18 - Captive (1/3)
1
Légère comme une plume, Alessia sentit son corps astral s'élever dans les cieux. Elle se glissa entre les nuages cotonneux, contempla la pureté de la voute céleste. D'une telle hauteur, elle ne distinguait plus qu'en contrebas les derniers reflets des flots d'azur de l'Abondance. Son ascension se poursuivit et elle traversa les limites de l'atmosphère. Là, les mystères des ténèbres de l'Au-delà se dévoilèrent à elle, longue étendue noire constellée de millier d'étoiles. Elle n'éprouvait ni douleur ni peur, juste une agréable sensation de chaleur.
Bientôt se dressa face à elle la figure inflexible et de pâle de Sélène, la Lune d'Albâtre. De là où Alessia se trouvait, l'astre ressemblait à une immense étendue de terres vides, seulement ponctués d'une nuée de cratères. Alors qu'elle pensait son approche du corps céleste inexorable, la jeune femme s'éloigna tout à coup de Sélène, happée par une force extérieure. Elle s'enfonça dans les ténèbres et bien vite la Lune d'Albâtre rétrécit à vue d'œil.
Autour d'elle, l'obscurité se teinta de lueurs carmin et de trainées de poussière pourpre. Elle traversa un orage silencieux, vortex d'énergie æthérique formant un maelstrom qui ébranlait le Voile. Une déchirure purulente dans la réalité, d'où émanait les âmes les plus viles et les plus pernicieuses. L'œil du cyclone la happa et l'engloutit comme la plus avide des créatures des profondeurs.
La douceur du sable chaud chatouillait les jambes nues d'Alessia. Elle leva sa paume vers le ciel, entre ses doigts fila les minuscules particules minérales blanches, puis elle se redressa. Dans l'empyrée pourpre, elle distingua le Vortex d'énergie, qui tel un soleil éclairait l'étrange monde. Face à elle, les vagues d'une mer agitée et trouble se déchaînaient sur la plage, l'écume mousseuse et rouge comme le sang imposant sa marque sur le sable immaculé. Au large, l'étendue d'eau semblait en constante ébullition et se déversait dans le vide, à la limite de l'horizon. Alessia se leva, ses pieds s'enfoncèrent dans le gravier jusqu'à hauteur des chevilles sans pour autant l'entraver. À l'ouest, elle aperçut un amoncèlement de roches à la teinte cuivre qui formait une longue digue. À son sommet, elle arriva à distinguer les frêles silhouettes d'un groupe d'enfants, occupé à sauter d'une pierre à l'autre.
Alessia s'engouffra à l'intérieur des terres, remontant la pente d'une petite dune. Le sable laissa bientôt sa place à une terre moite et boueuse, dominée par la végétation luxuriante. S'élevaient des troncs immenses, parfois droits, d'autres noueux, recouvert de feuilles ou d'épines chatoyantes, mordoré et bleu, d'argent et d'ébène, d'or et rosé. Entre eux se dressaient parfois, regroupés en parterres, d'immenses champignons aux dimensions titanesques qui côtoyaient la cime majestueuse de la forêt. Dans les creux de leurs pores, elle pouvait y apercevoir des insectes aux proportions tout aussi gargantuesque s'y loger. Les plus forts et les plus massifs usaient de leurs mandibules pour se saisir des plus frêles et les dévorer tandis que les plus agiles s'échappaient à l'aide de leurs longues ailes translucides.
Alors que la jeune femme parcourrait les étendues sylvestres, elle en arriva bientôt aux limites, un route pavé de cristaux s'imposant à elle en guise de chemin. Longue et sinueuse, elle traversait une longue plaine recouverte de fleurs et d'herbe qu'Alessia se décida à arpenter. Sans vraiment en prendre conscience, elle déambula jusqu'à ce que le champs se transforme en un véritable jardin qui bordait un immense palais aux longues allées de colonnes. Entre les buissons taillés, des fontaines pourvues de grandes statues colorés et d'apparence humanoïde la toisaient du regard. Alors que la jeune femme passait sous la voute d'une arche recouverte de plantes grimpantes, elle en remarqua enfin les habitants.
Une foule de jeunes gens s'était regroupé au d'une grande estrade recouverte d'un préau circulaire. Autant d'hommes que de femmes, aux visages fins et gracieux, leur traits parfaits, comme figés dans le marbre, se couturaient d'expressions malicieuses et joyeuses. Ils étaient revêtus d'amples toges tout aussi pâle que la chair qui recouvrait leur épiderme
Ils observaient au pied de la scène, une étrange machine à l'apparence métallique. Elle se constituait d'un banc assez long pour s'allonger et de deux paires de montants verticaux, reliés par une traverse. Chacune se voyait doté d'une rainure dans laquelle coulissait un couperet aiguisé. Alors qu'elle arrivait à hauteur des marches du palais, Alessia s'arrêta pour contempler à son tour la suite du spectacle.
Un imposant colosse à la barbe fournie et tressée d'or s'avança jusqu'au bord de l'estrade. Tandis que l'ensemble des spectateurs levaient le bras pour se démarquer, il désigna de l'index quelqu'un dans la foule. Tous s'écartèrent pour laisser passer la femme et lui permettre de grimper sur la scène. Là, sous le regard du barbu et de la foule, elle s'allongea sur le dos en dessous des montants. Le colosse tira en arrière le levier de la machine. Les couperets, libérées du mécanisme, chutèrent à toute vitesse.
La tête de la volontaire s'envola dans les airs, accompagnée d'une longue giclée de sang. La foule exulta de joie, aspergé par le fluide vital puis les spectateurs commencèrent à se jeter les uns sur les autres pour obtenir le privilège d'attraper le chef de la décapité. Sur l'échafaud, le colosse attrapa les deux portions restantes du corps, sectionné à hauteur de la ceinture et les balança depuis l'estrade. Une femme menue s'empara de la tête. Elle la porta aussitôt à sa bouche pour l'embrasser avant de la mordre pour déchirer sa chair. Après cela, tous basculèrent dans la folie, certains dégainèrent de petite lames et commencèrent à poignarder entre eux tandis d'autres usaient de leur propres membres pour participer à la mêlée. Mains griffues, dents acérées et poignard en os, bientôt les toges immaculées se tachèrent d'un océan de sang. Et chacun des spectateurs participaient avec allégresse, emplissaient les jardins de cri rauques et de rires gras
Tandis qu'Alessia observait l'horrible exécution sans prononcer le moindre mot, le monde autour d'elle se métamorphosa. Toutes traces de végétation, aussi bien dans les jardins que dans la plaine, avait disparu, laissant place à une étendue sombre et stérile. À l'horizon, la forêt se composait d'une légion de troncs minces et décharnées, la mer dans son sillage, d'une immense crevasse aride et sec. Les hommes et les femmes du jardin en ruine vieillirent de plusieurs décennie en l'espace de quelques secondes, la peau se plissa et se rida, les cheveux s'étiolèrent, les échines se recourbèrent. La chair se mit à pourrir et à noircir avant de totalement disparaître et ne laisser qu'un cimetière d'os.
Alessia franchit les marches et passa entre les colonnes renversées pour pénétrer à l'intérieur du palais abandonnée. Une épaisse couche de poussière recouvrait maintenant les dalles ternes du sol. Alors qu'elle aperçut au fond du hall un immense trône, l'intense lumière réapparut de nouveau pour l'engloutir.
2
Alessia se réveilla, libérée de l'emprise du rêve æthérique, allongée au sol sur une vulgaire paillasse. Ses yeux papillonnèrent tout autour d'elle, des voilures sombres et familières de la tente au fer accroché à sa cheville. On avait soigné son bras cassé, immobilisé par une attelle pour permettre à l'os de guérir. Elle remarqua la présence d'un seau d'eau pour se rafraichir, et d'un second, vide, pour ses besoins. Mais ce qui l'a surpris le plus fut le cercle métallique grossier et sertit d'une gemme qui enserrait son cou. La jeune femme se pétrifia d'effroi, il s'agissait d'un des jouets de prédilection de l'Inquisitorium lors de leurs chasses aux apostats : un næth.
Si une puissance supérieure devait bel et bien exister, celle-ci se gausserait d'elle sans nulle doute. Pitoyable Alessia, de nouveau captive, après les brigands de Vlaken et ceux des Terres sauvages, puis les gardes d'Arminia Valderiate, c'est la Legio Imperatorii qui avait fait main basse sur sa personne. Et cette fois-ci son Don avait été percé à jour, neutralisé. Elle avait la désagréable sensation d'avoir perdu un membre, comme si sa perception des couleurs s'était altérée, ou que son ouïe ne pouvait plus saisir la totalité de la mélodie des fréquences sonores. Elle se sentait triste, vide et amer, comme après avoir abusé de son Don, sans pour autant en avoir savouré l'extase.
La jeune femme resta un temps ainsi, à broyer du noir, quand tout à coup des pas s'approchèrent. Elle ne s'en rendit compte qu'au dernier moment, incapable de sentir l'aura de quiconque. Le voile s'écarta pour laisser apparaître une femme svelte caparaçonnée dans une armure d'or, sa longue chevelure blonde comme des poignées d'épis blés cascadant sous un casque à visage impérial. Les ailes repliées dans son dos ne la dérangeaient nullement, même dans les endroits plus exigus. La Shéraël se dressa face à Alessia puis retira son heaume. Dans ses traits, la jeune femme ne décela aucune trace des affres de la vieillesse mais son regard ne pouvait que trahir une certaine forme de sagesse. Ces prunelles, semblable à deux orbes d'or étincelantes qui irradiaient d'énergie æthérique, se posèrent sur elle.
— Je vois que le doctore et ses assistants ont fait leur œuvre. Moins d'une semaine suffira à ton bras pour guérir malgré le scellement de ton Don.
— C'était avant ou après ? Ou même pendant, après tout, lâcha Alessia.
— Pardon, je ne suis pas sûr de comprendre ?
— Que vous avez fouillé dans mon esprit. Après ou avant d'avoir décidé de me rafistoler ?
— Il n'y a jamais été question d'une telle chose. Les Shéraëls ne s'abaissent pas à ce genre de pratiques.
— Alors je vais devoir me préparer aux bonnes méthodes traditionnelles de la Légion en cas de capture d'un ennemi. La cure par l'eau, l'arrachage d'ongles...
— Je m'y suis opposée. Quant à obtenir d'éventuelles informations, l'état-major en sait déjà assez sur les Foudres de guerre et l'endroit où ils se terrent. Ce fameux Fort du Croc.
Comment est-ce possible ? D'éventuels espions s'étaient-ils introduits dans les Terres Sauvages pour rapporter de telles informations ? Ou s'agissait-il de survivants des mïsthyaris ? Impossible, depuis l'incident, Ivar et ses troupes surveillaient jour et nuit l'entrée du col du Cadhras.
— Alors pourquoi suis-je toujours de ce monde ? poursuivit la jeune femme.
— Le Sénateur De Castell compte ramener certains d'entre vous à Lancâstre pour vous faire juger devant le tribunal du Korvalys. Vous aurez le droit à un procès équitable et ce malgré la légion de vos péchés.
— J'ai menacé d'égorger son fils devant des dizaines de témoins. Et je suis une apostate. Le bûcher, c'est la seule chose qui m'attend, ou les piles. Me tuer dans les bois n'aurait été qu'acte de clémence.
— Les entrelacs des fils du destin demeurent impénétrables pour quiconque. Même l'âme la plus noire peut trouver le chemin jusqu'à la rédemption. Telle est la volonté de l'Empereur. Cette mort en entraînerait immanquablement une autre. Il est de mon devoir de ne pas interférer.
— Je ne vois ici qu'une énième fanatique qui cache ses intentions derrière des énigmes. Pourquoi les Shéraëls s'intéressent à un minable grief envers un noble de Korvalys.
— Cela ne te concerne plus. Je te conseille de te tenir tranquille. Mon nom est Synead – La séraphyne jeta un regard derrière son épaule – Je crois que d'autres souhaitent s'entretenir avec toi. À plus tard, âme brisée aux lames noires.
Alessia l'observa s'éloigner sans un mot. Âme brisée ? Que voulait-elle dire ? Alors qu'elle essayait en vain de déchiffrer les paroles mystiques de la Shéraël, un homme d'armes vint se planter devant elle. Il dégaina son glaive et lui ordonna de ne pas bouger d'un pouce. Varius Castellan émergea d'un rideau pour venir jusqu'à elle.
— J'imagine que nous pouvons remercier la providence, mercenarii. Ton plan ne manquait pas d'audace, mais il a échoué. Tes amis sont morts, enfin la plupart. Leurs jours sont comptés. Nous partirons bientôt pour les Terres sauvages.
— En effet, vous pouvez remercier la providence. Si j'avais su je n'aurais pas hésité une seule seconde à égorger votre fils et à me charger de vous ensuite.
Le sénateur fit signe à son garde du corps. Le revers de la botte heurta avec violence le visage d'Alessia. Elle valsa en arrière. Malgré la douleur insoutenable, elle s'interdit de crier.
— Cette insolence... Arenius m'avait prévenu – Il se rapprocha d'elle tandis qu'elle venait de se mettre à genoux, son nez ensanglanté. Il l'attrapa par le menton et força Alessia à soutenir son regard – Tu as raté ta chance. Estime-toi heureuse car une fois cette histoire réglée, nous nous occuperons de ton cas personnellement. La Shéraël ne sera pas toujours là pour te protéger.
— Je n'ai pas peur de vous.
— Tu devrais alors. Profite bien de ces quelques jours de répit.
Varius prit ensuite congé d'elle, son toutou immédiatement sur ses talons. De nouveau seule entre les toiles sombres de sa geôle, Alessia se servit du seau d'eau et du linge mis à sa disposition pour retirer le sang sur son visage. La rage couvait en elle et une seule pensée l'habitait maintenant : tuer les Castellans.
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