie ne tenait qu'à un fil. Elle ne perçut en elle aucune trace de duplicité ni de ressentiment envers elle mais une pointe de fierté. Étrange pour quelqu'un qu'elle avait naguère assommé au détour d'un bois pour en usurper l'identité.
— Alors qu'elle est votre réponse, Dame Cœurfroid ? énonça la décurion.
La jeune femme examina le champ des possibles. Si elle ne doutait pas d'avoir donné assez d'avance à Ervin et Andronikos pour qu'ils puissent échapper aux griffes des Imperatiis, elle doutait de pouvoir faire de même. Tuer de suite les trois qui étaient à la portée de sa lame lui conférerait une certaine avance mais serait-ce suffisant face à une quinzaine de poursuivants si les paroles de Tricia Carentis se révélaient exactes ?
— Bien, j'attendrai l'arrivée de l'escadron du præfector Lex, répondit Alessia en ôtant sa lame de la gorge de Tricia. Mais au moindre signe de coup fourré, je vous abats de suite.
Alessia s'écarta de la monture de la décurion et fixa du regard la route par laquelle les trois cavaliers avaient déboulé à toute vitesse. Une fois de plus, son instinct et sa curiosité l'avaient emporté sur le bon sens. Elle souhaitait connaître les motivations du præfector. Un demi-dizaine de minutes s'écoula dans un silence des plus pesant avant que les perceptions de l'ancienne mercenarii confirment les dires de Tricia Carentis.
Bientôt une horde de cavaliers les rejoignirent, bouclier haut et lance en main. Ils formèrent aussitôt un cercle autour d'Alessia pour l'enfermer dans un rempart d'acier aux pointes effilées. La jeune femme ne laissa transparaître aucune émotion face à la menace même si elle doutait de pouvoir faire quoique ce soit face à autant d'adversaires potentiels. Une voix impériale surgit tout à coup derrière la myriade d'equites pour donner l'ordre de rompre la formation. Les cavaliers s'écartèrent pour laisser place au Præfector Lex juché sur son destrier de guerre. L'officier s'approcha d'Alessia et retira au passage son heaume à tête de loup. Ses prunelles d'acier cinglèrent la jeune femme d'un air grave et non dénué d'une once de noblesse. Un regard qu'elle avait autrefois découvert sur le faciès du défunt fils du præfector, quand celui-ci délaissait pour de bon son ton badin et son éternel rictus moqueur.
— Eh bien nos chemins se recroisent enfin, Alessia Cœurfroid. Je vois que la décurion Carentis a réussi à te convaincre d'attendre mon arrivée, lança Taren Lex tandis que les cavaliers s'éparpillaient le long de la piste.
— Vos éclaireurs ont eu de la chance de tomber sur moi, d'autres n'auraient pas fait preuve d'une telle clémence, rétorqua la jeune femme.
— C'est la volonté de l'Empereur qui vous a placé sur notre chemin, et cela prouve le bien fondé de notre entreprise, Alessia.
— Votre tribun est-il au courant de vos petites manigances ? Je crois me souvenir que l'on punit avec semblable ardeur les traîtres ainsi que ceux qui osent se montrer en leur compagnie.
— Le Tribun Maris n'a pas survécu à ses blessures suite à l'escarmouche dans la passe, énonça Taren avec gravité. La cohorte est maintenant dirigée par les præfectors, où plutôt Varius de Castell qui les manipule à sa guise.
— Cela n'explique pas votre préférence pour le dialogue vis-à-vis de ma personne. Je vous ai clairement trahis ce jour là et à cause de moi de nombreux soldats de la Legio sont tombés.
— Une attaque aussi hâtive et téméraire n'était de toute façon vouée qu'à l'échec. Quant à ta conduite, Alessia, la Séraphyne Synead m'a assuré que tu étais dans le bon camp, et qu'au moment voulu, tu prendrais la bonne décision.
— Et vos hommes, poursuivit Alessia un ton plus bas tout en ignorant l'accès de ferveur de Taren, vous n'avez pas peur que l'un d'entre eux rapporte vos agissements aux Castellans ?
Taren Lex la foudroya du regard, comme si soulever une telle possibilité portait atteinte à sa propre personne.
— Je vous interdis de remettre leur loyauté en question. Je mettrais tout autant ma vie entre leurs mains qu'ils mettent la leur entre les miennes en tant que commandant.
— Trêve de bavardages, Præfector, le coupa Alessia. Si je m'absente trop longtemps les Foudres de guerre risque de me prêter des intentions que je n'ai guère. Que me voulez-vous ?
— Cette manière de prononcer leurs noms, le froncement de vos sourcils, votre mâchoire qui se crispe. Vous semblez les apprécier autant que j'apprécie les Castellans.
— N'essayez pas de m'analyser, Præfector. Souvent pour survivre il faut savoir faire des compromis.
— Et c'est que je m'apprête à vous proposer à présent, un compromis. Vous avez servi d'agent double pour les Foudres de guerre lors de votre captivité, soyez maintenant celui de la Legio entre les murs de la forteresse des brigands ! Vous pouvez mettre fin à tout ceci avant qu'il ne soit trop tard !
— Que voulez-vous que je fasse ? Que j'ouvre les portes à la tombée de la nuit ? Que je glisse une corde pour que vos légionnaires grimpent le long des murs ? rétorqua Alessia ne pouvant s'empêcher de faire preuve d'ironie. Les Foudres de guerre n'ont aucune confiance en ma personne. Je serais déjà morte depuis longtemps s'ils ne redoutaient pas mon Don.
— Non je n'exigerais de vous rien d'aussi trivial. D'ici deux jours la cohorte sera rassemblée aux pieds des Crocs. L'état-major et les Castellans viendront en pourparlers jusqu'aux portes du fort pour s'entretenir avec ce Gerald le Noir. Je doute qu'il accepte gentiment les conditions de redditions du sénateur de Castell. Vous l'assassinerez à ce moment-là. Je n'exige de vous qu'un simple coup de poignard. Et la Larme Sanguine. En échange vous serez libre de partir à votre guise et aucun sang ne coulera dans les rangs des Foudres de guerre.
Si Taren Lex avait essayé dès le premier jour d'inclure la jeune femme dans ses machinations, elle pouvait reconnaître cette fois-ci que le præfector avait décidé de passer à la vitesse supérieure.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro