12 - Le Fort du Croc (2/2)
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Derrière la porte de la tour qu'elle venait d'entrouvrir, Alessia guettait le moment opportun pour passer à l'action. Une dizaine de mètres à découvert sur la muraille la séparait du corps de garde. Frolos patientait derrière elle, attendant le moindre signal de sa part. La mercenarii laissa glisser son regard jusque dans la cour. Lex, Kor et Rodan avançaient droit vers les Foudres de Guerre, boucliers vers l'avant et lames dégainées. Les brigands finirent par les repérer et l'un d'eux sembla crier quelque chose à la tour. Au même moment Chivéric et Eralf firent chanter leurs arcs depuis l'étage. Alessia inspira profondément, ouvrit la porte et se lança sur le chemin de ronde.
Grandes enjambées l'une après l'autre, Frolos sur ses talons, pas vraiment à la traîne mais pas aussi rapide qu'elle. Le Don bouillonnait déjà dans le for intérieur de la mercenarii, incapable d'en freiner la cru une fois le danger imminent. Le prochain obstacle se rapprocha à vitesse grand v. D'aucune façon elle ne se laissa distraire, n'accorda aucun regard à l'affrontement qui venait de commencer en contrebas. Loin à l'horizon, les rayons d'Astalyone gagnaient peu à peu en intensité. Une légère brise soufflait maintenant entre les silhouettes sinistres des Crocs. Le teint ocre des falaises contrastait avec la bleuté parfaite du ciel. Il ferait beau aujourd'hui.
Sans même y réfléchir, Alessia projeta son Pouvoir contre la porte qui fermait l'accès à la tour gauche du corps de garde. La manipulation du Don était une discipline qui requérait rigueur et patience ainsi qu'une précision d'orfèvre, la préparation son maître-mot. L'improvisation, son plus grand ennemi. Un esprit mal-préparé pouvait aisément se perdre lorsque l'afflux d'æther se répandait dans l'organisme. Les risques devenaient alors légion, dépendance æthérique, rupture psychique ou encore combustion spontanée. C'est pour cela que la plupart des Æthérian demeurait en arrière-garde lors des affrontements. Alessia n'avait jamais pu se plier à une telle façon de procéder.
Le bois plia, s'arracha, se pulvérisa comme si un boulet de canon venait de le frapper de plein fouet. Les meubles s'oblitérèrent et les murs de pavés tremblèrent. Un homme cria, projeté à toute vitesse contre le mur d'en face. Sa tête heurta la pierre si fort que son crâne en fut fêlé.
— Bon sang, qu'est-ce qu'il vient de se passer, souffla Frolos derrière la mercenarii.
Mais Alessia ne comptait pas s'en arrêter là. Le temps jouait contre eux. D'un bond elle traversa la pièce et se retrouva de l'autre côté pour franchir une seconde porte qui donnait accès à l'intérieur de la courtine. Deux brigands s'y trouvaient, arcs en main, s'apprêtant à tirer sur les assaillants en contrebas depuis les meurtrières. La mercenarii dégaina Crépuscule tandis qu'ils pivotaient dans sa direction. Elle esquiva le premier projectile d'une cabriole acrobatique vers l'avant. D'un large coup de taille, elle zébra de son acier le torse de son adversaire le plus proche. Il chancela en arrière tandis que le second dégainait une masse d'armes à ailettes en acier. Alessia fit revenir Crépuscule auprès d'elle et para la frappe verticale du bandit et lança aussitôt sa riposte. Elle frappa en quarte puis en sixte, fit pleuvoir une nuée de coups sur les défenses de son adversaire incapable de suivre la cadence. Elle finit par feinter d'un coup d'estoc au niveau du bas-ventre, se courba au dernier moment pour rediriger l'intérieur de sa lame derrière le genou et trancher. Le second bandit s'effondra à son tour, vaincu. Alors que la mercenarii s'apprêtait à l'achever, le premier des deux archers se releva. Braquemart vers l'avant, il se jeta sur elle. Avant de s'arrêter en pleine course, transpercé par le khopis de Frolos.
— J'avais bien dit tu aurais besoin de moi pour couvrir tes arrières, lâcha le Sudien après avoir extrait son glaive du malheureux.
— Merci mon frère – Alessia acheva rapidement le dernier bandit, se rapprocha du trou de l'assommoir et lança – Lex ? Rodan ? Comment ça se passe en bas ?
Un court silence, puis enfin une réponse.
— On vient de se débarrasser du dernier de ces bâtards, fit Lex visiblement essoufflé. Kor s'est pris un sale coup, il saigne comme une pucelle après la nuit de noces. Et vous ?
— Le corps de garde est sous contrôle, Capitaine. On ouvre la herse.
— Dépêchez-vous, ajouta Lex, j'en vois déjà d'autres rappliquer depuis l'intérieur du fort. On ne pourra pas les retenir longtemps. Et toujours aucun signe de Chivéric et d'Eralf.
Alessia et Frolos se rapprochèrent du treuil et commencèrent à remonter le mécanisme tandis que les Lames de Castell ouvraient les grandes portes du portail. Au même moment, une sombre silhouette émergea de la tour de gauche. La mercenarii leva la tête, un picotement traversant son échine. L'homme s'était déplacé sans un bruit, seul l'écho de son Don avait trahi sa présence. Longue chevelure ténébreuse tirée vers l'arrière, bas du visage camouflé par un foulard.
Elle le reconnut. l'æthérian de l'avant-poste. Comment était-ce possible ? Les souvenirs revinrent tout à coup en elle. L'homme qu'elle avait affronté sur les toits des ruines se tenait devant elle. Puis elle était tombée et avait perdu conscience. Et son adversaire avait disparu, de ses souvenirs comme des ruines. Avait-il profité de ce court laps de temps pour modifier sa mémoire et s'enfuir ? C'était la seule explication plausible.
— Frolos, termine tout seul. Je me charge de notre visiteur.
Alessia s'avança et dégaina de nouveau Crépuscule. L'homme avait déjà sorti son glaive. Recouvert de sang. Celui de Chivéric et d'Eralf. La mercenarii sentit la rage croître en elle. Elle lança sa psyché aux portes de celle de l'æthérian pour le sonder. Elle se heurta au néant, incapable de la ressentir. Pourtant le Pouvoir irradiait de tout son être mais quelque chose clochait dans son aura sans qu'elle puisse parvenir à le comprendre. C'était comme si la source de son Pouvoir ne provenait pas de lui mais d'autre part. Alessia se mit à remonter l'afflux d'æther pour en déterminer l'origine. Le lien disparut au même moment et l'æthérian se jeta sur elle.
Alessia releva sa garde, puisant dans son for intérieur, elle laissa le Don s'écouler librement en elle. Il fallait qu'elle en termine rapidement, sinon ses frères finiraient acculés derrière la herse. Cette fois-ci l'æthérian ne disposerait pas de l'effet de surprise. Elle le laissa prendre l'initiative. Le glaive voltigea dans sa direction d'une estocade rapide au niveau de la poitrine. La mercenarii pivota et se laissa glisser contre la lame, ses réflexes renforcés par son Pouvoir, asséna une frappe oblique à destination de la gorge de son adversaire. Il recula d'un pas et réajusta aussitôt son glaive à mi-hauteur pour contrer Crépuscule. Les épées s'entrechoquèrent avec violence. D'une torsion du poignet, l'æthérian fit tourner son fer pour briser les défenses d'Alessia. Mais cela la mercenarii le comprit bien avant. Elle riposta immédiatement et repartit l'assaut, enchaîna les frappes rapides. Elle se laissa totalement guider par son instinct de guerrière. L'homme recula à nouveau, contraint de rester sur la défensive, se fatiguait pour échapper aux morsures de Crépuscule. Elle gagnait du terrain, la victoire lui tendait les bras.
Confiante et désinhibée par le Don, Alessia se jeta de toutes ses forces à l'assaut, plus forte et plus rapide, sa perception infaillible. L'espace d'un instant le temps sembla même se ralentir autour d'elle. Alors que l'æthérian relevait sa garde une fois de plus, la mercenarii perçut une faille dans son jeu défensif. Voulant protéger à tout prix ses jambes, il abaissait inconsciemment son glaive, laissant à découvert l'espace d'une poignée de secondes le haut de son torse avant de se corriger. Un espace de temps infime pour un combattant ordinaire. Mais Alessia était loin d'être ordinaire. Elle attaqua plusieurs fois et le phénomène se produisit à nouveau. Elle fit mime de répéter le même coup et feinta au dernier moment, d'une fente piquée vers le buste de son adversaire pour donner le coup grâce.
Le retour à la réalité fut brutal. Son Don s'oblitéra comme aspiré en un instant. Son corps devint lourd et son esprit s'enflamma de douleurs. Elle eut la sensation de perdre une partie d'elle-même. L'æthérian esquiva à une vitesse surhumaine et frappa à trois reprises. Il venait de la prendre au piège. Le premier coup arracha Crépuscule de sa main, le second entailla sa cuirasse en cuir au niveau de l'abdomen, le troisième, renforcé par la toute puissance du Don, l'envoya voltiger dans les airs. Son dos se fracassa contre le mur à l'autre bout de la pièce. Elle était vaincue, et ce par sa propre force. La cotte en astelryte lui avait sauvé la vie mais elle ne pouvait rien contre la puissante décharge psychique que venait de subir son esprit. À moitié assommé et incapable de bouger, guère plus qu'une simple spectatrice.
La herse relevée, Frolos se dégagea du treuil. Il dégaina son khopis et se lança à l'attaque de l'æthérian. L'échange de coups fut bref, l'issue inéluctable. Le glaive transperça le torse du Sudien. Cependant ce dernier ne comptait pas se laisser mourir dans l'indifférence. Il poussa un cri et s'enfonça davantage sur la lame, attrapa sa dague pour poignarder l'homme au foulard. Mais l'æthérian se montra trop vif, il stoppa en pleine course le poignet du Sudien.
— Bordel fait quelque chose par la barbe de l'Empereur ! réussit à geindre Frolos en train de lutter. Ne me laisse pas crever comme ça !
L'ultime commandement de son frère d'armes eut l'effet d'un déclic sur la psyché de la mercenarii. Le brouillard disparut et son esprit s'éclaircit. Elle sut quoi faire. De l'autre main, Frolos venait d'agripper la cuirasse de l'æthérian pour l'empêcher de bouger. Alessia attrapa son arbalète, visa et appuya sur la détente. La corde vrombit et le trait virevolta. L'homme au foulard réussit à se libérer in extremis mais pas assez rapidement. La violence du coup le fit trébucher en arrière, le carreau transperçant la base de son cou. Alessia se releva et rechargea son arme en un éclair. Elle mit de nouveau le brigand en joue afin de l'achever une bonne fois pour toute. Elle tira. L'æthérian avait déjà disparu. Frolos s'écroula contre le treuil, le teint livide, une mare de sang en train de se former à ses pieds, le glaive toujours fiché dans son sternum.
— C'est aussi moche que ça ? réussit-il à articuler à l'approche de la mercenarii
— Évite de bouger et de parler. Je vais retirer la lame et arrêter l'hémorragie.
Elle s'agenouilla pour constater l'étendue des dégâts. Lui restait-il assez d'énergie pour accomplir un tel prodige ? En était-elle seulement capable ? Elle n'avait rien d'un guérisseur, ni le talent ni les connaissances.
— Ce n'est pas la peine, ma sœur, — Frolos la repoussa, l'air résigné et las — je suis foutu, je le sais très bien. Puis je ne ferai que te ralentir, je ne me sens pas capable de sauter depuis les créneaux.
— On va trouver une solution. Je ne peux pas t'abandonner ici. Nos frères nous attendent dehors.
— Si et c'est ce que tu vas faire. – Il se mit à hoqueter et malgré la douleur persistait à vouloir rester conscient - L'espèce de malade qui s'est jeté sur nous ne va pas tarder à revenir. Et on n'a encore une mission à accomplir. - Il resta silencieux quelques instants puis lança un regard grave à la mercenarii - Je vais lui préparer une petite surprise. Donne-moi l'explosif.
— Tu es sûre de vouloir faire ça ? Rien ne t'y oblige.
— Je n'éprouve aucune loyauté envers cet abruti en toge qu'est Arenius mais les Lames de Castell ont toujours été bonnes envers moi. Je paye ma dette. Part maintenant ! Laisse-moi ! Dit à mon frère que je l'attendrais de l'Autre côté !
Le cœur d'Alessia se serra quand elle glissa la petite boule dans la paume de la main de Frolos. D'une pichenette de sa psyché elle en alluma la mèche. Puis elle se leva, jeta un dernier regard vers le Sudien et commença à remonter l'échelle qui donnait accès au chemin de ronde du corps de garde. Elle ouvrit la trappe et se hissa à l'air libre. Elle espérait que les autres avaient eu le temps de traverser le portail car il était trop tard pour qu'elle le vérifie par elle-même. La mercenarii s'approcha des créneaux, déroula son grappin puis coinça les crochets entre les blocs de pierres. Prête, elle se jeta dans le vide et se laissa glisser contre la corde.
La descente fut rapide et le choc à l'arrivée brutal, bien qu'en grande partie atténué par le Don. Sans celui-ci, Alessia se serait tout bonnement fracassée au sol. Elle brûla les dernières parcelles de son käes pour se relever. Elle se mit à courir aussi vite qu'elle le put. Derrière elle, le portail du corps de garde explosa.
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