21 - La Passe de Kerrack (2/3)
Harbard venait de l'écouter avec attention. Tandis que le brasier réchauffait à présent la pièce, il prit une tenaille pour placer la fiole sur le foyer ardent.
— Je comprends mieux alors les tiraillements qui t'assaillent, lança le vieux sorcier après un instant de réflexion. Je n'ai que peu de connaissances en la matière, je ne suis guère un démonologue mais ces visions que tu décris, ce sont celles d'un monde qui n'est pas le nôtre. Helsgärd, ou Nedhin dans la langue des Saints-Royaumes. Ce n'est pas quelque chose à prendre à la légère, jeune fille
— Je le sais. Nous autres æthériis, sommes des proies faciles pour les engeances, des phares visibles au travers du Voile. Ce genre de choses... Ces visions... Elles sont les symptômes d'une possession démoniaque.
— Ou plutôt d'une tentative de possession, je dirais. Vaiyn m'a raconté en détail votre affrontement avec ton ancienne camarade. Elle utilisait les pouvoirs de l'Engeance.
— Oui, elle a tenté d'exécuter une sorte de rituel pour prendre le contrôle de mon corps, de ce que j'ai compris
— Tu as donc été touché par le müyr. C'est peut-être à cause de cela que tes rêves sont pervertis. Dans sa tentative, le dæmon aurait arraché une partie de ton âme avant d'être banni. Cet autre-toi vogue maintenant dans l'Autre-Monde, piégé derrière le Voile. J'imagine que ceci n'est que temporaire, le temps que ton être retrouve sa parfaite stabilité. En attendant, je peux te prescrire une décoction capable d'entraver les rêves æthériques.
— Cela vaut la peine d'essayer. Tout de même je trouve votre discours plutôt approfondi pour un profane en démonologie, Harbard.
— La plupart de mes notions ont été complétés par celles de Vaiyn. Il y connait un rayon en la matière. C'est avec lui que tu aurais dû aborder le sujet.
— Et lui donner une raison de plus de m'abattre sur le champ ? railla la jeune femme tandis qu'Harbard retirait la fiole du feu. La potion s'était colorée d'une légère teinte violette. Vaiyn ne me fait guère confiance et la réciproque demeure vraie.
— Et pourtant tu daignes accorder ta confiance à un vieux sorcier apostat ? s'enquit-il sans camoufler le sourire sur son visage.
— La différence est que je ne rencontrerais aucune difficulté à me débarrasser d'un vieillard tel que vous, Harbard, lança-t-elle sur un ton sarcastique
— Ce pragmatisme, jeune fille, tu t'y accroches et t'y réfugie derrière telle une carapace. Moi qui pensais que c'était pour mon ouverture d'esprit et mes bons conseils !
— Ne perdez pas espoir, Harbard. Je ne suis pas votre élève, mais j'apprécie votre sollicitude. Je commence même à me demander ce que fait quelqu'un comme vous parmi ces énergumènes de Foudres de guerre.
— Des sentiments se cacheraient sous la carapace ? plaisanta le vieux sorcier avant de poursuivre. Son ton devint tout à coup plus amer, comme en proie à une mélancolie fugace. Quant à la question que tu soulèves, et bien... Disons que parfois les serments l'emportent sur la raison ou le bon sens. – Un instant de silence puis il poursuivit d'un air satisfait - La potion est prête et il me semble que tu n'es pas seulement venu pour converser avec le vieillard que je suis.
Alessia acquiesça d'un signe de la tête et Harbard l'enjoint à quitter la tour en sa compagnie tandis que le feu de l'âtre s'étouffait peu à peu. Ils regagnèrent rapidement le bâtiment principal et une fois à l'intérieur, le vieux sorcier la conduisit dans une grande pièce à plafond bas et à faible luminosité quelle ne tarda pas à reconnaître. Son dernier passage à l'infirmerie du Fort remontait maintenant à presque deux mois auparavant, après l'escarmouche avec les Lames de Castell. Harbard s'arrêta à hauteur de l'alcôve qui avait autrefois accueillit la jeune femme, le banc rudimentaire en pierre massif abritant désormais un autre patient.
Sous la couverture effilochée, Alessia y décela sans mal la stature épaisse de l'un des drengirs de la troupe de choc de Gerald le Noir. Son regard glissa sur son cou épais pour gagner son faciès rustre à la mâchoire carrée et aux pommettes épaisses, son visage pâle constellé de petites cicatrices et de vésicules dû à une contamination à la petite vérole quelques années auparavant. L'homme à la chevelure tressée et l'épaisse moustache blonde semblait en proie à un sommeil agité, ses tempes en sueur et fiévreuse, sa respiration hachée et difficile. Harbard tira la couverture sur le côté et examina les bandages qui tapissaient son flanc droit, la plaie déchirait sa panse en diagonale. Alessia crut y reconnaître la marque d'une longue griffe effilée. La gangrène avait commencé à faire son œuvre, putréfiant la chair.
— Que lui est-il arrivé pour que vous soyez incapable de totalement guérir cette blessure ? lâcha Alessia à l'attention du vieux sorcier.
— Ceci est l'œuvre d'un korval... Maudits idiots, lui et son frère ont découvert des traces de félin au nord de la vallée, après les Crocs. Ils pensaient avoir déniché un simple jaguar. La patrouille a retrouvé les restes d'un torse éviscéré dans un fossé. Quant à lui... Il a réussi à s'enfuir et à retrouver sa monture vraisemblablement. Que connais-tu de ces bêtes ?
— Pas grand-chose, si ce n'est que sont de gros félins en voie d'extinction, que le Korvalys en tire son nom et son blason et que d'après les légendes, leur morsure est mortelle.
— Tu as bien résumé la chose. Ces bêtes sont en quelque sorte sensible au Don, ou en tout cas bien plus que la plupart des espèces qui peuplent notre monde. Ils produisent une espèce de poison aux caractéristiques surprenantes. La victime voit sa force vitale s'affaiblir de manière drastique, la plupart des proies que chassent les korvals sont immédiatement paralysés, il en va de même pour les humains non-sensible de plus faible constitution, tels que les enfants ou les vieillards.
— Ce qui explique la survie de notre cher camarade, en conclut Alessia, les drengirs sont d'une toute autre trempe que le commun des mortels.
— Exact, mais cela ne fait que retarder l'inévitable. Une fois le poison dans l'organisme, celui-ci doit être purgé le plus rapidement possible. S'il se répand alors la victime est condamné, le poison empêchant la guérison totale des plaies. Olaf et son frère n'ont guère eu de chance, la plupart des Korvals sont juste de gros félins. Seules les femelles d'un âge mûr sont capables de produire un venin assez puissant pour tuer un homme.
Alessia laissa flotter son Don jusqu'à la lisière de l'aura étiolé du drengir. Dans la mélodie, elle décela comme une fausse note qui dénoté avec l'aura d'Olaf, parcelle d'une source de pouvoir étrangère. Celle-ci s'était incrusté dans chaque parcelle de l'organisme du drengir et se concentrait en majeure partie au niveau de son torse déchiré.
— Va-t-il s'en sortir ? questionna Alessia se doutant déjà de la réponse du vieux sorcier.
— Non ce pauvre Olaf est condamné, énonça Harbard d'un ton grave. Trop de temps s'est écoulé depuis la blessure pour qu'il soit encore possible de purger son organisme du poison. Bientôt la gangrène va se répandre dans tout son corps. La perte de conscience en était un signe avant-coureur.
— Alors que faisons-nous ici s'il est impossible de le réveiller ? argua Alessia ayant du mal à saisir les intentions du sorcier. Vous m'aviez garantie que quelqu'un pourrait répondre à mes questions concernant l'attaque du convoi des De Castell.
— Un peu de patience, jeune fille. Olaf faisait partie de l'escadron qui a pris le convoi en embuscade. J'y étais aussi mais sur les contreforts de la passe en compagnie des archers. Il a été parmi les premiers à en inspecter les marchandises.
— Sauf qu'il n'est plus en l'état de répondre à la moindre question. À moins que... Envisagez-vous cela sérieusement ? C'est à cela que va servir la potion ?
— Oui, exact. Il s'agit d'un puissant catalyseur. L'organisme d'Olaf sera parcouru un court instant d'un bref sursaut de vitalité... avant de s'éteindre pour de bon. Nous profiterons de l'occasion pour lire dans son esprit.
— Je croyais que vous n'étiez pas un spécialiste de la discipline ?
— Oui, je n'ai que quelques fondamentaux en la matière. Mais comme j'ai aussi fait partie de l'embuscade, il me sera facile de retrouver la bonne séquence de souvenirs. De plus l'esprit d'Olaf ne nous fera nullement obstacle.
— Comment allons-nous procéder ? Dois-je canaliser mon Don pour vous permettre de lire ses souvenirs.
— Cela prendrait trop de temps pour atteindre un point d'équilibre. Non, tu vas toi-même lire le flux mémoriel d'Olaf. Je te servirais juste de guide pour trouver le bon souvenir. Approche et pose ta main sur le haut de son crâne.
Alessia s'exécuta non sans un brin scepticisme et joint sa dextre avec celle du vieux sorcier. Peu à peu elle commença à embraser son käes pour conjurer le Don.
— Bien, maintenant capte l'aura d'Olaf et joins-toi à mon Pouvoir à sa lisière. Je vais te montrer la direction.
Alessia se concentra et finit par sentir le vieux sorcier aux limites de l'esprit du drengir à l'agonie. Celui-ci n'était plus qu'un faible écho, tel le fil asséché d'une rivière lointaine. Harbard releva le chef d'Olaf, entrouvrit sa mâchoire et commença à y répandre le breuvage. L'aura du drengir gagna aussitôt en intensité, gagné d'un ultime sursaut. Au même instantt, Olaf commença à convulser et Harbard dût le maintenir immobile. Bien plus facile à ressentir, Alessia se faufila immédiatement entre les barrières mentales inertes du drengir. Puis tandis que le corps d'Olaf se calmait enfin, Harbard commença à lui chuchoter la marche à suivre.
Quelques instants s'égrenèrent puis finalement le flot mémoriel du drengir heurta de plein fouet la psyché d'Alessia, tel un courant trop longtemps maintenu par le barrage de la chair et des os. Elle remonta le flux mémoriel d'Olaf Guntherson sous la houlette du vieux sorcier, passant les détails insignifiants de la vie de l'homme. Une enfance précaire dans les steppes froides du Nord parmi les tribus drengirs, une vie entière à voler et à tuer son prochain pour avoir la chance d'assister à un nouveau levé du jour. La tribu d'Olaf avait fini par se faire capturer par la Legio Imperatorii et il n'avait même pas quinze ans lors de son internement en camp de travail.
Les Saints-Royaumes avait conquis la Borée il y a de cela des siècles et les tribus séparatistes n'étaient plus que les miettes restantes de cette fière nation d'autrefois. De nos jours, les tribus encore libres se comptaient sur les doigts d'une main. Olaf s'était échappé de son internement lors de l'incident Noirepierre, une trentaine d'années auparavant. Une armée révolutionnaire avait mis le feu au camp d'internement, entraînant alors l'évasion de plus d'un millier de drengirs en Arthédas. Même si ses souvenirs de jeunesse semblaient lointains, Alessia avait encore quelques bribes de connaissances concernant le sujet. Son ancien mentor avait longuement insisté sur l'importance de l'histoire récente des Saints-Royaumes.
Alessia se concentra pour ne pas perdre le fil et passa les péripéties qui menèrent le Nordien à rejoindre les hommes de Gerald le Noir. Traversant ses souvenirs, elle arriva enfin à l'épisode de l'attaque du convoi dans la Passe de Kerrack, le 24ème jour de Célestiel.
2
Mon escouade attend patiemment dans le fossé creusé sur le bas-côté de la route qui traverse la passe de Kerrack. Aux abois derrière l'épaisse végétation, mes frères guettent l'arrivée de la caravane de marchandise ainsi que le signal d'Harbard qui sonnerait la charge. Les éclaireurs avaient scié des arbres aux premières lueurs du jour puis avaient formé un barrage de tronc afin de barricader la sortie de la passe.
En face de nous, sur un massif surélevé, Harbard et sa troupe d'archers attendent en embuscade le convoi des impériaux, prêts à faire pleuvoir une nuée de flèches.
L'après-midi est déjà bien entamée et cela fait bien plus d'une heure que la troupe montée des Foudres de Guerre est partie à la rencontre de la caravane. D'après le plan, le grand chef et ses hommes doivent poursuivre la caravane et la forcer à s'engouffrer dans la passe tout en s'occupant du gros de l'escorte. Une fois le convoi bloqué au niveau du barrage, mes hommes et ceux d'Harbard finiront le travail.
Bordel ça commence à être long d'attendre dans la merde et la crasse ! Je sers de plus belle le manche de ma hache de guerre. Le fracas des sabots martelant les pavés au lointain rompt soudainement l'ennui qui me ronge.
— On se concentre les gars, ils arrivent bientôt ces bâtards de mercenare, fis-je à l'attention de mes hommes.
Je peux déjà sentir l'adrénaline et l'exultation du combat se répandre peu à peu dans mes veines.
— Je vois le convoi, trois charrettes de marchandises comme prévu. Huit cavaliers, quatre de front puis quatre à l'arrière. Une sentinelle par charrette. Ils seront sur nous d'une minute à l'autre, annonce Méredil au restant de l'escouade, perché sur les branches d'un chêne afin d'avoir une vue dégagée sur la passe.
Le brouhaha du convoi se fait de plus en plus pressant tandis que ce dernier arrive au niveau du barrage.
— Non pas maintenant, encore un instant, chuchoté-je à mon escouade qui se prépare à sortir de notre cachette.
Un mercenarii à cheval examine les environs puis se rend compte du traquenard prêt à se renfermer sur eux. Il bat en retrait et hurle des ordres au restant de l'escorte.
Une énorme boule de feu fend le ciel et heurte de plein fouet le chef des mercenarii. Celui-ci dégringole de sa monture et s'embrase instantanément. Nous rugissons de concert et fonçons les armes à la main sur le convoi tandis qu'il pleut des traits de fer.
Arrivant à hauteur d'un cavalier, j'arme ma hache et heurte de plein fouet le soldat, ce qui le désarçonne de sa monture. D'un puissant coup de pied je fais voler son bouclier sur les abords de la route. Je brandis ma hache bien haute et l'abats d'un mouvement vertical sur sa caboche casquée. Elle se fend en deux comme un vulgaire bout de bois et asperge mon visage de sang. Tuer un de ces pleutres du Sud, il n'y a que ça de vrai ! Je me dirige ensuite vers la charrette la plus proche.
Un archer me prend soudainement pour cible mais est immédiatement mis à terre par l'un de mes frères. Je regarde tout autour de moi. L'escarmouche est pratiquement terminée, la cavalerie a vraiment fait du bon boulot. S'en est presque triste qu'ils soient si peu nombreux.
Je suis presque à hauteur de la caravane quand je remarque à l'écart un soldat en train de se vider de son sang, une flèche plantée dans le gosier. Curieusement, il s'agit d'une femme. Regardez-moi ça, ce n'est pas tous les jours que l'on tombe sur une mercenarii, cela devait être la putain personnelle de leur chef ! À côté d'elle trône l'un de mes hommes, un glaive planté dans la panse. Je n'ai pas le temps de me préoccuper de son sort, il a déjà un pied dans la tombe. En revanche, je vais me faire un plaisir de le venger...
Je laisse tomber ma hache à terre et je me jette sur la femme. Je la plaque au sol et me met à califourchon sur elle. Puis de mes deux mains, je comprime sa gorge. J'ai bien d'autres idées en tête mais la mercenarii a de la chance, cet enquiquineur d'Harbard rôde dans les parages. Si Gerald n'avait pas spécifié de faire aucun prisonnier, je me serais fait une joie de la livrer à mes hommes. Cependant je peux toujours repasser plus tard. La femme, prit d'un soudain regain de vie, tente de se débattre, essayant de se soustraire à mon emprise.
Je la regarde dans les yeux et affiche un rictus sadique, soutenant son regard azuré tandis qu'elle commence à suffoquer. J'adore ça, voir l'étincelle de vie quitter les prunelles de ma future victime. J'aime voir ce regard qui m'implore de l'épargner. Non ma belle, la mort est un sort préférable pour toi.
Mais ce n'est point le cas cette fois-ci car la femme trépasse sans rendre les armes. Déçu, je lâche sa gorge encore chaude et me relève. L'envie de commencer à inspecter les marchandises me titille mais le chef a bien spécifié de ne rien toucher avant son arrivée.
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