19 - Les Envoyés de l'Académie (4/4)
Ainsi, abandonnant sa pile de bûches du jour, Alessia se mit à suivre Anastérion jusqu'au prætorium du castrum. Les gardes n'opposèrent aucune résistance à ouvrir le passage à leurs vues, bien qu'Alessia n'échappât pas aux regards noirs des légionnaires d'élites. Quelques minutes plus tard, ils pénétraient enfin dans la grande tente du commandement où les graines d'un débat houleux commençaient déjà à germer entre les voilures tendues et colorés.
— Si cette fichue Shéraël avait daigné poursuivre ses salopards de brigands, vous ne seriez pas ici à vous plaindre de la perte de vos incapables d'auxiliaires, Tribun Maris ! tonna une voix sèche qu'Alessia reconnue comme celle du sénateur Varius.
— Modérez vos propos lorsque vous employez le blasphème, Sénateur De Castell. La séraphyne Synead est libre d'intervenir à sa convenance, il ne nous appartient pas de remettre en question ses actes.
La voix puissante et grave s'était répercutée dans toute la tente en un instant et avait coupé court à la violente diatribe du Castellan. Malgré le næth qui isolait son Don, Alessia ne put s'empêcher de ressentir un frisson lui parcourir l'échine. Et elle comprit rapidement pourquoi.
Rassemblé autour d'une grande table recouverte de parchemins et d'une carte apocryphe des Terres sauvages, l'état-major de la cohorte tentait d'établir un plan stratégique cohérent pour se débarrasser des Foudres de guerre. Le Tribun Maris siégeait au milieu de la pièce, confortablement assis sur un trône en bois, coude posé sur l'accoudoir et grattant sa barbe fourchue, encadrés par les trois præfector dont Taren Lex. À l'opposé, drapé dans sa toge immaculée, Varius de Castellan trottinait sur place, incapable de contenir sa propre nervosité. Mais ce fut bel et bien le dernier individu qui surprit le plus Alessia.
D'une stature qui égalait sans difficulté celle d'un drengir bien bâti, le Félidar se tourna immédiatement dans la direction des deux retardataires, et darda Alessia de ces prunelles, l'une d'un bleu saphir, l'autre d'un jaune orangé sauvage, toutes deux aux pupilles fendues. Une puissante respiration, bien que plus lente que celle de n'importe quel humain, animait ses muscles saillants et disproportionnés, étendait les pans de sa robe aesfasienne coupée à la diagonale au niveau du torse, le bleu æthérian entrelacé de filets d'or du tissus, couleur réglementaire de l'Académie, contrastant avec le charbon gris de son pelage. Si le corps du Lion de Naméis dépeignait une ode à la sauvagerie, son visage, plus clair, triangulaire et aux longues oreilles recourbées vers l'intérieur bordées de poils neigeux, dévoilait un individu à la sagesse et à l'expérience sans commune mesure. Une longue crinière d'argent terne cascadait sur ses épaules massives, tressée et décorée de perles multicolores.
— Que fait cette misérable parmi nous ! s'époumona une fois de plus Varius de Castell. Elle a bien failli assassiner mon fils ! En Korvalys, nous les traîtres, nous les crucifions !
Si Alessia éprouvait déjà de la haine envers Arenius, son père ne tarderait pas à le rejoindre sur le podium des individus dont elle souhaiterait se débarrasser. La colère gronda en elle, mais seulement comme les échos d'une tempête lointaine, le flot de son Don retenu par la digue inflexible du næth.
— La seule personne qui a failli se faire assassiner dans cette pièce est Alessia Cœurfroid, sénateur, réprima Anastérion. Lorsque vous avez ordonné à vos mercenare de l'enlever pour la violer et l'enterrer vivante dans un bois !
— Calomnie ! Ni moi, ni mon fils ne sont responsables de ce regrettable évènement ! Mes hommes ont agi de leur propre chef et ont été punis en conséquence, magistère.
— Il suffit ! éructa avec violence le Tribun Maris. Que vos chamailleries cessent sinon je vous renvoie tous sur le champ ! Ne me faites pas regretter de vous avoir inviteée à ce conseil, Sénateur De Castell. De même pour vous, Magistère Anastérion. — Varius acquiesça d'une courbette servile tandis que l'æthérian se contint, foudroyé du regard par son mentor. — Bien, maintenant votre rapport, Præfector Lex, je vous prie.
Taren s'avança jusqu'à la table et balaya d'un regard circulaire l'ensemble de l'assemblée réunis sous les voilures de la grande tente du prætorium. Il s'éclaircit la voix et commença.
— Comme escompté nos éclaireurs ont découvert l'avant-poste des Foudres de guerre de ce côté du Cadhras. Je ne saurais remercier assez le Magistère Savren pour les précieuses informations qu'il a réussis à extorquer aux prisonniers. Malheureusement ce campement avait été déserté depuis bien longtemps à notre arrivée. Les éclaireurs ont ensuite poursuivi leur route jusqu'au col du Cadhras sans rencontrer le moindre brigand. Si celui-ci est parfaitement praticable, la partie la plus haute de la traversée se révèlera la plus difficile. Il est inenvisageable d'y faire traverser toute la logistique de la cohorte sans avoir un contrôle total sur le col.
— Et bien qu'attendons-nous ? Faisons preuve de célérité, lança Varius. J'enverrais mes mercenare traverser le col pour prendre le contrôle de l'autre côté de la passe. Puis envoyez le gros des légionnaires en renfort. Nous devrions ainsi investir les Terres sauvages sans la moindre difficulté.
— Je vous sais proue à sacrifier vos hommes, sénateur, poursuivit Taren, mais il serait inutile d'agir de la sorte. Vos mercenare se feraient tout simplement massacrer à leur premier pas de l'autre côté du col. Car je doute que les Foudres de guerre abandonnent aussi facilement le contrôle du Cadhras.
— Jamais ils n'oseront faire face à la pleine puissance de la Legio, rétorqua le sénateur, ils préféreront se terrer dans leur forteresse tels les rats qu'ils sont.
— J'aurais été tout à fait d'accord en temps normal. Mais il ne s'agit pas de simples brigands, il y a des Drengirs parmi eux. Se retrancher au Fort du Croc ne sera que leur dernière solution. Avant cela ils nous feront payer cher la moindre inattention de notre part.
— Vous qui aviez servi à la lime de Borée, præfector, s'enquit Maris. Avez-vous une idée de ce que pourraient-nous réserver les Foudres de guerre ?
— Eh bien, à leur place j'attendrais de l'autre côté de la passe pour harceler nos troupes d'infanteries lourdes et en réduire le nombre le plus possible. Les forcer à se replier dans les hauteurs. Si jamais les légionnaires arrivent à enfoncer leur ligne, ils auront tout le loisir de se replier à l'intérieur des Terres sauvages contrairement à nos hommes qui ne pourront se risquer à les poursuivre.
— Sur ce point, vous commettez une erreur, Præfector Lex, intervint tout à coup Alessia. Ils vous attendront avant le défilé.
— Et pourquoi donc ? l'interrogea Taren. Se battre dans ses hauteurs révèleraient du pur suicide. Une avalanche décimerait leurs rangs comme les nôtres.
— Car vous négligez deux avantages que possèdent les Foudres de guerre. Ils ont une parfaite connaissance du col et de ses sentiers. Si le gros de leur infanterie gardera l'entrée du défilé, j'imagine que Gerald le Noir enverra plus d'un détachement pour harceler vos troupes depuis les hauteurs. Obstrué par les rangs formés par les légionnaires, vos arbalétriers ne pourront faire feux sur les rangs des Foudres de guerre.
— En effet cela ne manque pas de sens, c'est une possibilité que nous ne pouvons ignorer, fit Taren. Mais vous n'avez mentionné qu'un seul avantage.
Alessia s'accorda un infime temps de réflexion avant de prononcer la moindre parole de plus. La nature des informations qu'elle s'apprêtait à révéler pourrait bien entraîner la fin d'un camps ou d'un autre. Ce qu'elle choisirait de dire ou de taire.
— Les Foudres de guerre dispose d'un apostat dans leur rang. Je n'ai pas connaissance de la pleine mesure de son pouvoir. Il est en grande partie responsable de l'échec des Lames de Castell
Un silence de mort s'abattit dans la grande tente de commandement et on entendit bientôt plus que la puissante respiration du magistère Savren.
— Comment pouvez-vous croire de tels balivernes, messires ? lança de nouveau Varius de Castell. La moindre de ses paroles suppure du venin de la trahison !
— Je ne vois pas quel avantage elle retirerait à nous révéler ce genre d'information, sénateur, rétorqua Anastérion. Sans notre concours, un æthérian rebelle pourrait causer des dégâts considérables dans les rangs de la cohorte
— Gagner votre confiance pour mieux vous trahir, pardi ! Ou faire gagner le plus de temps à ses amis Foudres de guerre, alors que nous tergiversons sur la tactique à adopter.
— Il n'y aura aucune tergiversation de la sorte, coupa court le Tribun Maris. Prisonnière, si vos informations se révèlent exact, la Legio Imperatorii saura faire preuve de reconnaissance. Dans le cas contraire, vous regagnerez votre cellule. Nous marcherons sur le col du Cadhras dès demain. Magistères, pourrons-nous compter sur votre appui ?
— Oui, Tribun, acquiesça Savren. Mais seulement dans le but de contrer l'apostat, dans l'hypothèse que celui-ci existe bel et bien. En cas de capture, nous nous chargerons de son cas.
— Bien alors tout ceci est entendu. Sénateur, magistères, vous pouvez disposer. Moi et l'état-major avons beaucoup à faire pour préparer l'assaut sur les Terres sauvages de demain.
Varius de Castell émergea en tête de la tente, d'un pas déterminé. En fin de compte, malgré les interventions d'Alessia, le sénateur avait eu gain de cause quant à la célérité à adopter face aux Foudres de guerre. Malgré son rapprochement avec les envoyés de l'Académie et le Præfector Lex, Alessia se doutait qu'il ne tarderait pas à de nouveau agir pour essayer de se débarrasser au plus vite de l'ancienne employée de son fils. La prisonnière émergea à son tour de l'état-major Imperati en compagnie des deux magistères. À ses côtes, ils échangèrent quelques mots, puis Savren, après un grognement à l'égard d'Alessia, s'éloigna à grandes enjambées.
— Votre maître n'a guère l'air de m'apprécier, Anastérion, glissa-t-elle une fois seule en compagnie de l'æthérian tandis qu'ils quittaient le prætorium.
— Il est de la vieille école, excusez-le. Ce qui est normal lorsque l'on dépasse les trois siècles d'existence j'imagine.
— J'imagine que son Don doit être prodigieux... Même avec le næth autour de mon cou j'ai pu en sentir des ersatz.
— Oui, il siègerait même au conseil d'Aëlrys s'il n'éprouvait pas un total dédain pour la politique. Ce que vous avez dit à la réunion, cet apostat, vous auriez dû m'en parler plus tôt.
— Je ne savais pas si je pouvais vous faire entièrement confiance, Anastérion. J'ai décidé de prendre le risque de croire en votre bonne foi.
— Peut-être que si la magistère Elvander a décidé de se rendre dans les Terres sauvages c'est parce qu'elle a capté l'écho du Don de cet apostat. Si vous avez le moindre information à son sujet, vous pourriez gagner l'appui de mon maître.
Ainsi Alessia commença à raconter les circonstances de sa rencontre avec la magistère Elvander et des mïsthyaris de l'Exarch Sylven, puis comment après l'échec de l'opération commando des Lames de Castell, les Foudres de guerre s'étaient débarrassées des Illyros et de l'Inquisitrice. Si elle ne cacha pas le rôle majeur d'Harbard, elle n'évoqua à aucun moment la présence de Vaiyn ni son état de siphonneur, préférant garder un atout dans sa manche contre les æthériis.
— Merci pour vos renseignements, Alessia. Vous ne méritez en rien votre condition de prisonnière, vous n'avez agi que pour préserver votre propre survie. En tout cas, même si nous ne connaissons toujours pas la véritable raison de la présence d'Elvander, nous pouvons enfin remonter sa trace. Elle résidait depuis de nombreuses années à Rhoda, c'est ici qu'elle a dû faire la connaissance de l'Exarch.
— J'ai l'impression que vous ne me dîtes pas toute la vérité, Anastérion, ajouta Alessia tandis qu'il était arrivé à hauteur de la tente de la jeune femme. Deux magistères envoyés à l'autre bout des Saints-Royaumes pour retrouver une simple æthérian disparue, je n'y crois pas un seul instant.
— J'imagine que c'est à mon tour de vous accorder ma confiance, répondit Anastérion. En réalité, les senseurs de l'Académie ont retracé la signature d'un puissant artéfact æthérique dans le Haut-Korvalys. Assez pour qu'ils puissent ressentir des perturbations dans le Voile à l'autre bout d'Aëlrys. Nous avons rapidement fait le lien entre la disparition d'Elvander et cette signature. Entre de mauvaises mains, un tel pouvoir pourrait attirer plus d'une engeance dans notre monde. Ce qui explique certainement aussi la présence de la Séraphyne Synead.
Ainsi les doutes d'Alessia se confirmaient. La jeune femme acquiesça et tandis qu'Anastérion lui faisait ses adieux avant de s'éloigner, elle repensa tout à coup à la créature qui avait habité le corps de Daguefilante puis celui de Rhéa. Le symbiote démoniaque voulait s'emparer du joyau, comprit-elle. Si Alessia avait pris les révélations de Cordélia au sujet de la Larme Sanguine comme pure folie, la tournure des évènements ne faisait qu'aller dans ce sens. Et elle redoutait ce qui se produirait lorsque que tous prendraient conscience de la véritable nature de l'artéfact.
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